Sultan Al-Jaber, le contesté président de la COP28 à la manœuvre d’un accord inédit sur les énergies fossiles

 

Visage de ces négociations climatiques, le président de la 28ᵉ Conférence des parties, également PDG de la compagnie nationale pétrolière émiratie, a su faire de cette dualité un atout pour parvenir à un consensus.

Lundi 11 décembre, la COP vacille. Depuis la veille, Sultan Al-Jaber, qui préside la 28e conférence mondiale sur le climat (COP28), tient la plume avec ses équipes. Après avoir écouté toutes les parties, il a la lourde tâche de rédiger le texte qui doit mettre tout le monde d’accord. La pression est maximale. Depuis dix jours, les ambitieux poussent en faveur d’une sortie des énergies fossiles. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole, qui sent le danger, a au contraire publié une lettre dans laquelle elle appelle à refuser tout compromis.

Lors du « majlis » convoqué le 10 décembre, le nom donné aux réunions traditionnelles dans la péninsule Arabique, Sultan Al-Jaber a entendu l’Irak et l’Arabie saoudite balayer l’idée même d’abandonner les hydrocarbures, mais aussi des dizaines de chefs de délégation décrire l’urgence à agir face à un dérèglement climatique de plus en plus concret.

Lundi, en fin de journée, le texte finalement publié semble guidé par les intérêts des producteurs d’hydrocarbures. Au milieu d’un document sans consistance, les Etats sont simplement « invités » à « réduire » leur consommation et leur production de fossiles. Il ne reste que vingt-quatre heures avant la clôture officielle de la COP. La fronde est immédiate : l’Union européenne, les Etats-Unis, l’Australie ou encore les petits Etats insulaires dénoncent un projet « inacceptable ».

« Le début de la fin » de l’ère du charbon

Sultan Al-Jaber considérait-il réellement ce texte comme équilibré, comme l’affirment plusieurs sources ? Ou s’agit-il d’une stratégie délibérée ? « Peut-être qu’il était nécessaire que ce brouillon soit mis sur la table, et que l’écho très défavorable qu’il a reçu a aidé la présidence à montrer aux autres pays producteurs qu’un tel accord ne passerait pas », observe Arnaud Gilles, responsable climat énergie au Fonds mondial pour la nature.

Au terme de longues négociations, un accord est finalement adopté mercredi 13 décembre. S’il est imparfait et comporte des lacunes, il marque, selon les observateurs, le « début de la fin » de l’ère du charbon, du pétrole et du gaz. Le texte prévoit notamment « une transition hors des fossiles pour arriver à la neutralité carbone en 2050 », avec une « accélération » au cours de cette décennie. Extrêmement contesté depuis sa désignation à la tête de la COP, Sultan Al-Jaber revendique une décision « historique ».« Les Emirats ont pris cette présidence pour montrer leur savoir-faire en termes de diplomatie internationale et ils y sont parvenus, estime Sébastien Treyer, le directeur général de l’Institut du développement durable et des relations internationales. Ils ont obtenu un accord qui n’est pas le plus petit dénominateur commun. Ils ont poussé certains groupes d’Etats à franchir leur ligne rouge. » « Il y a eu un engagement personnel de Sultan Al-Jaber, qui a joué un rôle important, salue également le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la transition énergétique. C’est un exemple de présidence réussie. »

A Dubaï, Sultan Al-Jaber, 50 ans (deux ans de moins que son pays) et désormais treize COP à son actif, a été le visage de ces négociations climatiques. Vêtu de sa tenue traditionnelle, voix forte, lunettes à monture noire, il a pris à partie à de multiples reprises les négociateurs, les appelant à trouver un consensus. Les exhortant à faire preuve de « pragmatisme et de flexibilité » pour atteindre un résultat « sans précédent ».

Répétant, comme un mantra, que l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C était son « étoile polaire ». « Je vous avais promis de me retrousser les manches, d’être à vos côtés à chaque minute », a-t-il encore rappelé, mercredi, en concluant la conférence. « Chaque président adopte une approche différente. Lui a clairement occupé l’espace », confirme Tom Evans, spécialiste de la diplomatie climatique pour le think tank E3G.

