Environnement : « Nous n’aurons pas d’océan de rechange ! »
7 octobre 2022
7 octobre 2022
Lors de l’été caniculaire que nous venons de connaître, la température de l’eau des côtes de la Méditerranée a été exceptionnellement élevée. Comment l’expliquez-vous ?
Le réchauffement climatique en est la cause. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau, il est juste croissant. Cela fait des années que l’on parle dans la Méditerranée orientale de provinces lessepsiennes, du nom de Ferdinand de Lesseps, l’homme du canal de Suez. Car par le canal de Suez, les poissons de la mer Rouge, où l’eau est plus chaude, ont colonisé une partie du Bassin méditerranéen. Sous l’impact du réchauffement climatique, les mers sont plus chaudes, ce qui explique une partie de l’érosion marine et une modification de la faune et de la flore : davantage de méduses et de poissons de la Méditerranée remontent vers le nord. Et pour y remédier, il faut produire moins de CO2.
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : Réparer la mer pour sauver l’homme », 2022. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Lors de sa conférence à Lisbonne, du 27 juin au 1er juillet, l’ONU a appelé à agir face à l’état désastreux de l’océan. Cent pays s’engagent à atteindre au moins 30 % d’aires marines protégées d’ici à 2030. Est-ce réalisable, sachant qu’au mois d’août les négociations ont patiné ?
C’est une question de volonté. Décréter des aires marines protégées, c’est bien, mais si vous n’avez rien pour assurer la surveillance, elles ne sont pas protégées. Il ne s’agit pas seulement de protéger nos océans, il faut surtout émettre moins de CO2. La mer en absorbe 30 %, et la menace majeure est l’acidification des océans qui émane de ces émissions. La priorité étant la lutte contre nos émissions de CO2, la COP21 a certes pris des engagements, mais on voit qu’ils ne sont pas tenus.
Il existe des espaces, comme les Maldives, où 80 % du territoire n’excède pas 1 mètre d’altitude. Ils sont donc menacés par la montée des eaux. Que préconisez-vous
Outre les Maldives, il y a le cas du Bangladesh, qui compte plusieurs dizaines de millions de personnes sur le littoral. Deux mouvements d’ampleur tectonique contradictoires se font face. On observe d’un côté une concentration de la population mondiale sur les zones côtières : en 2050, il y aura environ 10,6 milliards d’individus sur Terre, et 80 % d’entre eux seront concentrés sur une bande littorale d’une largeur de 75 kilomètres. Or, la mer monte en raison du réchauffement climatique. Comme tout corps physique, plus la mer est chaude, plus elle se dilate.
Le réchauffement climatique amplifie aussi les perturbations climatiques. Si vous prenez la zone antillaise, vous n’avez pas plus de cyclones qu’auparavant, mais ce sont des cyclones bien plus violents, et cela provoque une majoration de l’érosion maritime. Par ailleurs, après l’eau et l’air, le troisième grand défi mondial du XXIe siècle, c’est celui du sable. On pense que le sable est infini, car il y a le sable du désert. Dans certaines zones de l’océan, les plages ont disparu, car des prélèvements de sable en mer ont conduit celle-ci à reprendre le sable qui lui a été pris. Il ne faudrait pas, en plus du réchauffement climatique, que le prélèvement de granulats marins – s’il n’a pas été auparavant parfaitement établi au niveau de la courantologie – n’amplifie encore l’érosion. Quand Pékin crée quelques kilomètres carrés sur la mer, ce sont des kilomètres cubes de sable et de granulats marins qu’il prend à des Etats qui n’ont que cela à vendre.
« Si l’océan n’absorbait pas 30 % de nos émissions de CO2, nous aurions une pratique du masque bien plus ancienne, car davantage de difficultés respiratoires et des problèmes immunitaires. »
L’humanité est confrontée à une urgence océanique avec l’exploitation des ressources de la mer et son impact sur la biodiversité. Quelles sont les mesures à prendre pour sortir de cette urgence ?
D’abord, il faut apprendre à connaître la mer. Il y a quinze-vingt ans, on croyait avoir la connaissance de 15 % à 20 % de la faune et de la flore marines. En 2022, on n’en est plus là, avec le développement de ce que l’on appelle la métagénomique, qui consiste à faire le séquençage non pas de gènes isolés mais de gènes croisés, ce qui démultiplie les possibilités. Les scientifiques considèrent que l’on ne connaît sans doute pas plus de 3 % de la microbiologie marine. Provoquer une rupture d’équilibre au niveau de l’océan par l’acidification, c’est détruire un univers dont on ne connaît pas plus de 3 % ! Or, cet univers contient toutes les molécules de vie, et ce potentiel extraordinaire doit absolument être préservé !
Ensuite, ce ne sont pas les océans qui sont menacés – ils ont déjà vécu à 360 °C –, mais l’humain : à 42 °C, il ne peut plus vivre. Sans l’océan mondial, nous ne pourrions pas vivre. C’est pour cela que, lorsque l’on explore l’espace pour savoir si la vie existe sur d’autres planètes, on regarde d’abord s’il y a de l’eau, car nous en sommes issus. L’océan nous rend des services extraordinaires : il produit 50 % de l’oxygène que nous respirons.
Deuxième avantage, si l’océan n’absorbait pas 30 % de nos émissions de CO2, nous aurions une pratique du masque bien plus ancienne, car davantage de difficultés respiratoires et des problèmes immunitaires. Sauf que l’absorption de ces 30 % d’émissions de CO2 provoque ce que l’on appelle l’acidification des océans. Si les océans pouvaient parler, ils nous diraient en quelque sorte : « Arrêtez d’émettre autant de CO2, car cela -provoque une rupture d’équilibre. »
Selon une étude publiée en 2021 par la revue Microplastics and Nanoplastics, il y aurait 24 400 milliards de microparticules de plastiques dans les mers, soit cinq fois plus que les précédentes estimations. Que préconisez-vous contre le plastique ?
