Travail forcé, maladies, disparitions : à Saya de Malha, les dérives de la pêche industrielle
16 mai 2025
16 mai 2025
Face à des ressources qui s’amenuisent près des côtes, le banc de Saya de Malha, dans l’océan Indien, attire de plus en plus de navires de pêche. Mais dans cette oasis isolée en pleine mer, les conditions de vie à bord des bateaux sont souvent très difficiles. Navigation, alimentation, maladies et conflits… un périple conduisant parfois à la mort.
En octobre 2022, un couple américano-britannique passionné de navigation, Kyle et Maryanne Webb, navigue sur leur yacht dans une zone reculée de l’océan Indien, juste au sud du banc de Saya de Malha, lorsqu’il aperçoit une embarcation jaune vif et turquoise, avec une douzaine de drapeaux rouges et orange flottant sur le toit de sa cabine. C’est un bateau de pêche sri-lankais.
À son bord, l’équipage apparaît désespéré et fortement amaigri. Les membres expliquent au couple avoir navigué environ 3 700 kilomètres depuis leur port d’attache à Beruwala, au Sri Lanka. Ils sont en mer depuis deux semaines et n’ont attrapé que quatre poissons. Ils supplient les époux Webb de leur offrir de la nourriture, des sodas et des cigarettes. Ces derniers leur fournissent ce qu’ils peuvent, y compris de l’eau douce, puis poursuivent finalement leur route. « Ils étaient clairement dans une situation financière difficile », raconte Maryanne Webb. « Cela m’a brisé le cœur de voir jusqu’où ils doivent aller pour subvenir aux besoins de leurs familles. »
Un mois plus tard, à nouveau près du banc de Saya de Malha, le même équipage hèle un autre navire — le S.A. Agulhas II, le navire de recherche océanique de l’ONG Monaco Explorations. Cette fois, l’équipage sri-lankais est presque à court de carburant. L’équipe de chercheurs n’en a pas mais leur fournit tout de même une nouvelle fois de l’eau potable et des cigarettes. Les Sri-Lankais leur donnent, eux, du poisson en guise de contrepartie. Après cette nouvelle rencontre, les pêcheurs restent en mer six mois de plus et ne reviennent à Colombo, la capitale du Sri Lanka, qu’en avril 2023.
Situé à des centaines de kilomètres du port le plus proche, le banc de Saya de Malha est l’une des zones les plus reculées de la planète. À l’image de ce navire sri-lankais, s’y rendre est forcément un voyage long et périlleux pour les milliers de pêcheurs qui viennent y travailler. Il faut s’éloigner des côtes pendant parfois plusieurs semaines, au risque de subir des phénomènes météorologiques intenses ou des accidents.
La pêche est le métier le plus dangereux au monde, avec plus de 100 000 pêcheurs qui meurent chaque année au travail.
Mais aux risques du voyage en lui-même vient s’ajouter une autre menace pour l’équipage : isolé en plein mer, loin des yeux des autorités, s’aventurer jusqu’à Saya de Malha va souvent de pair avec des conditions de vie très difficiles à bord des navires.
Du fait de l’éloignement, certains navires pratiquent en effet ce qu’on appelle le transbordement, c’est-à-dire que plutôt que de rentrer régulièrement au port pour déposer leur butin, refaire leurs réserves en nourriture et eau potable et permettre à leur équipage de se reposer, ils préfèrent transférer leurs marchandises à des navires frigorifiques qui se chargeront de faire le voyage et ainsi rester plus longtemps en mer. Une solution plus économique, quitte à manquer de réserves.
L’isolement cache ainsi bien souvent des conditions de travail sinistres. En janvier 2016, par exemple, trois navires thaïlandais ont quitté le banc de Saya de Malha pour rentrer en Thaïlande. Pendant le voyage, 38 membres d’équipage sont tombés malades. Le temps d’arriver, six d’entre eux étaient morts. Les autres ont été hospitalisés. Tous souffraient du béribéri, une maladie neurologique causée par le manque de vitamine B1 et provoquée par une alimentation trop peu variée. Les symptômes : picotements, brûlures, engourdissements, difficultés respiratoires, léthargie, douleurs thoraciques, vertiges, confusion, œdèmes des membres inférieurs.
