Simon Bernard : face à la pollution plastique, « le militantisme ne sert pas à grand-chose »

 

Cette île perdue dans l’océan Pacifique, connue pour être l’un des endroits les plus pollués sur Terre, était réputée impossible à nettoyer. En 2019, une expédition avait tenté de dépolluer l’atoll Henderson, et six tonnes avaient été collectées sur l’une de ses plages. Mais le récif de corail qui l’entoure avait condamné la mission à l’échec.

Cinq ans plus tard, une équipe de l’organisation Plastic Odyssey relevait à son tour le défi – avec succès cette fois. Créative et déterminée, celle-ci est allée jusqu’à tracter des radeaux portant les déchets à l’aide d’un parachute. Une tâche aussi délicate que spectaculaire que relate le documentaire qui lui est consacré, Plastic Odyssey – Mission Pacifique diffusé sur Canal+. 

Une corde de plus à l’arc de cette organisation dont le bateau-laboratoire sillonne les océans depuis 2022, afin de « découvrir, référencer et partager des solutions concrètes pour sortir de la crise des déchets plastiques. » De passage à Paris en décembre dernier, le cofondateur de Plastic Odyssey, Simon Bernard, s’est projeté pour Usbek & Rica dans le futur de la lutte contre le fléau de la pollution plastique. 

« Vouloir nettoyer les océans est utopique », expliquait à Usbek & Rica votre collègue Alexandre Dechelotte en 2018. Quel est l’objectif de cette mission de dépollution de l’île Henderson ? 

Simon Bernard

En une semaine, avec une équipe de dix personnes, nous avons nettoyé tout un site Unesco avec l’une des concentrations de déchets plastiques les plus fortes du monde. C’est un pas de côté par rapport à ce que l’on fait d’habitude, mais ça nous semblait intéressant de restaurer ce type d’endroits, qui sont des sanctuaires de biodiversité. Il y en a une cinquantaine sur Terre. C’est dommage de les laisser comme ça. 

On s’est rendu compte, sur ces îles-là, que la concentration de plastique sur les côtes est 400 fois supérieure à la plus grosse concentration du « continent de plastique » (dans l’océan Pacifique, ndlr). Les études scientifiques montrent qu’elles agissent comme des filets naturels, qui captent cette pollution marine et la stockent.

De plus, si on veut stopper cette pollution, il faut savoir d’où elle vient. Aujourd’hui, on ne le sait pas vraiment. Sur l’île Henderson, on pense que les déchets que nous avons ramassés sont issus entre 90 et 100 % de la pêche : il y a environ un tiers de filets, un tiers de bouées et un tiers de plastique rigide, a priori des caisses de pêche. Nous allons publier une étude scientifique plus détaillée sur le sujet.

Justement, un autre projet de nettoyage du plastique de l’océan, The Ocean Cleanup, affirme que le continent de plastique pourrait être nettoyé d’ici à 2034. Vous y croyez ? 

Simon Bernard

Oui, ça me paraît crédible parce qu’il n’y a en réalité pas grand-chose dans ce continent de plastique. C’est l’équivalent de la quantité de plastique qui se déverse tous les quelques jours dans l’océan, à raison de 19 tonnes de plastique par minute (l’ONG The Ocean Cleanup estime qu’il y a plus de 100 000 tonnes de plastique dans le continent de plastique, ndlr). 

L’organisation affirme qu’il faudrait dépenser 7,5 milliards de dollars pour y parvenir. De notre côté, on a calculé qu’il faudrait entre 7 et 10 milliards d’euros pour financer suffisamment de micro-usines de recyclage pour arrêter la pollution plastique, donc les vingt millions de tonnes de plastique qui se déversent chaque année dans l’océan. Avec cette somme, on arrêterait le problème. S’il faut commencer par quelque chose, c’est donc par cela. Toutes les solutions sont bonnes mais malheureusement, l’argent est limité. 