Il faut aller vers d’autres types de plastiques, comme les matières biodégradables à partir d’algues. Les continents de plastiques sont au nombre de cinq au dernier pointage – deux dans l’océan Atlantique, deux dans l’océan Pacifique, un dans l’océan Indien –, mais toutes les mers comptent des phénomènes de gyre provoqués par les courants à partir desquels toutes les particules de plastiques s’agglomèrent dans ce que l’on appelle un continent. C’est une soupe plus ou moins épaisse où ce qui apparaît en surface ne représente que 20 %, les 80 % restants sont tombés au fond. Dès lors, les poissons consomment ce genre de matières, et nous finissons par manger ces poissons. Bref, tout se tient. Tout cela pour dire qu’il faut adopter une nouvelle manière de voir. Nous entrons dans un temps inédit, et à toute nouvelle période de l’histoire une nouvelle manière de voir s’impose. Nous sommes actuellement dans un entre-deux. Il ne faut pas exploiter mais admirer, s’émerveiller, voire aimer la mer. Ce n’est pas contre-productif avec la sphère économique. Je crois par exemple beaucoup au biomimétisme : découvrir que la mer sait faire des choses que nous ne savons pas faire. Elle est en avance en matière de recherche et développement.
« Les particules s’agglomèrent dans un continent de plastique. C’est une soupe plus ou moins épaisse où ce qui apparaît en surface ne représente que 20 %, les 80 % restants sont tombés au fond. »
La biodiversité marine représente 80 % de la biodiversité terrestre, non pas parce que les océans forment 72 % de la surface du globe, mais parce que les eaux marines sont beaucoup plus anciennes que les terres émergées. En mer, vous avez, par exemple, trois règnes végétaux : le vert, le rouge et le brun. Sur Terre, vous n’avez que le seul règne végétal vert. Et si votre prunus devient rouge à l’automne, cela ne signifie pas que vous vous trouvez dans un autre règne végétal, mais c’est en raison de la dépigmentation du vert. Ce qui est bon pour la planète et l’océan est bon pour l’humain, et inversement. La mer ouvre des perspectives qui concilient développement économique et développement marin.
Dans votre ouvrage Osons la mer, vous écrivez que si l’on règle les problèmes de la mer, on sauve l’homme. Concrètement, que voulez-vous dire ?
La mer est un processus incroyable. Au lieu que nous soyons seuls dans notre coin, inspirons-nous de ce qu’elle sait faire et appuyons-nous sur elle. Il faut regarder la mer différemment, sinon on va toujours ronronner autour du CO2. Comment faire ? La mer peut nous aider au niveau des énergies marines renouvelables. Je crois beaucoup à l’énergie thermique des mers et aux hydroliennes, car là il n’y a pas de pollutions visuelles. Autre avantage, l’hydrolienne est prédictible, car elle utilise les courants marins. Quand il n’y a ni vent ni soleil, on est obligé d’alimenter en permanence les câbles d’EDF. A partir de l’hydrolienne, EDF est tout à fait prêt à augmenter la part des énergies renouvelables au-delà de 30 %. La mer contient aussi la quasi-totalité des solutions pour un avenir durable.
A propos de la santé, les dernières grandes découvertes sur le plan de l’amélioration de notre bien-être émanent de la mer. La dernière classe d’antibiotiques, la céphalosporine, provient du milieu marin. Aujourd’hui, on travaille sur 66 champignons marins dans la lutte contre le cancer. On étudie les anémones de mer dans la lutte contre la douleur. On va sûrement produire des antidouleurs, des antitumoraux bien plus efficaces que ceux dont on dispose et qui émanent du milieu marin. Les peintures antifoulings, ces matières que l’on met sur les coques des navires, sont chimiques, polluantes, chères et inefficaces. On sait que les requins sécrètent naturellement une substance qui leur sert d’antifouling. Or, on n’a jamais vu un bigorneau sur la peau d’un requin. Il ne s’agit pas de presser le requin comme un citron, mais il faut étudier ses muqueuses et voir comment cela fonctionne. On découvre que les substances les plus dures sont les ormeaux du Pacifique. Même les chars américains sont moins robustes ! Des toxines tout à fait étonnantes existent au niveau des mers.
Néanmoins, il ne s’agit pas de dire que l’homme fasse avec la mer ce qu’il a fait avec la Terre. On n’aura pas d’océan de rechange. Il faut préserver, mais cela ne veut pas dire sanctuariser. Cela signifie avant tout changer notre regard et comprendre que la pollution de la mer commence chez nous à l’intérieur des terres, avec les émissions de CO2. Et la mer vivra bien avec ces émissions, mais nous ne vivrons plus si la mer en absorbe moins.
Il n’y a pas d’opposition entre développement économique et développement durable ou désirable, selon ma formule. La source essentielle et méconnue de la pollution de notre pays sur la mer, ce sont les émissions de CO2. Pourquoi ? Car nos ports ne fonctionnent pas. L’utilisation des conteneurs se fait pour tout, sauf pour le gaz et pour le pétrole. Deux conteneurs sur trois qui entrent ou qui sortent de France passent par Anvers (Belgique), par Hambourg (Allemagne) ou par Rotterdam (Pays-Bas). Si vous prenez la région PACA, avec Marseille comme port, c’est un conteneur sur deux qui sort ou qui entre dans la région et qui arrive à Anvers, à Hambourg ou à Rotterdam. Ainsi, un porte-conteneurs partant de Marseille a deux jours de navigation avant d’atteindre Anvers, puis une journée pour décharger et deux ou trois jours en camion pour rejoindre la région PACA. Bref, un porte-conteneurs devient beaucoup plus polluant non pas entre Shanghaï et Anvers, mais entre Anvers et Rennes.
