Voiles et Voiliers : Quand et comment a-t-on fait le lien entre l’artificialisation des zones côtières et l’érosion de la biodiversité ?
Marc Bouchoucha : C’est quelque chose de très ancien. On retrouve des publications datant des années 1980 où l’on met déjà en évidence, qu’une des principales causes de l’érosion de la biodiversité côtière, c’est l’artificialisation du trait de côte. Ce n’est donc pas quelque chose de nouveau.
Voiles et Voiliers : Il n’y a rien eu de fait depuis pour l’empêcher ?
Marc Bouchoucha : Si, bien sûr. Il y a eu des lois qui limitent l’artificialisation du trait de côte. Aujourd’hui, on n’a pas le droit d’y construire n’importe quoi, n’importe comment. Lorsque l’on parle de stratégie de protection de la biodiversité, de manière générale, on a deux grandes catégories : la première, c’est la réglementation ou la protection. Ce que l’on fait depuis l’après-guerre. La deuxième, c’est la restauration. Elle n’intervient que quand on a dégradé l’écosystème à tel point, qu’il n’est alors plus capable de revenir sur sa trajectoire naturelle. Il a perdu sa capacité de résilience.
On a d’un côté la Corse qui n’a quasiment pas été touchée et de l’autre Monaco où le taux d’artificialisation grimpe à 90 %
Voiles et Voiliers : Certaines zones ont été entièrement modifiées depuis bien longtemps déjà…
Marc Bouchoucha : Oui tout à fait. Si l’on prend l’exemple de la petite rade de Toulon, l’artificialisation date de Louis XIV ! Donc quand on a commencé à s’intéresser à ces questions, c’était déjà un milieu qui était 100 % artificiel. En revanche, si on regarde l’ensemble du littoral méditerranéen, on se situe entre 11 % et 13 % d’artificialisation. Il y a donc encore des espaces qui n’ont pas été modifiés. Mais il y a aussi une grande hétérogénéité. On a d’un côté la Corse qui n’a quasiment pas été touchée et de l’autre Monaco où le taux d’artificialisation grimpe à 90 %.
Un navire gazier est guidé par des remorqueurs, au terminal de Montoir-de-Bretagne. | OUEST FRANCE
Aujourd’hui, la situation est stabilisée. Mais on a encore des constructions de ports et de digues qui vont se faire. Face à l’érosion du littoral, on veut aussi protéger nos côtes. De plus en plus, de par le monde, on essaie de donner un intérêt à ces ensembles. J’ai parlé des grands ouvrages mais ça peut aussi être des tout petits ouvrages, comme par exemple les bouées qui marquent la bande des 300 m. Plutôt que de mettre un bloc de béton tout bête au fond, les sociétés essayent aujourd’hui de mettre des structures plus complexes, de suspendre aux bouées des cagettes qui pourraient aussi servir de refuge à la biodiversité. Il y a plein de solutions qui existent.
L’impasse des récifs de pneus
Voiles et Voiliers : À quand remontent les premières tentatives de restauration ?
Marc Bouchoucha : Dans la restauration, il y a eu un moment où l’on a voulu créer des habitats artificiels. Parfois dans un but de restauration, parfois dans un objectif de production halieutique pour la pêche. Plein d’expériences ont été faites, parfois un peu loufoques. On s’est dit qu’on allait valoriser les déchets, donc en créant des récifs avec des pneus ou en immergeant des carcasses de voitures (dans le Golf Juan, un récif constitué de 25 000 pneus avait été immergé dans les années 80. Il a été depuis démantelé, ndlr). On s’est rendu compte que ce n’était pas forcément la meilleure idée. C’est souvent comme ça : on avance, mais un peu plus vite qu’on ne réfléchit.
Voiles et Voiliers : Quel était le principal problème de ces « solutions » ?
Marc Bouchoucha : Le relargage de contaminants, et un pneu peut en larguer énormément dans son milieu. Mais c’est aussi des matériaux qui ne sont pas forcément adaptés à la colonisation par des organismes. Ce n’est pas parce qu’il y a un trou dans le pneu, qu’il y a forcément des organismes vivants qui vont trouver sympa de s’y installer. Donc ça n’a pas apporté grand-chose. Pareil pour les carcasses de voitures. Ils avaient imaginé à l’époque, que cela pourrait être intéressant comme le serait une épave de bateau. Mais non. Elle finit par s’effondrer assez rapidement, ça reste aussi quelque chose d’assez plat. Cela ne présente pas d’intérêt particulier.
