Sur l’île « la plus dense au monde », on vit déjà les pieds dans l’eau
21 novembre 2025
21 novembre 2025
Dans les Caraïbes colombiennes, une île artificielle voit son existence menacée par la montée des eaux et l’érosion côtière. Les habitants, livrés à eux-mêmes, tentent de gagner du temps.
Santa Cruz del Islote (Caraïbes colombiennes), reportage
Depuis Carthagène des Indes, dans le nord de la Colombie, l’archipel San Bernardo est accessible en à peine deux heures de bateau à moteur. Du moins lorsque la mer n’est pas, comme ce jour-là, agitée par les violents remous que charrie jusqu’ici l’ouragan Melissa, dont le cœur a dévasté la Jamaïque. Quand enfin la mer s’apaise, l’horizon dévoile un paysage paradisiaque : dix îles coralliennes de tailles variables, la plupart couvertes de mangroves. L’une d’elles détonne dans cet ensemble : entièrement artificielle, Santa Cruz del Islote émerge comme un amas de constructions imbriquées, posé sur l’eau. Une île qui pourrait bien, un jour, être engloutie par la montée des eaux.
Colonisé il y a 200 ans par des pêcheurs afrodescendants venus profiter de l’abondance de la ressource halieutique locale, l’îlot originel s’est progressivement étendu, explique Adrian Caraballo, 27 ans, qui se présente comme l’un des leaders environnementaux de ce territoire qui abrite désormais sur 1,5 hectare — soit deux terrains de foot — une communauté de plus de 816 personnes. « Ici le bonheur se mesure en sourires, pas en mètres carrés », lit-on sur un mur de l’île, qui s’est forgée la réputation non corroborée d’être la plus peuplée au monde.
Si la communauté a en effet développé cet art de vivre simple qu’elle revendique, elle ne cache pas non plus l’abandon étatique qui suinte de toutes parts : habitat précaire, infrastructures délabrées, absence d’accès à l’eau potable et électricité qui joue les dilettantes.
Cet après-midi, les rues et ruelles qui lézardent l’île sont, comme chaque jour à cette heure-ci, inondées par la marée. Pieds nus ou en tongs, de l’eau jusqu’aux chevilles, les habitants circulent comme si de rien n’était. Des enfants en profitent pour jouer à la pêche à la ligne ou faire naviguer des bateaux miniatures, entre deux détritus flottant à la surface. « À cette période de l’année, ça monte très fort », commente dans un haussement d’épaules une vieille femme assise sur sa chaise en plastique.
À la précarité socio-économique de Santa Cruz del Islote se greffe en effet la vulnérabilité de l’archipel au changement climatique. Situées en moyenne à 2 mètres au-dessus du niveau de la mer, « ces îles coralliennes quasi planes sont constituées de matière calcaire issue principalement de squelettes de coraux et de mollusques assez récents qui ne se sont pas reminéralisés et n’ont été que partiellement cimentés, explique le biologiste Juan Manuel Diaz, de la Fondation MarViva. Peu consolidés, ils sont très vulnérables à la montée des eaux et à l’érosion côtière ».
Plusieurs ont déjà disparu, la dernière en date étant la petite île Maravilla, quand l’île Panda face à Santa Cruz est désormais coupée en deux. Un sort qui attend, à plus ou moins long terme, tout l’archipel, et menace le mode de vie de ses quelque 1 500 habitants. « À ce rythme, ils ne pourront plus vivre ici d’ici vingt-cinq ans », estime Juan Manuel Diaz.
Face à cette situation, les habitants ont bricolé des solutions pour se protéger des marées de plus en plus hautes et fréquentes, « en créant de petits murets devant les maisons qui empêchent désormais l’eau d’y pénétrer », explique Adrian Caraballo.
Des protections de plus grande ampleur, comme la construction d’un mur de contention, le jeune activiste n’y croit pas : « Cela requiert des études maritimes, de sol, de vent, de courants : c’est de l’argent, or la communauté n’en a pas et l’État ne veut pas agir. » En outre, « l’archipel se trouvant au cœur d’un parc naturel national, ce type d’ouvrage est interdit », complète Juan Manuel Diaz.