Rappelons qu’un porte-conteneurs de 16 000 boîtes, c’est l’équivalent de 97 kilomètres de camions mis bout à bout ! En France, nous émettons énormément de C02, car nos deux grands ports, Marseille et Le Havre, ne fonctionnent pas bien. Ils ne sont pas assez connectés à l’intérieur des terres. Le Havre est un cul-de-sac et Marseille est insuffisamment relié à Lyon. Toutes les marchandises arrivent par camions. L’Alsace-Lorraine est ainsi la région française la mieux reliée aux mers, car les trois ports qui regroupent les deux tiers de conteneurs sont Hambourg, Anvers et Rotterdam. Plus l’entreprise est éloignée de l’Alsace-Lorraine, moins elle sera compétitive. Il faut aussi lutter contre nos émissions de CO2 pour ne pas utiliser ces camions. Ce qui permettrait en même temps – et la crise des « gilets jaunes » nous l’a bien montré – de lutter contre la désertification, voire contre l’accidentologie routière. Bref, nous avons besoin d’une politique maritime, et cela passe par l’aménagement du territoire.
En quoi le programme international Océanides, que vous avez piloté, constitue-t-il un tournant dans la réflexion sur la protection de la mer et des océans et sur le rapport entre l’eau et l’humain ? Que faut-il en retenir ?
Il s’agit du plus gros programme en sciences humaines depuis le XVIIIe siècle. Il a réuni 264 chercheurs issus de 40 pays et a abouti à trois conclusions. Premièrement, se tourner vers la mer crée les conditions du développement économique, social et politique. La mer est le vecteur de succès. L’Inde, par exemple, rayonnera lorsqu’elle se tournera vers la mer. Car si elle se replie, elle sort du jeu. C’est encore plus patent pour la Chine.
Deuxièmement, remettre la géopolitique à plat. Pour nos chercheurs, ce n’est pas celui qui tient le Heartland (Asie centrale) qui contrôle le monde, mais celui qui maîtrise les flux dans l’océan Indien. A l’époque antique, Rome était la grande puissance qui maîtrisait les flux dans l’océan Indien. Quand les Romains ont commencé à perdre la maîtrise des flux dans cet océan, ils ont dégagé moins de revenus financiers pour lutter contre les invasions. On se rend mieux compte du rôle essentiel de l’océan Indien. C’est d’ailleurs tout le sens de la stratégie du président chinois, Xi Jinping, avec les « nouvelles routes de la soie ».
Troisièmement, pour la première fois, on aborde l’histoire à partir de la mer. Comprendre, vivre, s’adapter au troisième temps dans lequel nous allons entrer, c’est d’abord procéder différemment. Nous entrons dans un nouveau temps de l’histoire. Toutes les facultés ont divisé l’histoire universelle en quatre périodes : l’Antiquité, le Moyen Age, les temps modernes et l’époque contemporaine. Mais ces catégories sont occidentalo-centrées ! On s’est rendu compte qu’il existait deux périodes derrière nous : d’abord, celle des Méditerranées, au pluriel, car contrairement à ce que l’on nous a expliqué à l’école, les grandes civilisations ne sont pas toutes nées autour de la Méditerranée, mais autour d’autres « Méditerranées » comme la mer de Chine.
« Nous entrons dans un nouveau temps : ce n’est pas celui du Pacifique… Nous entrons dans le temps de l’océan mondial. »
Ce temps des Méditerranées couvre toute l’Antiquité et le Moyen Age. Seconde période avec un big bang géographique de quatre années, 1488-1492. En 1488, c’est la plus grande révolution géopolitique : le Portugais Bartolomeu Dias (1450-1500) est le premier Européen à doubler et dépasser le cap de Bonne-Espérance. Il met en connexion l’océan Atlantique avec l’océan Indien. C’est le temps de l’Atlantique puisque quatre ans plus tard, en 1492, les Occidentaux découvrent l’Amérique. Or, nous sortons aujourd’hui du temps de l’Atlantique. Nos générations ont une chance inouïe de vivre ce temps de transition. Nous entrons dans un nouveau temps : ce n’est pas celui du Pacifique, car cela voudrait dire que l’Europe est sur le banc de touche de l’économie mondiale. Nous entrons dans le temps de l’océan mondial.
Plusieurs choses. D’abord, d’ici à 2050, nous aurons trois milliards de terriens en plus. Vous imaginez les bouleversements à venir ? ! Sans la mer, nous n’y arriverons pas ! Ensuite, nous n’aurons pas d’océan de rechange. Cela signifie voir la mer autrement. Rappelons que nous ne connaissons pas plus de 3 % de la microbiologie. Il faut prendre conscience que la mer est le seul univers à quatre dimensions. Or, dans l’histoire, la mer a été conjuguée dans une seule de ces dimensions : la surface, à travers la pêche et le commerce. Il existe une deuxième dimension, c’est la colonne d’eau, à savoir l’épaisseur d’eau, qui descend jusqu’à 11 kilomètres dans la fosse des Mariannes. Troisième dimension : 72 % des terres de notre planète sont des terres immergées et inconnues. Quatrième dimension : on sait que la biodiversité du sous-sol terrestre marin est différente de la biodiversité du sous-sol terrestre. Une politique maritime permet de nous situer avec une autre manière de voir dans le temps et dans l’espace. La Chine a un domaine maritime de 3,8 millions de kilomètres carrés. Or, il lui manque 1,5 million de kilomètres carrés pour espérer atteindre en 2049 son objectif d’être la première puissance économique mondiale. Autrement dit, nous passons de la géopolitique à la géoéconomie des flux.