Herbiers artificiels tendus le long d’un quai du port de La Ciotat. | DUGORNAY OLIVIER / IFREMER
Voiles et Voiliers : Quel est le sens de vos recherches dans ce contexte ?
Marc Bouchoucha : Nous, nous travaillons sur l’écologie de la restauration. C’est-à-dire que l’on travaille sur le fonctionnement des écosystèmes. Cela peut être des écosystèmes abîmés, mais aussi d’autres qui fonctionnent bien. On essaye de voir comment on peut mettre un écosystème abîmé sur une trajectoire favorable. On ne va pas dessiner une nurserie, mais on va les intégrer dans nos recherches et nos solutions. On voit comment on peut les associer entre elles notamment, pour rechercher l’efficacité maximale.
Voiles et Voiliers : Quels sont les moyens d’agir aujourd’hui ?
Marc Bouchoucha : Quand on prend l’exemple d’une zone artificialisée, on a trois types d’impact : Le premier, c’est que quand vous construisez un port, vous allez écraser tout ce qui se trouve en dessous et le détruire. Ça, c’est l’impact direct. Le deuxième, c’est que ces zones sont le réceptacle de tout un tas de contaminations. Cela vient des eaux issues du ruissellement, des bateaux qui y stationnent, etc. La troisième chose, c’est qu’une fois que le système est stabilisé, on a une biodiversité qui pourrait recoloniser, mais qui fait face à un environnement qui est très homogène, très lisse. Un quai en béton offre peu d’aspérités pour se cacher.
L’idée qui a germé, et qui n’est pas récente, c’est de se dire que c’est peut-être ce qui limite le plus la recolonisation. On a donc voulu recréer de la complexité. On peut le faire directement à la construction de la structure, en y ajoutant des formes plus complexes, soit l’ajouter plus tard. Cela peut être des cages métalliques contenant des coquilles d’huîtres, des faux herbiers en bioplastique ou en fibres de coco, des systèmes en bois, etc. Il y a plein de solutions qui existent aujourd’hui. Mais l’idée est toujours la même, créer une structure complexe dans laquelle les animaux vont pouvoir trouver un abri et se constituer une cachette.
Le chercheur Marc Bouchoucha en opération de filtration d’échantillons d’eau de mer prélevés dans plusieurs ports de Corse, pour l’analyse de la contamination chimique. | DUGORNAY OLIVIER / IFREMER
Voiles et Voiliers : Comment est-ce que c’est pris en compte par ces animaux ?
Marc Bouchoucha : Nous, la première question que l’on s’est posée, c’est de savoir s’il allait vraiment se passer quelque chose. L’interrogation c’était de savoir si cela suffirait, ou si la pollution chimique empêcherait de toute façon toute recolonisation. On s’est vite rendu compte que, contrairement à ce qu’on pouvait imaginer, il y a une colonisation qui se faisait. On a ensuite comparé à un ouvrage qui n’était pas équipé de ces nurseries. Et on s’est rendu compte que la biodiversité était beaucoup plus importante sur les structures complexes que sur les structures nues. On avait beaucoup plus d’espèces, mais aussi en plus grand nombre.
J’ai pu voir au bout de quelques mois, parfois quelques semaines, une quarantaine d’espèces s’installer
Voiles et Voiliers : Sur quel intervalle de temps ce changement est-il visible ?
Marc Bouchoucha : Je plonge personnellement toutes les semaines, depuis l’installation de ce type de nurserie sur les quais de l’Ifremer. Et dans le suivi que je fais, j’ai pu voir au bout de quelques mois, parfois quelques semaines, une quarantaine d’espèces s’installer. Ce sont à la fois des espèces « commerciales », mais aussi des espèces que l’on n’a pas trop l’habitude de voir dans les ports et même d’autres considérées comme en danger. J’ai une population de corbs par exemple, une espèce sur laquelle il y a un moratoire (Espèce de la famille des Sciaenidés, qui bénéficie d’un moratoire interdisant sa pêche depuis 2014, selon L’office français de la biodiversité), qui s’est installé dans les nurseries artificielles dans le port de Toulon.