Double casquette à double tranchant

Dès le premier jour, le 30 novembre, il réalise un premier « coup » en faisant adopter la création du fonds pertes et dommages, saluée par toutes les parties. Il annonce dans la foulée 100 millions de dollars (91,8 millions d’euros) pour amorcer le fonds, soit une contribution aussi importante que celle de l’Allemagne.

Au premier jour de la COP28, la concrétisation du fonds pertes et dommages saluée comme une avancée importante
Ce début de COP réussi ne fait toutefois pas taire les critiques. Depuis sa nomination, en janvier, sa double casquette, de président de la COP et de président-directeur général (PDG) de la compagnie nationale pétrolière émiratie, est vivement contestée par une partie de la société civile et des scientifiques. Les critiques le hérissent. Le musellement de toute voix dissidente par les autorités de son pays ne l’a pas habitué à être pris à partie.

De nouvelles révélations viennent percuter la bulle des négociations à Dubaï : le 3 décembre, le quotidien britannique The Guardian publie une vidéo dans laquelle Sultan Al-Jaber semble remettre en question la nécessité de sortir des énergies fossiles. Se sentant injustement attaqué, il vient s’expliquer, à chaud, devant la presse. Il met en avant sa formation d’ingénieur qui comprend la science. « Cet homme ne tient pas ses nerfs », s’inquiète alors une source française. Après la conclusion de l’accord, mercredi, le ministre du climat danois, Dan Jorgensen, a estimé que les détracteurs du dirigeant émirati lui « devaient des excuses ».

Au cœur des discussions depuis un an, cette double casquette aura finalement été à double tranchant. Pour certains, les controverses, comme la présence d’un nombre record de lobbyistes des énergies fossiles, jettent une ombre et des doutes sur la légitimité même de la COP. A l’inverse, d’autres estiment que jamais le sujet des fossiles n’aurait pris autant de place dans les négociations si la COP28 ne s’était pas tenue dans un pays dont la prospérité est bâtie sur le pétrole et le gaz, et si elle n’avait pas été présidée par le PDG d’une entreprise d’hydrocarbures.

« Cet accord sera peut-être jugé plus crédible par les secteurs financier et pétrolier parce qu’il a été pris ici, à Dubaï », estime Arnaud Gilles. « Critiqué dès le départ pour sa double casquette, Al-Jaber était sous pression et voulait obtenir un résultat, juge aussi Laury Haytayan, directrice du Natural Resource Governance Institute de la région Moyen-Orient-Afrique du Nord. Il n’est pas de la famille royale donc il avait aussi une motivation personnelle à réussir. »

Contradictions

La COP28 n’aura toutefois certainement pas résolu toutes les contradictions de Sultan Al-Jaber. Il reste notamment à la tête d’une entreprise qui prévoit d’augmenter sa production d’hydrocarbures dans les prochaines années, contrairement à la route tracée par l’étoile polaire du 1,5 °C. « La grande question est maintenant de voir si les compagnies pétrogazières, dont celle qu’Al-Jaber dirige, vont aligner leur stratégie avec ce qui est prévu par l’accord », souligne Tom Evans.

Dans les quarante-huit dernières heures, tout s’est joué derrière des portes closes. Sans que les parties elles-mêmes ne sachent exactement qui Sultan Al-Jaber rencontrait. « Il a réussi sa fin de COP ; quand il est entré dans la plénière, il était sûr de son coup », remarque le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher.

Quelques jours plus tôt, Laurent Fabius, qui fut le président de la COP21 à Paris, lui avait conseillé de bâtir la confiance, de laisser les choses venir des négociateurs mais, surtout, de réussir sa conclusion. « J’ai assisté à une COP où le président a demandé s’il y avait des oppositions, une dizaine de mains se sont levées, il ne faut pas faire ça », avait précisé M. Fabius. Mercredi, le président de la COP28 a lu un court texte, n’a pas posé de questions puis a fait tomber le marteau. Scellant, ainsi, un accord inédit sur les énergies fossiles.
Matthieu Goar (Dubaï [Emirats arabes unis], envoyé spécial), Perrine Mouterde et Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante). 

Source: Le Monde