La route du carbone vers les abysses
31 octobre 2022
31 octobre 2022
Les océans jouent un rôle crucial dans le ralentissement du réchauffement climatique. Jusqu’à présent, ils ont détourné vers leurs abysses le tiers des émissions de CO2 de l’humanité. Toutefois, les mécanismes qui régulent cet immense aspirateur de carbone recèlent encore bien des secrets pour les scientifiques.
Sur une plage de Cape Cod, non loin de l’Institut d’océanographie de Woods Hole (WHOI), une volée de cormorans et de mouettes plongent habilement dans l’eau et en ressortent avec du poisson plein le bec. Les marées déposent sur le rivage des limules, arthropodes bruns tout droit sortis de la préhistoire.
Les couches supérieures de l’océan sont pleines de vie. Le soleil permet la croissance d’algues microscopiques qui absorbent le CO2 dissous dans l’eau. Ces algues sont à la base de la chaîne alimentaire. Quand les animaux qui les mangent meurent ou défèquent, les résidus — très riches en carbone — tombent vers le fond des mers.
On surnomme ces particules la « neige marine », souligne Ken Buesseler, un chercheur en chimie qui accueille Le Devoir dans son laboratoire du WHOI. Tout en livrant ses explications, M. Buesseler agite les doigts pour imiter de doux flocons qui tombent en virevoltant. La chute de neige marine est le plus important vecteur de carbone de la surface vers les profondeurs de l’océan.
Notons toutefois que toute la neige marine n’atteint pas le fond des mers. La majorité des flocons font le régal des habitants de la « couche crépusculaire » (« twilight zone » en anglais), qui s’étend d’environ 100 à 1000 mètres de profondeur. Poissons, zooplancton, crustacés et calmars l’interceptent et s’en nourrissent.
Les animaux de la couche crépusculaire influencent d’une seconde manière les flux de carbone : chaque nuit, ils visitent la surface de l’océan pour y manger des algues, à l’abri des prédateurs grâce à la noirceur. Il s’agit, selon les biologistes, de la plus grande migration sur la planète en matière de biomasse. Et cet ascenseur rapide, à dos de crevette, constitue un second vecteur très important de carbone vers les abysses.
Par ces deux mécanismes, des milliards de tonnes de carbone sont transportées chaque année vers le fond des mers, où elles demeurent isolées de l’atmosphère pendant des siècles. Ces phénomènes avaient déjà cours naturellement avant que les humains émettent des gaz à effet de serre, mais ils sont maintenant passés en vitesse supérieure.
Il est toutefois ardu de savoir si, avec les changements climatiques ou la surpêche, le cycle du carbone dans les mers va se transformer. « Je travaille sur ces questions depuis 35 ans, mais c’est très difficile à dire en raison des nombreux chemins que peut emprunter le carbone dans l’océan », indique M. Buesseler.
Les flux de carbone varient énormément selon la géographie, la température, la saison, etc. Afin d’expliquer ces variations, l’équipe de M. Buesseler veut multiplier les mesures de débit de neige marine dans différents environnements. Pour y arriver, elle mise depuis quelques années sur des caméras sous-marines.
« Avec une caméra, nous avons des informations sur ce qui se passe à l’intérieur de l’océan 24 heures sur 24, sept jours sur sept », lance avec enthousiasme Elena Ceballos Romero, une chercheuse postdoctorale du WHOI, interviewée par vidéo depuis l’Europe, où elle participait à des conférences scientifiques.
En août dernier, Mme Ceballos Romero est montée à bord du RV Endeavor, un navire de recherche, qui voguait dans l’Atlantique Nord-Ouest afin de réaliser plusieurs missions scientifiques sur la couche crépusculaire. Elle était responsable du Twilight Zone Explorer, un véhicule sous-marin autonome pouvant descendre jusqu’à̀ 6000 mètres de profondeur, équipé d’une caméra à haute définition.
Le principe est simple : la caméra est orientée vers le haut. Quand les particules tombent, elles échouent sur sa lentille. Grâce à l’image récoltée au fil des heures, des jours ou même des mois, les experts peuvent compter les flocons de neige marine, mesurer leur taille et deviner leur nature. Le contenu en carbone peut ensuite être estimé.
« Notre équipe est allée sur le navire l’an dernier [en juillet 2021], mais nous n’avions vu que de très faibles mouvements de carbone. Cette année, en revanche, nous avons observé des flux très forts, mais nous ne savons pas encore pourquoi », raconte la jeune chercheuse. Le moment de la croisière, en août plutôt qu’en juillet, pourrait être en cause, mais ce n’est qu’une hypothèse.
Des méthodes plus traditionnelles permettent aussi de mesurer le débit de neige marine. Les « pièges à sédiments », par exemple, consistent en des gobelets installés à certaines profondeurs, qui récoltent tout ce qui y tombe. Toutefois, ces approches exigent maintes manipulations des chercheurs. Avec les caméras, l’objectif ultime est de déployer des dizaines de robots autonomes qui pourraient enregistrer des données pendant des mois.
Les connaissances sur les flux de carbone dans l’océan ne servent pas uniquement à faire avancer la science fondamentale. Elles s’inscrivent aussi dans un corpus de science appliquée visant à déterminer s’il est possible de stimuler artificiellement la séquestration de carbone par les océans. L’idée consiste à « fertiliser » les mers avec du fer, un élément nutritif essentiel dont la rareté limite souvent la croissance des algues microscopiques près de la surface.
La géo-ingénierie est évidemment controversée : l’humanité blessera-t-elle la planète davantage en tentant de la guérir ? M. Buesseler, qui s’intéresse à la fertilisation par le fer depuis des années, croit qu’il faut évaluer les répercussions de cette approche sur les écosystèmes marins, mais estime que la crise climatique est trop grave pour rester les bras croisés.
Il a donc créé un groupe, Exploring Ocean Iron Solutions, qui regroupe des dizaines de scientifiques et dont l’objectif est d’évaluer, en toute objectivité et dans un cadre éthique établi, si la fertilisation par le fer en vaut la chandelle. « L’idée, explique-t-il, c’est de faire de la recherche avant que quelqu’un commercialise un projet stupide pour de mauvaises raisons. »
Par le passé, des initiatives ont permis d’évaluer dans quelle mesure l’ajout de fer dope la croissance des plantes (et donc l’absorption de CO2) à la surface. La prochaine étape consiste à comprendre, dans différents environnements marins, quelle proportion de ce carbone traverse la couche crépusculaire vers le fond des mers. « Nous devons absolument nous assurer que nous ne surestimons pas les bénéfices de cette approche », conclut M. Buesseler.