Sénégal : Les usines sur le littoral vident mers et marchés
5 juin 2025
5 juin 2025
Le 17 novembre 2024, le protocole d’application de l’accord de pêche entre le Sénégal et l’Union européenne est arrivé à échéance, sans être renouvelé. Cette décision marque une inflexion dans la politique halieutique du pays. Les autorités sénégalaises n’ont pas souhaité prolonger ce cadre de coopération, dans un contexte où la pression exercée sur les ressources halieutiques devient de plus en plus insoutenable. Si l’État ne rompt pas avec la coopération internationale, il donne cependant la priorité à la préservation de ses ressources et à une meilleure régulation du secteur. Une dynamique de réappropriation, renforcée par la volonté d’éviter les dérives observées ces dernières années sur le littoral, notamment avec certaines usines de transformation opérant à des niveaux d’exploitation massifs.
Entre 2020 et 2024, plus de 5 400 tonnes de farine et d’huile de poisson produites sur les côtes sénégalaises ont été exportées vers la Turquie, où elles alimentent l’industrie de l’aquaculture. Des entreprises comme Kılıç Deniz et Agromey transforment ainsi ces dérivés marins en intrants pour des élevages de poissons destinés au marché européen. Cette captation industrielle a coïncidé avec une chute brutale des captures de sardinelle, espèce essentielle dans l’alimentation des ménages sénégalais. Alors que le pays enregistrait plus de 100 000 tonnes de sardinelle par an il y a une décennie, les volumes actuels tournent autour de 10 000 tonnes. Dans les marchés, le prix du keccax, poisson séché populaire, a explosé, rendant inaccessible un aliment autrefois courant. La pénurie n’est pas due à un effondrement biologique mais à un détournement massif de la ressource vers des circuits industriels non destinés à la consommation locale.
Le paradoxe est flagrant : la pêche artisanale demeure un pilier de l’économie nationale — avec plus de 53 000 emplois directs et environ 500 000 indirects selon la FAO — mais ses conditions de survie se dégradent. En cause, la concurrence des unités industrielles installées sur les côtes, qui aspirent la ressource dès son débarquement. Pour tenter d’y répondre, les autorités sénégalaises multiplient les actions : renforcement du contrôle des usines, réglementation des volumes autorisés, fermeture de sites illégaux ou non conformes, et gel de nouvelles autorisations d’implantation dans certaines zones sensibles. Toutefois, ces efforts sont souvent freinés par l’absence d’alternatives économiques pour les pêcheurs, qui restent dépendants des acheteurs industriels pour écouler leur production.
Le Sénégal semble avoir tiré des leçons de la surexploitation. L’arrêt du partenariat avec l’UE n’est pas un repli mais une tentative de redéfinition de ses priorités : la souveraineté sur ses ressources et la protection des intérêts des communautés côtières. Cependant, tant que des milliers de tonnes de protéines marines quitteront le pays sous forme de farine pour nourrir des poissons d’élevage à l’étranger, l’équilibre entre commerce et sécurité alimentaire restera fragile. Il ne s’agit plus de choisir entre écologie et développement, mais de concevoir une gestion intelligente de la mer, où la ressource n’est ni bradée, ni abandonnée.