Sonia Seneviratne, scientifique du GIEC : « Il faut faire notre deuil du climat du passé »

La climatologue suisse Sonia Seneviratne remarque, dans un entretien au « Monde », une forme de banalisation face aux événements extrêmes. Elle redoute le franchissement de points de bascule aux conséquences imprévisibles.

Canicule aux Etats-Unis, incendies en Russie, pluies torrentielles en Chine… La climatologue suisse Sonia Seneviratne, professeure à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et vice-présidente du groupe de travail 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), revient sur les multiples événements extrêmes qui frappent actuellement la planète.

 

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Le dérèglement climatique est-il l’unique responsable de toutes les catastrophes qui se multiplient en 2024 ?

 

Ce qui est frappant, c’est que tout cela survient alors que l’on est globalement sorti de la phase d’El Niño [un réchauffement du Pacifique équatorial qui tire les températures mondiales à la hausse]. C’est donc bien majoritairement les effets du changement climatique, lié aux activités humaines, qui se matérialisent sous nos yeux de manière dramatique. La planète s’est réchauffée de 1,2 °C comparé à l’ère préindustrielle, entraînant des canicules plus nombreuses, longues et intenses. Un air plus chaud augmente l’évaporation des sols, aggravant les sécheresses. Mais, dans le même temps, il peut contenir plus d’humidité, ce qui accroît les précipitations extrêmes. Avec le réchauffement, les cyclones tropicaux ont tendance à devenir plus intenses et à entraîner plus de pluies, comme on l’a vu avec Beryl.


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Est-ce une nouvelle normalité ?

 

Pas vraiment, car si l’on ne réduit pas immédiatement les émissions de gaz à effet de serre, la situation va encore empirer. Des vagues de chaleur qui avaient lieu une fois tous les dix ans à l’ère préindustrielle ont lieu trois fois tous les dix ans avec 1 °C de réchauffement global. Elles auront lieu quatre fois tous les dix ans avec un réchauffement de 1,5 °C et neuf fois avec + 4 °C. A + 2 °C, les précipitations seront en moyenne 70 % plus fréquentes sur les continents et, à + 4 °C, 170 %.

Le dérèglement climatique n’est pas une crise passagère. Dans le meilleur des cas, si l’on parvenait à réduire à zéro les émissions nettes de gaz à effet de serre, on pourrait stabiliser la température. On connaîtrait alors des canicules, des précipitations extrêmes ou des sécheresses aussi fréquentes et intenses qu’aujourd’hui. Dans le pire des cas, on subira des événements sans commune mesure avec ceux actuels, avec un système climatique encore plus instable et le risque d’atteindre des points de bascule globaux ou régionaux. De toute façon, nous ne reviendrons plus au climat du XXe siècle. C’est différent de la crise liée au Covid-19, où l’on a trouvé un vaccin et l’on est retourné à la normale. Il faut faire notre deuil du climat du passé.

 

Nous risquons donc de franchir des points de non-retour…

La température moyenne du globe est sans précédent depuis plus de cent mille ans. Nous sommes en terre inconnue, dans des conditions de plus en plus difficiles à évaluer faute de précédents. Dans ce régime incertain, nous pourrions franchir prochainement des points de bascule régionaux, avec des changements abrupts, comme la disparition des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest, le dégel du pergélisol [les sols gelés en permanence], l’extinction des coraux ou l’effondrement de la forêt amazonienne. Cela dit, il reste de fortes incertitudes sur les niveaux de réchauffement qui pourraient déclencher ces ruptures. Les modèles climatiques ont du mal à les représenter.

On commence déjà à atteindre des limites à l’adaptation. En 2022, en Europe, 60 000 personnes sont mortes de la canicule. Dans les années à venir, certaines régions vont être touchées tellement fréquemment par des événements extrêmes que la question va se poser de continuer à y vivre. A long terme, certaines petites îles seront rayées de la carte si le réchauffement ne peut pas être contenu dans les limites fixées par l’accord de Paris.

Une famille dans un « cooling center » du Sunnyside Health and Multi-Service Cente, près de Houston (Texas), le 10 juillet 2024, après que l’ouragan Beryl ait frappé la région. KAREN WARREN/HOUSTON CHRONICLE/AP
Un réchauffement de 2 °C [que l’on devrait atteindre dans les années 2050 au rythme actuel des émissions] entraînerait des risques majeurs et en cascade pour la société humaine : il pourrait provoquer une diminution de la production agricole globale, entraînant des pénuries alimentaires à l’échelle mondiale et une hausse des prix de la nourriture. On en a déjà eu un aperçu après la sévère canicule en Russie en 2010. Le pays avait stoppé ses exportations de blé, provoquant une envolée des prix, l’un des facteurs qui ont contribué aux « printemps arabes ». Avec + 2 °C, il y a un risque que toutes les régions agricoles du monde soient touchées simultanément, ce qui pourrait déclencher des points de bascule dans la société en plus des points de bascule du système climatique.

 

La population a-t-elle pris la mesure de la gravité de la situation ?

En Europe, la majorité de la population ne nie pas le changement climatique, mais a tendance à sous-estimer ses impacts. Il y a une forme de banalisation, de lassitude, face aux événements extrêmes quand ils touchent les autres, qui se transforment en stupeur lorsque les impacts ont lieu chez soi. C’est malheureux, mais la majorité de la population et des politiciens semble avoir besoin de voir de leurs propres yeux les dégâts du dérèglement climatique pour y croire vraiment.

 

La réponse politique est-elle à la hauteur de l’urgence ?

 

Pour garder une chance de limiter le réchauffement à 1,5 °C, les émissions de CO2, qui sont provoquées à 90 % par les énergies fossiles, c’est-à-dire le pétrole, le gaz et le charbon, devraient atteindre un maximum, au plus tard en 2024, et commencer à diminuer en 2025. On n’en prend pas le chemin. Les mesures nécessaires ne sont pas populaires. Il faudrait limiter la consommation d’essence pour les voitures et accompagner cette transition pour les plus précaires, développer les énergies renouvelables, diminuer les chauffages au gaz et au fioul, réduire les voyages en avion et encourager ceux en train. Le pacte vert avait, par exemple, marqué des avancées, mais certains pays européens sont revenus dessus. 

Source: Le Monde