Afrique du Nord – Moyen-Orient : des ports diversement traités par la crise en mer Rouge

 
En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, les ports avaient beaucoup à perdre ou à gagner dans la crise en mer Rouge qui a complètement déréglé l’horloge du transport maritime. L’insubmersible Tanger Med a encore gagné en attractivité tandis que la chute de Port Saïd est saisissante. Une situation qu’éclairent les travaux de Ronan Kerbiriou et Yann Alix, les stratégies des armateurs décortiquées à l’appui.

La crise de la mer Rouge, qui oblige un bataillon de navires à effectuer des tonnes-milles supplémentaires pour éviter la zone classée en risques de guerre, est une catastrophe économique pour l’économie de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord et certains de ses ports, une aberration écologique (flambée des émissions de CO2), et un non-sens sur le plan de l’exploitation (augmentation des dépenses d’exploitation et des primes d’assurance, partiellement compensée par l’économie du péage de Suez).

Imposé par la force majeure dans cette mer rendue inhospitalière depuis que le
groupe chiite yéménite canarde les navires à coups de missiles balistiques antinavires, le changement de cap se paie chèrement pour certains.

Il pèse sur les économies moins développées : pertes considérables de devises pour l’Égypte avec un effet domino sur des pays d’Afrique de l’Est comme Djibouti, le Kenya, la Tanzanie et le Soudan fortement tributaires du canal de Suez pour leur commerce extérieur ; chute de fréquentation dans certains ports au Moyen-Orient (Jebel Ali, Salalah, Jeddah ou King Abdullah) ; augmentation des escales dans certains ports du Maghreb avec Tanger Med mis sous tension et Port Saïd écarté ; feederisation avec perte de connectivité maritime pour les ports de l’Afrique subsaharienne…

 

Transbordement gagnant

 

Pour respecter leur transit-time, certains armateurs annulent les escales les moins rentables et procède à un « regroupement de navires » dans certains hubs, ce qui accroît la pression sur les ports clés où les armateurs ont choisi de transborder, notamment en Asie du Sud-Est (Shanghai, Qingdao, Guangzhou, Singapour, Port Kelang, Tanjung Pelepas…) et en Méditerranée (Tanger Med, Barcelone et Algésiras).

« Les analyses port par port dans chacune des zones méditerranéennes révèlent combien les armateurs ajustent en quasi-temps réel leurs rotations et leurs capacités selon les terminaux. Les ports aux activités de transbordement sont le moins impactés en valeur absolue et gagnent des parts de marché en valeur relative contre leurs concurrents gateway », confirme Yann Alix, secrétaire général de la fondation Sefacil, centre de ressources et d’analyses maritimes et portuaires.

Avec Ronan Kerbiriou, ingénieur d’études à l’Université du Havre et doctorant au CNAM-Paris, les deux chercheurs suivent les mouvements de navires et les stratégies des armateurs le long des côtes africaines et méditerranéennes depuis qu’une grande partie du trafic maritime conteneurisé y est détourné.

La photographie basée sur l’analyse, à partir des systèmes d’identification automatique (AIS), des capacités totales déployées pour chaque escale et chaque port en fonction de la taille des navires 120 jours avant et après la première attaque des Houthis, éclaire les effets dominos de la crise en mer Rouge.

 

Effondrement de Port Saïd

 

La chute de Port Saïd, qui a perdu 8,5 MEVP de la capacité déployée en quatre mois selon leurs travaux, est saisissante par l’ampleur et la rapidité.

« Cette situation est imputable à la perte des plus grands porte-conteneurs, tant dans le sens eastbound que westbound, et elle concerne tous les autres hubs concurrents de la Méditerranée orientale et centrale. Port Saïd a perdu 195 escales dont 158 pour des unités de plus de 18 000 EVP », décode Yann Alix.

Selon leurs travaux, les compagnies ont déployé massivement des unités de moins de 5 000 EVP qui, sous escorte sécurisée, continuent d’emprunter le canal de Suez, alors que les navires de plus grande taille, de 15 000 EVP et a fortiori de plus de 20 000 EVP, contournent systématiquement le continent par Bonne Espérance. C’est flagrant dans les ports égyptiens de Port Saïd et de Damiette où les escales des unités de 15 000 EVP sont passées de plus de 300 à moins de 100.

À l’inverse, sur les segments supérieurs à 15 000 EVP, Tanger Med devient le premier port d’escale sur le trade méditerranéen devant même Algésiras, son frère jumeau de l’autre côté du détroit de Gibraltar. « Tanger Med s’impose comme celui qui capitalise le plus sur cette situation de crise qui renforce l’attractivité et la compétitivité des terminaux marocains, choisis plus systématiquement que leurs concurrents immédiats d’Algésiras et de Valence », confirment les chercheurs.

 

Stratégies d’ajustement

 

Cette photographie fait également ressortir les stratégies d’ajustement opérationnel. « Maersk ou CMA CGM ont par exemple alterné entre les deux itinéraires, engendrant des retards et même des reports de services qui ont impacté tous les ports méditerranéens. Cosco a remonté au plus vite les boîtes en provenance d’Asie vers les ports du range nord-européen pour ensuite organiser des services dégradés avec des navires plus petits à destination des marchés méditerranéens », explique Yann Alix.

Dernière tendance significative, les ports ouest-méditerranéens ont pris, à la faveur de la crise, des parts de marché sur ceux de l’Est. Avec 27,64 MEVP (contre 30,36 EVP avant crise) en termes de capacité déployée, ils ont limité la perte face à leurs voisins orientaux (43,89 MEVP avant crise contre 26,85 MEVP aujourd’hui).

Aussi, la part de marché des grands porte-conteneurs sur la Méditerranée s’est carrément inversée au profit de l’Ouest. L’espace méditerranéen oriental a perdu 5,7 MEVP en 4 mois, soit près de 60 % des volumes enregistrés avant la crise. Sur les plus de 18 000 EVP, le manque à gagner sur la côte Est est sept fois plus important qu’à l’Ouest.

À noter. Dans le rapport sur la productivité portuaire que vient de publier la Banque mondiale (pour l’année 2023), Tanger Med et Port Saïd figurent, respectivement, à la première et troisième place de la région Europe du Nord et Méditerranée du point de vue de ce critère. Loin devant les grandes machines portuaires que sont Anvers, Rotterdam et Hambourg.

Source: actu-transport-logistique