Supporters de foot, agriculteurs… Une ville tunisienne unie contre la pollution
24 juillet 2025
24 juillet 2025
À Gabès, en Tunisie, un projet d’usine d’ammoniac vert ravive la colère dans une ville déjà asphyxiée par la pollution de l’industrie du phosphate. Unie derrière ces revendications, la population craint la répression policière.
Assis devant un salon de coiffure du quartier populaire de Menzel, un groupe de jeunes s’abrite de la chaleur suffocante de Gabès, dans le sud-est de la Tunisie. « Ici, tu étouffes encore plus avec la pollution », explique Ahmad [*], 24 ans, se tenant la gorge avec les mains. Le jeune homme arbore fièrement le maillot rouge et noir de l’Avenir sportif de Gabès (ASG), l’un des deux clubs de football de la ville, qui compte 107 000 habitants.
Les murs des rues environnantes sont bariolés de graffitis réalisés par les ultras de l’ASG. Certains célèbrent l’amour du club, d’autres critiquent les violences policières, mais beaucoup dénoncent aussi la dégradation de l’environnement, dans cette région fortement touchée par les activités du Groupe chimique tunisien (GCT), une entreprise publique spécialisée dans l’industrie du phosphate. « C’est notre droit et notre devoir de nous intéresser au problème de la pollution », dit Ahmad.
Depuis le début de l’année, plusieurs groupes d’ultras de Gabès se joignent régulièrement à une série de manifestations, à l’appel du réseau Stop pollution – Nous voulons vivre. « On ne vise pas spécifiquement les jeunes ou les ultras, mais tous les citoyens de la ville », dit Aziz Chebbi, chercheur en sciences politiques et membre de ce collectif citoyen fondé à Gabès au lendemain de la révolution tunisienne, en 2012.
La nouvelle vague de mobilisation a été provoquée par l’annonce, en mars, de l’implantation d’une usine de production d’ammoniac vert sur le site du GCT. Utilisé avec le phosphate pour fabriquer des engrais, l’ammoniac « vert » est en fait fabriqué grâce à de l’hydrogène produit à partir d’une énergie décarbonée. « Les gens meurent déjà à cause de la pollution. Ils veulent en tuer encore plus ? » s’insurge Ahmad. Aucune donnée publique n’existe dans le pays sur les maladies et la mortalité liées à la pollution.
Selon la banque publique de développement allemande annoncée comme partenaire du projet, si « la possibilité d’un projet pilote avec le GCT » a été étudiée, « aucune suite n’a été donnée ». L’état d’avancement du projet sans ce partenaire, qui n’a pas donné de justification à son retrait, est donc pour l’instant incertain.
Lors de la deuxième manifestation devant le siège du gouvernorat — l’équivalent d’une préfecture française —, le 23 mai, plusieurs militants ont été arrêtés et emmenés dans des fourgons de la police. Trois d’entre eux — dont un mineur — ont été condamnés dans la foulée de deux à quatre mois de prison ferme.
Libérés provisoirement après une douzaine de jours, les activistes dénoncent des violences subies en détention. Leur histoire doit, selon eux, servir d’exemple à une population de plus en plus réceptive aux discours militants sur l’écologie.
« Bien entendu que c’est inquiétant, on n’a pas besoin de ça, il y a déjà la sécheresse », explique Dali [*], en aspergeant de désherbant ses plantations. Depuis vingt-cinq ans, ce retraité s’occupe d’un petit champ de corètes potagères, planté dans l’oasis de Chenini, situé près du centre-ville et dont les nappes abreuvent depuis des siècles les habitants de Gabès.
Comme beaucoup d’autres, Dali craint que la nouvelle usine d’ammoniac intensifie la pression sur des ressources déjà limitées. « Ce projet est fondé sur de l’hydrogène vert, dont la production nécessite beaucoup de ressources en eau pour la séparation par électrolyse », résume Aziz Chebbi.