On peut en sortir avec ce que j’appelle « maritiser les esprits ». L’expression « se jeter à l’eau » est magnifique. En Chine, créer une entreprise se dit « se jeter à la mer ». Cela veut dire prendre le large et prendre confiance en soi. Or, le drame de la France, c’est que nous sommes le pays de l’OCDE qui a le moins confiance en lui. Pourquoi ? Car vous ne partirez pas en mer si vous n’avez pas suffisamment confiance dans vos capacités nautiques et vos équipages. Prendre le large, c’est accepter le risque. Quand on est en crise, on est dans la peur et on se renferme. Lorsqu’on est dans la confiance, on s’ouvre. Quand on est en crise et en mutation, il faut se jeter à l’eau et s’ouvrir, et non rester chez soi, enfermé, avec la dernière série Netflix, aussi géniale soit-elle. C’est oser sortir, prendre le large et la vie. Voilà notre nouveau rapport à l’environnement ! C’est vivre avec la nature, la découvrir, et non pas vivre à côté d’elle ou vouloir la sauver pour se donner bonne conscience, alors que c’est elle qui nous sauve et qui nous permet de vivre. C’est un changement de paradigme auquel nous sommes confrontés.
Elle est à la base de tout. Les Russes ont mis cent vingt ans pour démanteler l’Empire ottoman et avoir accès à la mer Noire et son port vital, Sébastopol. Au nord, il y a Saint-Pétersbourg. La Russie était hors des écrans radars de la scène internationale tant qu’elle ne possédait pas Saint-Pétersbourg. Le reste du littoral est dans les glaces. Si vous voulez une flotte de haute mer et une flotte stratégique océanique, il vous faut un port sécurisé comme Sébastopol. Les Français et les Anglais se sont battus contre la Russie lors de la guerre de Crimée en 1853-1856 pour prendre Sébastopol aux Russes. Lorsque les Russes donnent la Crimée à l’Ukraine en 1954, personne chez les Soviétiques n’aurait un jour pensé que l’Ukraine allait devenir souveraine quatre décennies plus tard. Quand l’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991, il y a eu un désaccord avec la Russie pour le port de Sébastopol.
Et à partir du moment où l’Ukraine a demandé son rattachement à l’OTAN, cela s’est compliqué pour les Russes, même si l’on n’a aucune sympathie pour Vladimir Poutine. La Russie a un pied dans le temps de l’Atlantique et un autre dans le temps de l’océan mondial. Poutine se rêvait en Catherine II du XXIe siècle avec l’idée de récupérer l’Ukraine. Ce qui constitue le minimum nécessaire pour lui, c’est de transformer la mer d’Azov en lac russe et de conforter toute l’emprise russe sur la mer Noire. Si l’Ukraine n’a pas accès à la mer Noire, elle ne pourra pas tenir.
Oui, car la Chine considère qu’elle ne sera pas la première puissance économique mondiale si elle n’a pas un minimum de 5 millions de kilomètres carrés de domaine maritime. Que fait la Chine pour avoir ces 5,3 millions de kilomètres carrés ? Elle utilise des fausses cartes géographiques pour prouver que les îles Paracel ou que les îles Spratleys ont été des îles chinoises au XIe siècle. Et à ce titre, elle a un droit de propriété. Elle s’en saisit unilatéralement et fait valoir qu’il existe un périmètre de 200 milles marins qui lui appartient, y compris les ressources halieutiques. La Chine fabrique des îles naturelles artificielles, deux adjectifs qualificatifs que l’on marie difficilement.
Il existe des espaces, comme les Maldives, où 80 % du territoire n’excède pas 1 mètre d’altitude. Ils sont donc menacés par la montée des eaux. Que préconisez-vous
Outre les Maldives, il y a le cas du Bangladesh, qui compte plusieurs dizaines de millions de personnes sur le littoral. Deux mouvements d’ampleur tectonique contradictoires se font face. On observe d’un côté une concentration de la population mondiale sur les zones côtières : en 2050, il y aura environ 10,6 milliards d’individus sur Terre, et 80 % d’entre eux seront concentrés sur une bande littorale d’une largeur de 75 kilomètres. Or, la mer monte en raison du réchauffement climatique. Comme tout corps physique, plus la mer est chaude, plus elle se dilate.
Le réchauffement climatique amplifie aussi les perturbations climatiques. Si vous prenez la zone antillaise, vous n’avez pas plus de cyclones qu’auparavant, mais ce sont des cyclones bien plus violents, et cela provoque une majoration de l’érosion maritime. Par ailleurs, après l’eau et l’air, le troisième grand défi mondial du XXIe siècle, c’est celui du sable. On pense que le sable est infini, car il y a le sable du désert. Dans certaines zones de l’océan, les plages ont disparu, car des prélèvements de sable en mer ont conduit celle-ci à reprendre le sable qui lui a été pris. Il ne faudrait pas, en plus du réchauffement climatique, que le prélèvement de granulats marins – s’il n’a pas été auparavant parfaitement établi au niveau de la courantologie – n’amplifie encore l’érosion. Quand Pékin crée quelques kilomètres carrés sur la mer, ce sont des kilomètres cubes de sable et de granulats marins qu’il prend à des Etats qui n’ont que cela à vendre.
« Si l’océan n’absorbait pas 30 % de nos émissions de CO2, nous aurions une pratique du masque bien plus ancienne, car davantage de difficultés respiratoires et des problèmes immunitaires. »
L’humanité est confrontée à une urgence océanique avec l’exploitation des ressources de la mer et son impact sur la biodiversité. Quelles sont les mesures à prendre pour sortir de cette urgence ?
D’abord, il faut apprendre à connaître la mer. Il y a quinze-vingt ans, on croyait avoir la connaissance de 15 % à 20 % de la faune et de la flore marines. En 2022, on n’en est plus là, avec le développement de ce que l’on appelle la métagénomique, qui consiste à faire le séquençage non pas de gènes isolés mais de gènes croisés, ce qui démultiplie les possibilités. Les scientifiques considèrent que l’on ne connaît sans doute pas plus de 3 % de la microbiologie marine. Provoquer une rupture d’équilibre au niveau de l’océan par l’acidification, c’est détruire un univers dont on ne connaît pas plus de 3 % ! Or, cet univers contient toutes les molécules de vie, et ce potentiel extraordinaire doit absolument être préservé !