Après, c’est un peu l’inconnue. Nous, on les observe, on les compte et on les voit grandir, donc c’est plutôt positif. Mais la question c’est de savoir s’ils vont être capables de rejoindre les populations adultes au large et avoir un impact positif sur ces groupes. Parce que l’objectif c’est bien de faire grandir les populations à l’extérieur, pas de créer des populations dans le port.
Plongée sur les écoblocs des enrochements du polder dédié aux EMR à Brest. | DUGORNAY OLIVIER / IFREMER
Voiles et Voiliers : Il y a des études là-dessus ?
Marc Bouchoucha : On est en train de travailler dessus. C’est ce qu’on appelle la « connectivité », comprendre les interactions entre l’intérieur et l’extérieur du port. Là, on est en train de travailler, notamment à l’Ifremer, sur la génétique de ces populations pour pouvoir faire des comparaisons. On va pouvoir savoir s’ils sortent où s’ils tournent en rond.
On s’est aussi demandé si on n’était pas en train de produire des poissons pollués.
Voiles et Voiliers : Ces nurseries n’ont en revanche pas d’impact sur la pollution ?
Marc Bouchoucha : Si ça peut jouer là-dessus aussi. Au vu des premiers résultats, on s’est aussi demandé si on n’était pas en train de produire des poissons pollués qui vont ensuite polluer l’extérieur. Donc on a fait des premières mesures de contaminants, en nous et nous n’avons pas trouvé de niveaux de contamination très importants. La première explication serait liée au fait qu’ils ne passent pas énormément de temps dans le port. La deuxième chose c’est de comprendre si ça ne va pas tout de même avoir un impact sur la vie future du poisson, sur sa capacité à se nourrir et à se reproduire. C’est le sens des travaux en cours. Comprendre comment ils se sont adaptés et pourquoi est-ce qu’ils viennent ici et pas ailleurs. Voir jusqu’à quel degré de pollution ils sont capables de s’adapter aussi.
Quand on fait de la restauration, la première chose c’est de limiter au maximum les pressions (pollutions). Tous les ports inscrits dans ces démarches essayent d’avoir le label « port propre » et actif en biodiversité. Mais il faut déjà commencer par le port propre.
Voiles et Voiliers : C’est ce qu’on appelle de la restauration passive ?
Marc Bouchoucha : La restauration passive, c’est réduire les pressions et laisser l’écosystème évoluer tout seul. La pression foncière, l’impact direct, on n’y peut plus rien. Par contre, on peut réduire la pollution. On peut créer des aires de carénage. On peut empêcher les usagers d’envoyer leurs déchets directement dans le port. On peut mettre en place un système de récupération des eaux grises, etc.
À Brest, des écoblocs destinés à recréer des flaques d’eau à marée basse, ont été intégrés eux enrochements du polder dédié aux EMR. | DUGORNAY OLIVIER
Voiles et Voiliers : Est-ce que vous sentez une écoute dans le milieu ?
Marc Bouchoucha : De la part des gestionnaires de port, oui, clairement. Je travaille par exemple beaucoup avec les gestionnaires de ports de la rade de Toulon. Ils viennent aux réunions d’information organisées à l’Ifremer et on a un vrai échange avec eux. Ce sont des gens concernés. Quand j’ai commencé en 2010-2011, je n’ai pas l’impression qu’ils étaient aussi sensibles à ces questions-là. De mon point de vue, je vois une évolution très positive dans la prise en compte de la biodiversité, dans la gestion des zones portuaires.
Voiles et Voiliers : C’est le cas aussi dans les nouveaux ouvrages ?
Marc Bouchoucha : On prend de plus en plus l’écoconception à la base du projet. Il y a des réflexions sur des extensions de ports, où l’on va intégrer des écoblocs, des cuvettes artificielles remplies par les vagues ou la marée, directement dans la construction des digues. Elles ont une grande importance pour des tas d’espèces. On peut voir ça partout dans le monde, mais en France, on en a déjà à Argelès et à Brest par exemple.
Source: Voiles