Le chercheur rappelle aussi que le GCT pourrait choisir de passer par le dessalement des eaux de mer, avec « des risques pour l’agriculture et la biodiversité » liés aux rejets de déchets salins. Un potentiel coup de grâce pour les plages déjà très polluées de Chott Selem, adjacentes aux usines du GCT, à moins de 3 km du centre-ville. « Tu sens que tu t’empoisonnes en respirant », explique Lotfi, en agitant sa main dans l’air lourd et nauséabond, sur la terrasse d’un café près de la plage.
« Lorsque la répression s’accentue, elle menace l’engagement »
« Depuis l’implantation des usines dans les années 1970, la situation environnementale dans la zone s’est aggravée : sécheresse, baisse de la biodiversité et hausse du taux de cancer », dit Aziz Chebbi. Chauffeur de taxi, Lotfi rentre chaque jour dormir chez lui à Matmata, plus de 25 km au sud. « La ville est belle, les gens sont accueillants, mais elle est complètement polluée », déplore le chauffeur de taxi, effrayé par les risques potentiels sur sa santé.
Selon Aziz Chebbi, la population a été sensibilisée ces derniers mois grâce à « du militantisme de terrain et des publications sur les réseaux sociaux », parvenant à ramener aux manifestations « différentes classes sociales », comme les supporters de football, et « les jeunes diplômés et les familles ».
Cependant, « lorsque la répression s’accentue, elle menace leur engagement », dit le chercheur. « La répression policière ne concerne pas que nous, mais toute la Tunisie », ajoute-t-il. Depuis le coup d’État institutionnel de juillet 2021, le président, Kaïs Saïed, s’est attaqué à plusieurs activistes et associations défendant les migrants, le féminisme, et même la cause palestinienne.
S’ils partagent tous la même inquiétude, Dali, Lotfi et le reste des habitants interrogés expliquent ne pas vouloir se rendre aux manifestations contre la nouvelle usine. Même les ultras de l’ASG ne veulent pas parler des arrestations de mai, qui concernent pourtant certains de leurs membres. Bien qu’une marche ait été organisée le 5 juin pour la journée mondiale de l’environnement, plus aucune manifestation n’a eu lieu depuis.
En 2017, l’État tunisien s’était engagé à démanteler les unités polluantes du GCT et avait inscrit le phosphogypse — un déchet issu de la production d’engrais phosphatés — sur la liste des déchets dangereux. Sans avoir appliqué cette première décision, le gouvernement de Kaïs Saïed a aussi déclassé le phosphogypse comme polluant, début mars 2025.
Cette gouvernance de plus en plus autoritaire n’empêche pas les pays européens d’approfondir la coopération avec la Tunisie, y compris dans le domaine énergétique. Ainsi, en mai 2024, les autorités tunisiennes ont présenté leur stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène vert à l’horizon 2050, élaborée avec l’agence de coopération internationale allemande (GIZ).
« Ils veulent faire revenir la colonisation en Tunisie, c’est ça qu’on combat »
La Tunisie ambitionne de porter sa capacité de production à plus de 8 mégatonnes (Mt) par an « dont environ 6 Mt pour l’export par pipeline ». En quête d’alternatives au gaz russe, l’Allemagne se positionne déjà comme un client de choix pour l’hydrogène mais aussi pour l’ammoniac vert, pour la production d’engrais et pour d’autres usages industriels.
Pour beaucoup d’habitants de Gabès, la pollution qu’ils endurent est d’autant plus insupportable qu’elle servirait en priorité les intérêts de pays étrangers. « Ils veulent faire revenir la colonisation en Tunisie, c’est ça qu’on combat », revendiquent Ahmad et ses amis. « Ces projets exploitent leurs ressources naturelles sans aucun gain pour la Tunisie », dit Aziz Chebbi.
Interrogée sur les critiques adressées aux projets qu’elle soutient, la GIZ explique qu’elle fournit des « formations sur les aspects réglementaires, technologiques, économiques et sociaux liés à la production d’hydrogène vert » auprès des parties prenantes à la stratégie nationale.
Et, si le projet polémique de site de production d’ammoniac vert de Gabès reste pour l’instant lettre morte, les militants maintiennent aussi leur garde. Sans qu’aucune date n’ait encore été annoncée, le collectif Stop Pollution annonce déjà un « deuxième round » de manifestations.