Tara Polar Station : « Nous avons visé la fiabilité »

Sa coque présente la même teinte aluminium brut que la goélette Tara, et le orange signature de la Fondation Tara Océan. Pour le reste, la station polaire dérivante Tara Polar Station, officiellement baptisée le jeudi 24 avril dans son port d’attache de Lorient, est un navire qui ne ressemble à aucun autre. Mer et Marine l’a visité.

Deux Tara amarrés l’un derrière l’autre, non pas à la Cité de la Voile mais au bien nommé ponton de la Découverte, récemment inauguré au Péristyle. Nous sommes à Lorient, port d’attache de l’historique goélette, sur le départ pour plusieurs escales de sensibilisation et d’engagement politique en amont de la Conférence des Nations unies sur l’océan à Nice, en juin prochain. Et de la station dérivante Tara Polar Station, arrivée le 13 avril en provenance des chantiers CMN de Cherbourg, son lieu de construction, pour son baptême.

La créatrice de mode et mécène Agnès b. et Thomas Pesquet ont été choisis pour être ses marraine et parrain. La première est cofondatrice de la Fondation Tara Océan, et on ne présente pas le second, qui a accepté d’endosser ce rôle à la demande de Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan. Thomas Pesquet voit dans la station polaire de nombreuses similitudes avec sa propre expérience d’astronaute à bord de la Station spatiale internationale : « isolement, recherche scientifique en milieu extrême, dynamique de l’équipage, réparations quand votre vie en dépend… ». Il salue « un projet un peu fou qui aurait pu ne jamais voir le jour, un peu comme dans le spatial ». L’alignement des planètes (et 21 millions d’euros, dont 13 de fonds publics au titre de France 2030) ont permis que l’histoire commence à s’écrire.

 

La genèse

 

Tout commence en 2006, quand la goélette Tara se laisse prendre dans les glaces pour une première expédition en Arctique, zone bien moins étudiée que le continent Antarctique et sa myriade de stations polaires, dont la française Dumont d’Urville et la franco-italienne Concordia. Une expédition de 507 jours dans le sillage de la mythique dérive du Fram, menée par le Norvégien Fridtjof Nansen entre 1893 et 1896, en utilisant la dérive de la banquise créée par le courant marin de l’océan Arctique, le courant transpolaire.

 

© Noaa

Cette première expérience donne des idées à Etienne Bourgois, président de la Fondation Tara Océan, qui imagine en 2014 un navire spécifiquement conçu pour aller dans l’Arctique, dont la forme ronde lui permettrait de ne pas être arrêté par les glaces. La mission est confiée à partir de 2020 à l’architecte naval Olivier Petit (Mauric), l’architecte de la goélette Antarctica devenue Tara, imaginé comme un Fram du XXe siècle. 

 

Jusqu’à 9 nœuds

 

Mais entre le croquis et la réalisation, il a fallu comme souvent faire des choix. Premier renoncement : la forme ronde du bateau, retrace aujourd’hui Olivier Chavane, assistant à la maîtrise d’ouvrage chez Capgemini Engineering, l’un des principaux partenaires techniques du projet. « Le problème d’un bateau rond, c’est qu’il peut avancer droit, mais quand il part, il part en vrille. Nous avons donc opté pour une forme oblongue ».

 

© Charlotte David – Mer Et Marine
Olivier Chavane, assistant à la maîtrise d’ouvrage chez Capgemini Engineering.

 

Le transit de trois jours entre les chantiers CMN de Cherbourg et le ponton de la Découverte a permis de vérifier la tenue à la mer et l’habitabilité de la station dérivante, qui a donné pleine satisfaction, s’agissant notamment du bruit du moteur, que l’on n’entend pas dans le carré, et la vitesse : « Nous espérions atteindre 8 nœuds et nous sommes montés à 9 ». Compte tenu de sa forme, Tara Polar Station « roule un peu mais passe très bien la mer, elle a par exemple très bien géré 2 mètres de creux », confirme Martin Hertau, l’un des deux capitaines. Mais de très nombreux tests seront encore nécessaires pour valider structures et systèmes, en conditions polaires. 