Cette maladie, évitable mais mortelle si elle n’est pas traitée, a pourtant été pratiquement éradiquée aujourd’hui et ne se cantonnait autrefois qu’aux prisons, aux asiles et aux camps de migrants. Qu’une telle maladie survienne en mer est donc « clairement le signe qu’une négligence criminelle » a eu lieu, ont dénoncé conjointement des experts en charge de l’enquête.
Si aujourd’hui moins de navires thaïlandais se rendent sur le banc de Saya de Malha, les interrogations sur les conditions de travail de ceux qui s’y aventurent persistent.
En avril 2023, Ae Khunsena monte à bord du Chokephoemsin 1, un chalutier bleu vif, à Samut Prakan, en Thaïlande, pour une expédition de cinq mois dans l’herbier marin. Selon un rapport de Stella Maris, une ONG d’aide aux pêcheurs, les heures à bord sont éprouvantes pour un salaire de misère : Ae Khunsena gagne 10 000 bahts, soit environ 270 dollars par mois, selon son contrat.
Sa vie bascule après trois mois en mer. Lors d’un appel Facebook avec sa famille, il raconte avoir été témoin d’une bagarre qui a fait au moins un mort. Le cadavre, précise-t-il, est conservé dans une chambre froide à bord. Quand sa famille demande à en savoir davantage, le jeune pêcheur temporise. Selon lui, un autre témoin de l’incident a reçu des menaces de mort et a sauté du bateau.
Cet appel, le 22 juillet 2023, est le dernier du jeune homme à sa famille. Quelques jours plus tard, le 29 juillet, il passe par dessus bord à l’arrière du navire. L’incident est capturé par des caméras de sécurité. C’est un homme, nommé Chaiyapruk Kowikai, qui apparaît sur le contrat de Ae Khunsena comme son employeur, qui annonce la nouvelle à la famille. Selon ses dires, le capitaine a passé une journée à sillonner la zone pour lui porter secours, en vain.
Le navire revient finalement au port, en Thaïlande, environ deux mois plus tard. Sur place, après une brève enquête, la police et la compagnie concluent à un suicide. Une hypothèse, assurent-t-elles, confirmées par les images de vidéosurveillance qui montrent le jeune homme totalement seul lorsqu’il est passé par-dessus bord.
En septembre 2024, une équipe de The Outlaw Ocean Project s’est rendue dans le village natal d’Ae Khunsena, à environ 300 km au nord-est de Bangkok. L’équipe a interrogé la mère et la cousine du jeune homme, ainsi que l’inspecteur du travail local, le chef de la police, un travailleur humanitaire et un responsable de la société maritime. Et du côté de sa famille, la thèse du suicide soulève des questions. « Pourquoi sauterait-il ? », interroge ouvertement sa cousine. « Il n’avait de problèmes avec personne. »
« Il voulait me voir », ajoute sa mère, affirmant que son fils assurait constamment, lors de ses appels, avoir l’intention d’être à la maison pour la fête des Mères. Pour les deux femmes, le scénario est clair : Khunsena a probablement été témoin d’un crime violent et on l’a fait taire en l’obligeant à sauter par-dessus bord.
Comme c’est souvent le cas avec les crimes en mer, les preuves sont limitées, les témoins peu nombreux et peu fiables. Impossible, en l’état, de savoir si Khunsena a été tué. Peut-être a-t-il été réduit au silence en recevant l’ordre de sauter par-dessus bord. Peut-être qu’il a sauté du bateau du fait d’une dépression ou d’autres problèmes de santé mentale. Quel que soit le scénario, il y a une constante : les conditions de travail et de vie sont telles que certains y perdent la vie.
Et la tragédie humaine dans ce territoire reculé ne concerne pas seulement les pêcheurs. Le banc de Saya de Malha est aussi devenu une route de transit pour les migrants fuyant le Sri Lanka.
Depuis 2016, des centaines de Sri-Lankais tentent de rejoindre La Réunion, territoire français, en embarquant à bord des bateaux de pêche en route pour Saya de Malha. Rares sont ceux à parvenir à atteindre leur destination et si c’est le cas, ils font souvent l’objet d’une procédure d’expulsion immédiate.
Le 7 décembre 2023, un navire sri-lankais qui venait de passer trois mois à pêcher à Saya de Malha est ainsi entré illégalement dans les eaux autour de La Réunion. Les sept membres d’équipage ont été interpellés par les autorités locales et rapatriés au Sri-Lanka deux semaines plus tard.