En Tunisie, de plus en plus de plages interdites à la baignade pour cause de pollution
8 août 2025
8 août 2025
Il est 10 heures du matin, en milieu de semaine, et le mois de juillet touche à sa fin. Tout comme le congé de Faïza, 42 ans, secrétaire dans une entreprise d’électroménager et mère de deux collégiens de 11 et 14 ans. Résidente de Radès, en banlieue sud de Tunis, elle est venue en voiture avec ses enfants, sa sœur Houda et deux de ses neveux pour passer une partie de la journée sur la plage de La Goulette, à l’est de la capitale.
Car près de chez elle, l’eau est impropre à la baignade depuis des décennies : pollution industrielle et rejets massifs d’eaux usées ont condamné cette partie du littoral. Depuis des années, les habitants du Grand Tunis se tournent donc vers les plages situées plus au nord – notamment celle de La Goulette.
Assises sur des chaises en plastique sous un parasol, Faïza et Houda surveillent leurs enfants, qui jouent au ballon au bord de l’eau. Ce jour-là, la mer est calme, et une légère brise rafraîchit l’atmosphère. Ce que les deux femmes ignorent, c’est que le lieu où elles se sont installées figure sur la liste des 28 plages désormais interdites à la baignade. Publiée fin juin par le ministère de la santé, cette liste recense les plages déclarées impropres en raison de leur contamination par des eaux usées et la présence de bactéries comme les streptocoques ou les salmonelles susceptibles de causer des infections cutanées, des maladies respiratoires ou des troubles gastro-intestinaux.
« Tous les ans, c’est plus ou moins la même liste, avec des plages ajoutées ou retirées sans que l’on sache vraiment quelles actions ont été menées pour limiter la pollution », déplore Sami Mhenni, ingénieur en sciences maritimes et président de l’association Houtiyat, qui œuvre pour la protection du milieu marin.
Faïza est surprise : personne ne l’a informée. Ni le plagiste qui lui a loué le parasol et les chaises, ni l’employé de la buvette. Lors de la publication de la liste, un large bandeau « Baignade interdite » avait pourtant été installé à l’entrée de la plage. « Nous en avons mis plusieurs. Mais c’est vrai que celui à l’entrée a été enlevé par des habitants », dit Ali Bourras, responsable des relations avec les citoyens à la municipalité de La Goulette.
Buvettes et parasols
Dans ce quartier animé, les restaurants de poisson affichent complet les soirs d’été et la brise marine attire les visiteurs venus de quartiers enclavés. Alors, les commerçants préfèrent fermer les yeux. « Ce n’est pas cette plage qui est interdite, c’est celle à côté du canal », avance Mohamed, serveur dans un café.
« On nous a privés de nos plages à Radès et à Ezzahra, et maintenant on ne peut même plus venir se baigner ici ? », s’indigne Faïza, alors que ses enfants et neveux s’amusent dans l’eau. « Et pourquoi aménager la plage si on n’a pas le droit de s’y baigner ? », ajoute-t-elle, encore incrédule. De fait, buvettes, poste de secours, parasols et mobiliers de plage sont bien en place.
« Notre rôle s’est limité à poser les bannières après la publication de la liste par le ministère de la santé. On ne peut rien faire de plus », admet Ali Bourras, qui renvoie la responsabilité à l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL), l’organisme public chargé notamment de la propreté des plages. Autrefois, les autorisations d’exploitation des parcelles du domaine public maritime étaient délivrées par la municipalité. Mais depuis deux ans, l’APAL a repris ses prérogatives.
Interrogé sur les risques liés à la baignade sur une plage déclarée impropre, Samir Ouerghemmi, directeur de l’hygiène du milieu et de la protection de l’environnement au ministère de la santé, se veut rassurant. « La liste date de juin, elle n’est plus d’actualité », affirme-t-il, alors que le ministère ne publie chaque année qu’une seule version, sans mise à jour. « A La Goulette, avec les courants marins, le risque est moindre », poursuit-il, ajoutant qu’aucun cas grave de contamination n’a été signalé. Selon lui, une modernisation des stations d’épuration gérées par l’Office national de l’assainissement (ONAS), principal acteur incriminé avec les industries, est en cours. Il n’est toutefois pas en mesure d’en détailler l’avancement.
En 2025, 539 plages ont été analysées par les services du ministère selon les normes fixées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le communiqué officiel ne précise pas, en revanche, que seules les plages fréquentées et dont la pollution n’est pas immédiatement visible sont concernées par ces analyses. De larges portions du littoral touchées par une pollution industrielle chronique – qu’elle soit textile, agroalimentaire ou chimique – dans des régions comme Monastir, Sfax ou Gabès ne sont pas prises en compte.
Les poissons meurent
Face à la colère croissante suscitée par les rejets industriels et les eaux usées, notamment dans la baie de Monastir, le président Kaïs Saïed, toujours prompt à dénoncer des complots, s’en est pris, lors d’une visite surprise dans la nuit du 9 au 10 juillet dans les gouvernorats de Nabeul et Monastir, à de supposés « lobbies » responsables selon lui de la pollution marine. Il a également mis en cause l’ONAS et l’APAL, dont l’inaction serait un « crime contre le peuple tunisien ».
Sami Mhenni dénonce pour sa part un problème structurel, insoluble à court terme. L’essor des industries textiles et agroalimentaires tournées vers l’export, la multiplication des ports et la pression démographique ont selon lui contribué à l’asphyxie du golfe de Tunis, de la baie de Monastir et des régions industrielles du Sud, comme Sfax et Gabès. Outre son impact sur le tourisme – principalement local, les zones hôtelières étant relativement épargnées –, cette pollution a des effets alarmants sur la biodiversité marine et la pêche.
« Il faudrait un programme national de réhabilitation des stations d’épuration, une vraie stratégie pour le traitement des eaux usées. Mais rien de concret n’est engagé. Et ce sont les petits pêcheurs, déjà fragiles, qui en paient le prix », regrette Sami Mhenni. Dans la baie de Monastir, la mer est rosâtre, les odeurs nauséabondes et les poissons meurent. Une situation en grande partie due aux rejets des industries textiles et aggravée par les effets du dérèglement climatique, selon plusieurs rapports du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).
« Tout cela est le fruit d’une politique économique sauvage menée pendant des décennies pour insérer la Tunisie dans la mondialisation via la sous-traitance textile. L’Etat reconnaît le problème mais ne fait rien pour y remédier, invoquant un manque de moyens. Des pans entiers de notre littoral ont été sacrifiés à un modèle extractiviste qui pompe nos ressources naturelles pour alimenter l’exportation », fustige Mounir Hassine, responsable du FTDES à Monastir.
A La Goulette, Faïza, elle, est résignée. Les vacances s’achèvent. Il faut bientôt reprendre le travail. Elle espère pouvoir un jour se baigner à Radès, près de chez elle. Une plage dont elle n’a jamais pu profiter. « On entend juste les anciens en parler. Ça devait être magnifique. Quel gâchis ! »