Ensuite, ce ne sont pas les océans qui sont menacés – ils ont déjà vécu à 360 °C –, mais l’humain : à 42 °C, il ne peut plus vivre. Sans l’océan mondial, nous ne pourrions pas vivre. C’est pour cela que, lorsque l’on explore l’espace pour savoir si la vie existe sur d’autres planètes, on regarde d’abord s’il y a de l’eau, car nous en sommes issus. L’océan nous rend des services extraordinaires : il produit 50 % de l’oxygène que nous respirons.
Deuxième avantage, si l’océan n’absorbait pas 30 % de nos émissions de CO2, nous aurions une pratique du masque bien plus ancienne, car davantage de difficultés respiratoires et des problèmes immunitaires. Sauf que l’absorption de ces 30 % d’émissions de CO2 provoque ce que l’on appelle l’acidification des océans. Si les océans pouvaient parler, ils nous diraient en quelque sorte : « Arrêtez d’émettre autant de CO2, car cela -provoque une rupture d’équilibre. »
Selon une étude publiée en 2021 par la revue Microplastics and Nanoplastics, il y aurait 24 400 milliards de microparticules de plastiques dans les mers, soit cinq fois plus que les précédentes estimations. Que préconisez-vous contre le plastique ?
Il faut aller vers d’autres types de plastiques, comme les matières biodégradables à partir d’algues. Les continents de plastiques sont au nombre de cinq au dernier pointage – deux dans l’océan Atlantique, deux dans l’océan Pacifique, un dans l’océan Indien –, mais toutes les mers comptent des phénomènes de gyre provoqués par les courants à partir desquels toutes les particules de plastiques s’agglomèrent dans ce que l’on appelle un continent. C’est une soupe plus ou moins épaisse où ce qui apparaît en surface ne représente que 20 %, les 80 % restants sont tombés au fond. Dès lors, les poissons consomment ce genre de matières, et nous finissons par manger ces poissons. Bref, tout se tient. Tout cela pour dire qu’il faut adopter une nouvelle manière de voir. Nous entrons dans un temps inédit, et à toute nouvelle période de l’histoire une nouvelle manière de voir s’impose. Nous sommes actuellement dans un entre-deux. Il ne faut pas exploiter mais admirer, s’émerveiller, voire aimer la mer. Ce n’est pas contre-productif avec la sphère économique. Je crois par exemple beaucoup au biomimétisme : découvrir que la mer sait faire des choses que nous ne savons pas faire. Elle est en avance en matière de recherche et développement.
« Les particules s’agglomèrent dans un continent de plastique. C’est une soupe plus ou moins épaisse où ce qui apparaît en surface ne représente que 20 %, les 80 % restants sont tombés au fond. »
La biodiversité marine représente 80 % de la biodiversité terrestre, non pas parce que les océans forment 72 % de la surface du globe, mais parce que les eaux marines sont beaucoup plus anciennes que les terres émergées. En mer, vous avez, par exemple, trois règnes végétaux : le vert, le rouge et le brun. Sur Terre, vous n’avez que le seul règne végétal vert. Et si votre prunus devient rouge à l’automne, cela ne signifie pas que vous vous trouvez dans un autre règne végétal, mais c’est en raison de la dépigmentation du vert. Ce qui est bon pour la planète et l’océan est bon pour l’humain, et inversement. La mer ouvre des perspectives qui concilient développement économique et développement marin.
Dans notre ouvrage Osons la mer, vous écrivez que si l’on règle les problèmes de la mer, on sauve l’homme. Concrètement, que voulez-vous dire ?
La mer est un processus incroyable. Au lieu que nous soyons seuls dans notre coin, inspirons-nous de ce qu’elle sait faire et appuyons-nous sur elle. Il faut regarder la mer différemment, sinon on va toujours ronronner autour du CO2. Comment faire ? La mer peut nous aider au niveau des énergies marines renouvelables. Je crois beaucoup à l’énergie thermique des mers et aux hydroliennes, car là il n’y a pas de pollutions visuelles. Autre avantage, l’hydrolienne est prédictible, car elle utilise les courants marins. Quand il n’y a ni vent ni soleil, on est obligé d’alimenter en permanence les câbles d’EDF. A partir de l’hydrolienne, EDF est tout à fait prêt à augmenter la part des énergies renouvelables au-delà de 30 %. La mer contient aussi la quasi-totalité des solutions pour un avenir durable.
A propos de la santé, les dernières grandes découvertes sur le plan de l’amélioration de notre bien-être émanent de la mer. La dernière classe d’antibiotiques, la céphalosporine, provient du milieu marin. Aujourd’hui, on travaille sur 66 champignons marins dans la lutte contre le cancer. On étudie les anémones de mer dans la lutte contre la douleur. On va sûrement produire des antidouleurs, des antitumoraux bien plus efficaces que ceux dont on dispose et qui émanent du milieu marin. Les peintures antifoulings, ces matières que l’on met sur les coques des navires, sont chimiques, polluantes, chères et inefficaces. On sait que les requins sécrètent naturellement une substance qui leur sert d’antifouling. Or, on n’a jamais vu un bigorneau sur la peau d’un requin. Il ne s’agit pas de presser le requin comme un citron, mais il faut étudier ses muqueuses et voir comment cela fonctionne. On découvre que les substances les plus dures sont les ormeaux du Pacifique. Même les chars américains sont moins robustes ! Des toxines tout à fait étonnantes existent au niveau des mers.
Néanmoins, il ne s’agit pas de dire que l’homme fasse avec la mer ce qu’il a fait avec la Terre. On n’aura pas d’océan de rechange. Il faut préserver, mais cela ne veut pas dire sanctuariser. Cela signifie avant tout changer notre regard et comprendre que la pollution de la mer commence chez nous à l’intérieur des terres, avec les émissions de CO2. Et la mer vivra bien avec ces émissions, mais nous ne vivrons plus si la mer en absorbe moins.