 

© Charlotte David – Mer Et Marine

 

C’est en effet la raison d’être de ce navire à la ligne innovante, mais qui intègre « des technologies classiques et éprouvées, pour limiter les risques liés aux conditions extrêmes d’une dérive de 18 mois au pôle Nord », résume Olivier Chavane. Tara Polar Station n’est pas qu’un geste architectural : c’est un navire scientifique de 16 mètres sur 26, conçu pour la navigation et la dérive dans les glaces de l’océan Arctique, qui embarquera six scientifiques, la moitié de l’équipage de 12 personnes (en hiver, jusqu’à 18 en été).

 

Le défi de l’isolation

 

La station polaire compte quatre niveaux. La timonerie se situe au deuxième et dernier niveau de la géode, qui surplombe la coque dont la forme rappelle une bouée. « C’est un bateau construit selon les normes Code polaire et marine marchande, et classé Ice Glass 1A Super », la certification glace la plus élevée selon la classification finno-suédoise, reprend Martin Hertau, devant sa passerelle. « On y trouve tout ce qui existe sur n’importe quel cargo, avec quelques spécificités pour ce qui concerne la gestion de la glace », comme ce filtre conçu pour la détection des glaces installé sur l’un des deux radars, ou un système de dégivrage des radars, des vitrages, des portes, des grilles d’aspiration, de la prise eau de mer avant… »

 

© Charlotte David – Mer Et Marine

 

« C’est pour s’assurer que l’on puisse toujours aspirer de l’eau à l’état liquide, pour les pompes à incendie ou l’osmoseur », destiné à potabiliser l’eau de mer, complète Loïc Vallette, l’autre capitaine de Tara Polar Station. L’isolation contre le froid extrême a été l’un des nombreux challenges posés à Ludovic Marie, responsable du projet chez CMN : « Nous avions deux sujets : tenir un delta de 40°C entre une température moyenne extérieure de – 22°C et intérieure de 18°C, en limitant la production d’énergie, et éviter la concentration de glace dans l’isolation parce que quand le navire revient sous nos latitudes, il pleut à l’intérieur ».

 

© Charlotte David – Mer Et Marine
Ludovic Marie, responsable du projet aux CMN.

 

20 mm d’épaisseur

 

Le dimensionnement de la coque, dotée d’un squelette très dense et très épais, et recouverte d’une « peau » en aluminium de 20 mm (« plus du double d’un navire classique »), la sécurisation du stockage de kérosène nécessaire au ravitaillement d’un hélicoptère (« la station étant en autonomie dans la zone polaire, on doit pouvoir venir secourir un équipage en cas d’événement sanitaire »), et le sujet de la ligne propulsive du navire ont également mis au défi concepteurs et constructeur (200 personnes impliquées à CMN, pour 150.000 heures de travail).

 

© Charlotte David – Mer Et Marine

 

Concernant cette dernière, « nous avons visé la fiabilité, il y avait suffisamment de complexité pour qu’on n’en rajoute pas », plaisante Loïc Vallette dans la salle des machines, divisée en deux parties. « Comme l’impose le Code polaire, il y a beaucoup de redondance, sauf pour la propulsion puisque la vocation du bateau, c’est avant tout la dérive arctique ». Le moteur fonctionne au diesel marin classique, « mais nous utiliseront également du HVO (Hydrotreated Vegetable Oil). C’est celui que l’on emploiera au maximum, pour minimiser notre empreinte carbone ». Un litre de ce biocarburant de synthèse, produit à partir d’huiles végétales ou de déchets organiques, « génère 80% de particules fines et 60% de CO2 en moins qu’un carburant classique », indique Martin Hertau. Une éolienne et des panneaux solaires contribueront, quand les conditions le permettront, à soulager le réseau de bord.

 

Polaris I

 

Une première campagne de tests dans le détroit de Fram, entre le Svalbard et le Groenland, sera menée cet été. Elle servira notamment à éprouver la moonpool, cette ouverture verticale qui traverse la coque de la station et donne un accès direct à l’eau, et les divers instruments (rosette, robot téléopéré, drone sous-marin…) qui seront embarqués au fil des expéditions. Un consortium de 30 centres de recherche issus de 12 pays a été monté pour la première, Polaris I, qui s’élancera à l’été 2026. Les six scientifiques à bord auront cinq laboratoires à leur disposition, pour mener leurs recherches. Objectif : « mieux comprendre l’impact du changement climatique en Arctique, qui se réchauffe trois à quatre plus vite que la moyenne mondiale et que l’on considère à ce titre comme une véritable sentinelle », rappelle Marcel Babin, océanographe et directeur de recherche CNRS, qui coordonnera Polaris I. 

Source : Mer&Marine