Si l’on veut nettoyer le plastique de l’océan, il faut commencer par là où il est le plus concentré. Nettoyer les filets naturels que sont les côtes et les îles me paraît beaucoup plus efficace que de tracter des filets à l’aide de bateaux dans des zones où le plastique est peu concentré.

 

Quid des micro et même des nanoplastiques ? Avez-vous des pistes pour s’attaquer à ce problème ?

Simon Bernard

Le microplastique représente 10 % des déchets plastiques (en termes de poids, mais 90 % en nombre, ndlr). Quand c’est micro, on peut encore filtrer, mais à l’échelle nano, on arrive à des dimensions où même les parois du cerveau ne les arrêtent pas. Il y a des solutions envisagées pour se débarrasser de ces particules mais à quoi cela sert-il ? Dans l’océan, il y a plein de plancton et de vie. On ne va pas filtrer l’intégralité des océans. En termes de priorité, c’est le dernier truc à faire parce que c’est le plus compliqué et le plus cher. Déjà, on enlève les macro-déchets, et ensuite si on a le temps, on filtre toute l’eau des océans et on trouve une manière de séparer le plancton des plastiques.

Avec l’expédition Plastic Odyssey, vous avez déployé des micro-usines de recyclage du plastique dans plusieurs pays, capables de traiter entre 200 et 600 tonnes de déchets par an. Ce modèle low-tech pourrait-il se généraliser dans le futur ? Est-ce complémentaire avec les grandes usines de recyclage ?

Simon Bernard

Oui je pense que c’est complémentaire. Dans les pays où l’on va, il n’y a pas trop de grosses usines, parce qu’il n’est pas rentable de transporter des déchets. C’est le gros défi : contrairement à l’aluminium ou au cuivre, ramasser du plastique pour le transporter et l’amener dans une grosse usine coûte beaucoup trop cher. Personne ne le fait, ou alors ça ne concerne que les bouteilles d’eau en PET, la plupart du temps. C’est le cas des grandes usines comme Veolia, par exemple, qui recyclent des déchets hyper spécifiques. Il y a bien sûr aussi du recyclage informel mais ça ne concerne pas non plus tous les plastiques. 

Dans nos micro-usines, on essaie donc de se concentrer sur des plastiques à faible valeur ajoutée qui ne vont pas être ramassés sinon : des sacs, des films plastiques… L’idée est de se dire que si l’on fait du décentralisé, on réduit le transport des déchets parce qu’on va amener l’usine à la source, où ceux-ci sont produits. 

Simon Bernard

Notre modèle est celui de la franchise : on va construire les machines, trouver les fonds auprès des banques et des clients, organiser la collecte, et puis on va les déployer. Les entrepreneurs formés n’auront alors plus qu’à faire tourner l’usine. D’ici trois à quatre ans, l’objectif est d’avoir une centaine d’usines. 

 

Que deviennent ces déchets recyclés ?

Simon Bernard

On peut en faire plusieurs choses. On a fait beaucoup de planches permettant de fabriquer des meubles, des palettes, ou encore des bancs, des poubelles… On en est encore au début, on commence à tester des trucs. On vient de faire un catalogue de produits finis. Tout le défi étant de trouver des produits que l’on peut écouler en grandes quantités, et qui ne vont pas redevenir des déchets. 

 

Ce modèle pourrait-il aussi avoir un avenir en France ?

Simon Bernard

Ça existe de plus en plus. Le Pavé, par exemple, c’est génial. Ce sont eux qui ont fait les podiums des JO. Il y en a environ une dizaine en France qui sont sur ce créneau. Mais vu que les salaires sont plus élevés, il faut faire des produits à très haute valeur ajoutée, très « design » et chers pour que ce soit rentable. 