Il n’y a pas d’opposition entre développement économique et développement durable ou désirable, selon ma formule. La source essentielle et méconnue de la pollution de notre pays sur la mer, ce sont les émissions de CO2. Pourquoi ? Car nos ports ne fonctionnent pas. L’utilisation des conteneurs se fait pour tout, sauf pour le gaz et pour le pétrole. Deux conteneurs sur trois qui entrent ou qui sortent de France passent par Anvers (Belgique), par Hambourg (Allemagne) ou par Rotterdam (Pays-Bas). Si vous prenez la région PACA, avec Marseille comme port, c’est un conteneur sur deux qui sort ou qui entre dans la région et qui arrive à Anvers, à Hambourg ou à Rotterdam. Ainsi, un porte-conteneurs partant de Marseille a deux jours de navigation avant d’atteindre Anvers, puis une journée pour décharger et deux ou trois jours en camion pour rejoindre la région PACA. Bref, un porte-conteneurs devient beaucoup plus polluant non pas entre Shanghaï et Anvers, mais entre Anvers et Rennes.
Rappelons qu’un porte-conteneurs de 16 000 boîtes, c’est l’équivalent de 97 kilomètres de camions mis bout à bout ! En France, nous émettons énormément de C02, car nos deux grands ports, Marseille et Le Havre, ne fonctionnent pas bien. Ils ne sont pas assez connectés à l’intérieur des terres. Le Havre est un cul-de-sac et Marseille est insuffisamment relié à Lyon. Toutes les marchandises arrivent par camions. L’Alsace-Lorraine est ainsi la région française la mieux reliée aux mers, car les trois ports qui regroupent les deux tiers de conteneurs sont Hambourg, Anvers et Rotterdam. Plus l’entreprise est éloignée de l’Alsace-Lorraine, moins elle sera compétitive. Il faut aussi lutter contre nos émissions de CO2 pour ne pas utiliser ces camions. Ce qui permettrait en même temps – et la crise des « gilets jaunes » nous l’a bien montré – de lutter contre la désertification, voire contre l’accidentologie routière. Bref, nous avons besoin d’une politique maritime, et cela passe par l’aménagement du territoire.
En quoi le programme international Océanides, que vous avez piloté, constitue-t-il un tournant dans la réflexion sur la protection de la mer et des océans et sur le rapport entre l’eau et l’humain ? Que faut-il en retenir ?
Il s’agit du plus gros programme en sciences humaines depuis le XVIIIe siècle. Il a réuni 264 chercheurs issus de 40 pays et a abouti à trois conclusions. Premièrement, se tourner vers la mer crée les conditions du développement économique, social et politique. La mer est le vecteur de succès. L’Inde, par exemple, rayonnera lorsqu’elle se tournera vers la mer. Car si elle se replie, elle sort du jeu. C’est encore plus patent pour la Chine.
Deuxièmement, remettre la géopolitique à plat. Pour nos chercheurs, ce n’est pas celui qui tient le Heartland (Asie centrale) qui contrôle le monde, mais celui qui maîtrise les flux dans l’océan Indien. A l’époque antique, Rome était la grande puissance qui maîtrisait les flux dans l’océan Indien. Quand les Romains ont commencé à perdre la maîtrise des flux dans cet océan, ils ont dégagé moins de revenus financiers pour lutter contre les invasions. On se rend mieux compte du rôle essentiel de l’océan Indien. C’est d’ailleurs tout le sens de la stratégie du président chinois, Xi Jinping, avec les « nouvelles routes de la soie ».
Troisièmement, pour la première fois, on aborde l’histoire à partir de la mer. Comprendre, vivre, s’adapter au troisième temps dans lequel nous allons entrer, c’est d’abord procéder différemment. Nous entrons dans un nouveau temps de l’histoire. Toutes les facultés ont divisé l’histoire universelle en quatre périodes : l’Antiquité, le Moyen Age, les temps modernes et l’époque contemporaine. Mais ces catégories sont occidentalo-centrées ! On s’est rendu compte qu’il existait deux périodes derrière nous : d’abord, celle des Méditerranées, au pluriel, car contrairement à ce que l’on nous a expliqué à l’école, les grandes civilisations ne sont pas toutes nées autour de la Méditerranée, mais autour d’autres « Méditerranées » comme la mer de Chine.
« Nous entrons dans un nouveau temps : ce n’est pas celui du Pacifique… Nous entrons dans le temps de l’océan mondial. »
Ce temps des Méditerranées couvre toute l’Antiquité et le Moyen Age. Seconde période avec un big bang géographique de quatre années, 1488-1492. En 1488, c’est la plus grande révolution géopolitique : le Portugais Bartolomeu Dias (1450-1500) est le premier Européen à doubler et dépasser le cap de Bonne-Espérance. Il met en connexion l’océan Atlantique avec l’océan Indien. C’est le temps de l’Atlantique puisque quatre ans plus tard, en 1492, les Occidentaux découvrent l’Amérique. Or, nous sortons aujourd’hui du temps de l’Atlantique. Nos générations ont une chance inouïe de vivre ce temps de transition. Nous entrons dans un nouveau temps : ce n’est pas celui du Pacifique, car cela voudrait dire que l’Europe est sur le banc de touche de l’économie mondiale. Nous entrons dans le temps de l’océan mondial.