Le soleil en déclinant adoucit la lumière qu’il jette sur la mer des Caraïbes, dont le bleu cyan vire progressivement au bleu-vert. Une brise légère vient peu à peu chasser la chaleur suffocante et moite de la journée. Sur l’un des pontons de l’île, une dizaine d’enfants et d’adolescents chargent, un à un, des plants de mangroves sur une petite embarcation fatiguée, sous la houlette d’Adrian.
Depuis 2022, il mène avec un groupe de jeunes de l’île un projet, baptisé Ecosabios, de reforestation des mangroves sur les îles alentour : la seule solution capable, selon lui, de faire gagner du temps à la communauté. Principale végétation des îles, elles sont coupées et dégradées « pour vendre des terrains où construire des hôtels et cabanes touristiques ». Or en plus d’être l’habitat de nombreuses espèces, « leurs racines denses jouent un rôle majeur de barrière filtrante contre l’érosion, les marées et la montée de l’eau ».
Une fois chargé, le bateau plein à craquer se dirige en tanguant dangereusement vers l’île de Tintipán, juste en face. Par un étroit passage, il pénètre au sein d’une clairière ouverte dans la jungle de mangroves. « Ce terrain rasé nous a été confié pour que nous le restaurions. »
Dans cette atmosphère hostile saturée de moustiques, les jeunes se jettent dans l’eau vaseuse et s’attellent à la tâche dans un joyeux chaos. Adrian, tentant de les canaliser, leur rappelle comment planter : creuser un trou dans le fond vaseux, y placer bien droit le plant, et recommencer en laissant l’espace d’un bras entre deux arbres. « La marée est haute ce soir, c’est plus difficile. »
Depuis 2023, le groupe en a planté environ 4 000, le frein principal étant « le financement des arbres, qui dépend de dons ». En parallèle, les jeunes participent aussi à des ateliers sur la conservation des tortues et à des opérations de nettoyage, l’objet d’Ecosabios étant de « semer dans la jeune génération un sentiment culturel et émotionnel d’appartenance vis-à-vis de l’écosystème au cœur duquel ils vivent, dont dépend leur subsistance et qu’ils pourraient perdre ».
L’école aussi entend jouer ce rôle de sensibilisation. « Depuis cette année, le projet pédagogique est centré sur l’idée de “merritoire” », explique le professeur de sciences naturelles Orlando Herrera, qui a fait ce jour-là fabriquer à sa classe des tortues à partir de déchets plastiques. L’idée est « d’ancrer la perspective écologique dans leur relation à la communauté, à sa culture et à son lieu de vie, qu’ils comprennent que c’est un tout ».
« Une tâche ardue », estime-t-il, car sur l’île, la question environnementale se heurte aux principales sources d’emploi, le tourisme et la pêche, dont certaines pratiques fragilisent l’écosystème. Par conséquent, « l’idée d’environnement est souvent associée à l’autorité du parc naturel national perçue comme punitive » dans un contexte où, par ailleurs, l’État est absent.
« Ils viennent mettre des amendes alors que les hôtels en face construisent n’importe comment sans qu’on ne leur dise rien », estime un habitant, furieux d’avoir reçu une amende de 20 millions de pesos (4 600 euros) pour avoir agrandi son hôtel sans permis. Un aquarium de requins illégal dans lequel viennent nager des touristes fait aujourd’hui l’objet d’une polémique à la suite d’un accident, ce qui divise les habitants.
« Ce n’est peut-être pas bien, soupire l’un d’eux, mais qu’on vienne alors nous proposer des alternatives. » Le problème, regrette Adrian, étant que les autorités « ne viennent pas échanger avec la communauté, réfléchir à des propositions compatibles avec la conservation qui bénéficieraient à tous ».
En attendant, lui entend conscientiser les parents à l’avenir de l’île à travers les enfants. « On avance : au début, quand on expliquait qu’il fallait arrêter de manger des tortues, les parents nous traitaient de fous, nous grondaient. »
Mais l’avenir des îles à long terme reste un sujet tabou. Pour Juan Manuel Diaz, l’État doit dès à présent « anticiper le transfert futur de ces populations vers le continent ». Si la jeune génération se projette moins sur l’île que ses parents, la voir disparaître reste inenvisageable. « Dieu nous protégera. Ou bien on construira un deuxième étage », balaie en riant un adolescent.