Le modèle de Plastic Odyssey est plus adapté aux pays pauvres, où le recyclage crée de l’emploi. Au Sénégal, 50 % des jeunes sont sans emploi. Il y a un vrai intérêt pour ces activités pour le volet emploi. Sur les dix usines qu’on y installe, cela va créer 200 emplois directs, sans compter tous les emplois de la collecte, dans la vente des produits, etc.

 

Demain, le recyclage du plastique sera-t-il donc (plus) intéressant sur le plan économique ?

Simon Bernard

L’objectif sera d’être à l’équilibre avec ces usines, qui ne gagnent pas d’argent pour le moment. On ne sera jamais riche en recyclage du plastique, mais l’objectif est de ne pas dépendre de subventions pour pouvoir passer à l’échelle. Il faut construire un modèle économique qui marche, qui crée de l’emploi, qui recycle du plastique, et qui potentiellement génère aussi des crédits carbone (liés aux kilos de plastique qui auraient sinon été brûlés dans des décharges à ciel ouvert).

 

Les négociations du premier traité mondial contre la pollution plastique ont échoué en décembre dernier. Faut-il arrêter de compter sur la voie diplomatique pour régler le problème ?

Simon Bernard

Tout le monde savait que ça allait être un fiasco, et c’est pour ça qu’on n’y est pas allés. On aime bien les trucs concrets, rapides et efficaces. On n’est pas trop dans le plaidoyer, le « blabla » et le « y a qu’à ». Ça nous frustre. Quand on voit la COP21 qui était un énorme succès, dix ans plus tard ça n’a pas amené grand-chose. Sur le plastique, on est encore très, très loin d’arriver à un accord comme l’accord de Paris pour le climat. 

 

Vous n’êtes donc pas en lien avec des acteurs associatifs ou militants pour essayer de faire avancer la lutte contre la pollution plastique ?

Simon Bernard

C’est vrai qu’on ne le fait pas trop parce qu’en réalité, c’est de l’énergie qui ne sert pas à grand-chose aujourd’hui. Dans la majorité des pays dans lesquels on est allés, on a rencontré des ministres, des représentants de gouvernements. On se rend compte que dans quasiment tous les pays émettant le plus de pollution plastique, la corruption règne et les lois ne sont pas appliquées. 

Il y a quelques mois, par exemple, j’ai rencontré le ministère de l’Environnement au Cambodge et je lui ai demandé pourquoi il n’interdisait pas le plastique à usage unique. Il m’a répondu qu’il n’allait pas gâcher sa signature, car la loi ne serait de toute façon pas appliquée. Alors il va plutôt dans les universités du pays, où les étudiants sont invités à se réunir deux fois par semaine en criant très fort : « Demain, je n’achèterai pas de plastique ». C’est la méthode cambodgienne.

 

Si la voie législative est une impasse, il faut donc se résoudre à s’attaquer en priorité aux comportements individuels ?

Simon Bernard

Le problème réside dans ce qu’on appelle le triangle de l’inaction : consommateurs, politiques et industriels se renvoient tous la balle. On peut tourner en rond très longtemps comme ça. C’est pour cette raison que l’on essaie d’agir sur les trois, mais en réalité on n’a pas beaucoup de leviers d’action sur les politiques et les industriels, qui ne changeront que s’ils y sont contraints par la loi. On se rend compte que le dernier axe que l’on a dans ces pays-là, ce sont les consommateurs. 

Plastic Odyssey est sponsorisé par plusieurs entreprises telle que l’Occitane, la banque Crédit agricole, le géant du transport maritime CMA CGM… Comment éviter le greenwashing de la part de ces entreprises pas toujours exemplaires sur le plan environnemental ?

Simon Bernard

On essaie de travailler avec des entreprises qui ne vont pas dans le mauvais sens, qui n’ont pas d’intérêt à ce que le problème de la pollution plastique persiste. On est dans un modèle qui relève du sponsoring mais en réalité, il n’y a pas vraiment de communication de la part de ces entreprises, qui utilisent très peu leur contribution au projet. 

Source : usbeketrica