Plusieurs choses. D’abord, d’ici à 2050, nous aurons trois milliards de terriens en plus. Vous imaginez les bouleversements à venir ? ! Sans la mer, nous n’y arriverons pas ! Ensuite, nous n’aurons pas d’océan de rechange. Cela signifie voir la mer autrement. Rappelons que nous ne connaissons pas plus de 3 % de la microbiologie. Il faut prendre conscience que la mer est le seul univers à quatre dimensions. Or, dans l’histoire, la mer a été conjuguée dans une seule de ces dimensions : la surface, à travers la pêche et le commerce. Il existe une deuxième dimension, c’est la colonne d’eau, à savoir l’épaisseur d’eau, qui descend jusqu’à 11 kilomètres dans la fosse des Mariannes. Troisième dimension : 72 % des terres de notre planète sont des terres immergées et inconnues. Quatrième dimension : on sait que la biodiversité du sous-sol terrestre marin est différente de la biodiversité du sous-sol terrestre. Une politique maritime permet de nous situer avec une autre manière de voir dans le temps et dans l’espace. La Chine a un domaine maritime de 3,8 millions de kilomètres carrés. Or, il lui manque 1,5 million de kilomètres carrés pour espérer atteindre en 2049 son objectif d’être la première puissance économique mondiale. Autrement dit, nous passons de la géopolitique à la géoéconomie des flux.
La mer exerce sur l’homme une double impression : elle le fascine autant qu’elle l’inquiète. Peut-il sortir de cette tension ?
On peut en sortir avec ce que j’appelle « maritiser les esprits ». L’expression « se jeter à l’eau » est magnifique. En Chine, créer une entreprise se dit « se jeter à la mer ». Cela veut dire prendre le large et prendre confiance en soi. Or, le drame de la France, c’est que nous sommes le pays de l’OCDE qui a le moins confiance en lui. Pourquoi ? Car vous ne partirez pas en mer si vous n’avez pas suffisamment confiance dans vos capacités nautiques et vos équipages. Prendre le large, c’est accepter le risque. Quand on est en crise, on est dans la peur et on se renferme. Lorsqu’on est dans la confiance, on s’ouvre. Quand on est en crise et en mutation, il faut se jeter à l’eau et s’ouvrir, et non rester chez soi, enfermé, avec la dernière série Netflix, aussi géniale soit-elle. C’est oser sortir, prendre le large et la vie. Voilà notre nouveau rapport à l’environnement ! C’est vivre avec la nature, la découvrir, et non pas vivre à côté d’elle ou vouloir la sauver pour se donner bonne conscience, alors que c’est elle qui nous sauve et qui nous permet de vivre. C’est un changement de paradigme auquel nous sommes confrontés.
Si l’on aborde le domaine militaire, quelle est la dimension navale de la guerre en Ukraine ?
Elle est à la base de tout. Les Russes ont mis cent vingt ans pour démanteler l’Empire ottoman et avoir accès à la mer Noire et son port vital, Sébastopol. Au nord, il y a Saint-Pétersbourg. La Russie était hors des écrans radars de la scène internationale tant qu’elle ne possédait pas Saint-Pétersbourg. Le reste du littoral est dans les glaces. Si vous voulez une flotte de haute mer et une flotte stratégique océanique, il vous faut un port sécurisé comme Sébastopol. Les Français et les Anglais se sont battus contre la Russie lors de la guerre de Crimée en 1853-1856 pour prendre Sébastopol aux Russes. Lorsque les Russes donnent la Crimée à l’Ukraine en 1954, personne chez les Soviétiques n’aurait un jour pensé que l’Ukraine allait devenir souveraine quatre décennies plus tard. Quand l’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991, il y a eu un désaccord avec la Russie pour le port de Sébastopol.
Et à partir du moment où l’Ukraine a demandé son rattachement à l’OTAN, cela s’est compliqué pour les Russes, même si l’on n’a aucune sympathie pour Vladimir Poutine. La Russie a un pied dans le temps de l’Atlantique et un autre dans le temps de l’océan mondial. Poutine se rêvait en Catherine II du XXIe siècle avec l’idée de récupérer l’Ukraine. Ce qui constitue le minimum nécessaire pour lui, c’est de transformer la mer d’Azov en lac russe et de conforter toute l’emprise russe sur la mer Noire. Si l’Ukraine n’a pas accès à la mer Noire, elle ne pourra pas tenir.
La relation Chine-Etats-Unis relève-t-elle d’abord d’une logique de confrontation maritime ?
Oui, car la Chine considère qu’elle ne sera pas la première puissance économique mondiale si elle n’a pas un minimum de 5 millions de kilomètres carrés de domaine maritime. Que fait la Chine pour avoir ces 5,3 millions de kilomètres carrés ? Elle utilise des fausses cartes géographiques pour prouver que les îles Paracel ou que les îles Spratleys ont été des îles chinoises au XIe siècle. Et à ce titre, elle a un droit de propriété. Elle s’en saisit unilatéralement et fait valoir qu’il existe un périmètre de 200 milles marins qui lui appartient, y compris les ressources halieutiques. La Chine fabrique des îles naturelles artificielles, deux adjectifs qualificatifs que l’on marie difficilement.
Malgré les protestations d’autres pays, la Chine tient à ses créations artificielles, et la mer de Chine est la zone la plus conflictuelle. Car tant que la Chine n’atteint pas ce domaine maritime tant espéré, elle sera obligée de payer le Brésil, qui est la base arrière économique des Chinois. Autrement dit, à travers toute l’histoire, l’homme s’est battu pour des terres. Dans ce nouveau temps de l’océan mondial, il va se battre pour des îles – pardonnez-moi – dont on n’a rien à faire, mais qui vous donnent accès à un domaine maritime où vous avez tout, y compris de l’eau douce.
La France est le deuxième domaine maritime du monde, conformément à la convention de Montego Bay (1982), applicable depuis 1994. Elle est dotée d’un domaine maritime de plus de 11 millions de kilomètres carrés, tout juste derrière les Etats-Unis et loin devant l’Australie. Cela grâce à notre outre-mer. L’outre-mer est ainsi la grande chance de la France, et la France et son outre-mer la grande chance de l’Union européenne, qui est de ce fait l’ensemble politique au monde doté du plus grand domaine maritime.
« Une politique de la mer, c’est avant tout une politique d’aménagement du territoire pour désenclaver l’intérieur des terres : innerver, recréer de la vie… »
Le cœur de la vie, c’est la confiance. La véritable sagesse, c’est la folie. Le marin est fou et le marin a raison. La mer ne doit pas nous faire peur. Nous sommes doublement des êtres marins. D’abord, car nous avons tous passé à peu près neuf mois dans le ventre de notre mère, dans un liquide. Ensuite, on sait que toute vie émane des espaces marins. C’est donc une sorte de retour à la mère patrie, en jouant sur les mots. Je suis pessimiste de tempérament mais optimiste par raisonnement. Pour mon confort, il me faudrait l’inverse. Optimiste par raisonnement, quand on voit le potentiel de la mer, de l’Union européenne et de la France, mais nous n’avons pas encore une grande stratégie maritime.
Une politique de la mer, c’est avant tout une politique d’aménagement du territoire pour désenclaver l’intérieur des terres : innerver, recréer de la vie, du dynamisme, du pouvoir d’achat, de l’emploi. Il faut que les points les plus intérieurs de nos terres, comme Limoges, soient reliés à leurs ports régionaux. Et quand nos ports régionaux marcheront, alors Marseille et Le Havre fonctionneront. C’est d’autant plus urgent qu’en juin 2019, lors de sa dernière venue en Europe, le président chinois avait commencé par l’Italie, pays fondateur de l’Union européenne qui a passé des accords séparés avec Pékin pour entrer dans les « nouvelles routes de la soie ».
Ainsi, dans dix ans environ, la Chine cofinancera le raccordement des trois grands ports de l’Italie du Nord (Gênes, Savone et Trieste) à l’intérieur des terres italiennes. Si, dans les dix années à venir, la France ne désenclave pas l’intérieur des terres du port de Marseille, c’est tout le quart sud-est du pays, la -compétitivité des entreprises, la qualité de vie, le pouvoir d’achat qui seront plantés. Cessons donc de faire un ministère de la mer et mettons la mer au cœur de notre économie pour en faire une économie durable et désirable !
Christian Buchet est historien et essayiste, Christian Buchet est directeur du Centre d’études et de recherche de la mer de l’Institut catholique de Paris et président du conseil scientifique d’Océanides. Il est l’auteur de l’ouvrage Osons la mer (Le Cherche Midi, 167 p., 15 €, 2022).
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : Réparer la mer pour sauver l’homme », 2022. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Gaïdz Minassian
Malgré les protestations d’autres pays, la Chine tient à ses créations artificielles, et la mer de Chine est la zone la plus conflictuelle. Car tant que la Chine n’atteint pas ce domaine maritime tant espéré, elle sera obligée de payer le Brésil, qui est la base arrière économique des Chinois. Autrement dit, à travers toute l’histoire, l’homme s’est battu pour des terres. Dans ce nouveau temps de l’océan mondial, il va se battre pour des îles – pardonnez-moi – dont on n’a rien à faire, mais qui vous donnent accès à un domaine maritime où vous avez tout, y compris de l’eau douce.
La France est le deuxième domaine maritime du monde, conformément à la convention de Montego Bay (1982), applicable depuis 1994. Elle est dotée d’un domaine maritime de plus de 11 millions de kilomètres carrés, tout juste derrière les Etats-Unis et loin devant l’Australie. Cela grâce à notre outre-mer. L’outre-mer est ainsi la grande chance de la France, et la France et son outre-mer la grande chance de l’Union européenne, qui est de ce fait l’ensemble politique au monde doté du plus grand domaine maritime.
« Une politique de la mer, c’est avant tout une politique d’aménagement du territoire pour désenclaver l’intérieur des terres : innerver, recréer de la vie… »
Le cœur de la vie, c’est la confiance. La véritable sagesse, c’est la folie. Le marin est fou et le marin a raison. La mer ne doit pas nous faire peur. Nous sommes doublement des êtres marins. D’abord, car nous avons tous passé à peu près neuf mois dans le ventre de notre mère, dans un liquide. Ensuite, on sait que toute vie émane des espaces marins. C’est donc une sorte de retour à la mère patrie, en jouant sur les mots. Je suis pessimiste de tempérament mais optimiste par raisonnement. Pour mon confort, il me faudrait l’inverse. Optimiste par raisonnement, quand on voit le potentiel de la mer, de l’Union européenne et de la France, mais nous n’avons pas encore une grande stratégie maritime.
Une politique de la mer, c’est avant tout une politique d’aménagement du territoire pour désenclaver l’intérieur des terres : innerver, recréer de la vie, du dynamisme, du pouvoir d’achat, de l’emploi. Il faut que les points les plus intérieurs de nos terres, comme Limoges, soient reliés à leurs ports régionaux. Et quand nos ports régionaux marcheront, alors Marseille et Le Havre fonctionneront. C’est d’autant plus urgent qu’en juin 2019, lors de sa dernière venue en Europe, le président chinois avait commencé par l’Italie, pays fondateur de l’Union européenne qui a passé des accords séparés avec Pékin pour entrer dans les « nouvelles routes de la soie ».
Ainsi, dans dix ans environ, la Chine cofinancera le raccordement des trois grands ports de l’Italie du Nord (Gênes, Savone et Trieste) à l’intérieur des terres italiennes. Si, dans les dix années à venir, la France ne désenclave pas l’intérieur des terres du port de Marseille, c’est tout le quart sud-est du pays, la -compétitivité des entreprises, la qualité de vie, le pouvoir d’achat qui seront plantés. Cessons donc de faire un ministère de la mer et mettons la mer au cœur de notre économie pour en faire une économie durable et désirable !
Christian Buchet est historien et essayiste, Christian Buchet est directeur du Centre d’études et de recherche de la mer de l’Institut catholique de Paris et président du conseil scientifique d’Océanides. Il est l’auteur de l’ouvrage Osons la mer (Le Cherche Midi, 167 p., 15 €, 2022).
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : Réparer la mer pour sauver l’homme », 2022. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.