Réparer le climat de l’Arctique, est-ce possible et une bonne idée ?

À l’occasion des 20 ans de Futura, Heïdi Sevestre, glaciologue, s’associe à la rédaction pour vous proposer, tout au long de cette journée spéciale, des sujets qui interrogent. Parmi eux, celui de la géoingénierie appliquée à une région qui lui est chère : l’Arctique. Car la peur que les mesures de lutte contre le réchauffement climatique soient trop lentes pousse aujourd’hui certains chercheurs à envisager de mettre en œuvre des techniques radicales. Leur objectif est le même que celui que nous avons tous : sauver notre climat ! Mais leurs méthodes sont-elles les meilleures ?

L’Arctique, c’est une région du monde qui peut facilement nous sembler lointaine. Étrangère même. Le royaume du froid et de la glace. Pourtant, les scientifiques sont unanimes à ce sujet, « ce qui se passe en Arctique ne reste pas en Arctique ». La région joue un rôle majeur dans la régulation du climat à l’échelle mondiale.

Et c’est aujourd’hui inquiétant, car les chercheurs le savent, l’Arctique est particulièrement sensible au réchauffement anthropique en cours. Il se réchauffe trois fois plus vite que le reste du monde. Résultat, la glace fond de plus en plus vite et le réchauffement s’accélère encore un peu plus. Un cercle vicieux dirions-nous. Une rétroaction climatique positive – un phénomène par lequel un effet du changement climatique agit sur ses causes pour l’amplifier, quitte à conduire à un emballement – disent les scientifiques.

De là à l’idée d’envisager littéralement d’inverser la tendance, il n’y a qu’un pas. Il y a quelques mois, nous avions évoqué la question avec Slimane Bekki, chercheur au CNRS. Celle plus exactement de l’injection de soufre dans la stratosphère avec pour objectif de réussir à rafraîchir notre Planète. « C’est ce que font les volcans quand ils entrent en éruption et les températures moyennes mondiales baissent. Nous savons donc que ça fonctionne », nous racontait-il alors. Le mécanisme : lorsque le soufre est oxydé dans la stratosphère, il produit des aérosols qui s’y installent assez durablement, jouant le rôle d’autant de miroirs réfléchissant une partie du rayonnement solaire vers l’espace.

En quelques phrases tout est dit également sur les risques de telles opérations. Elles ont des effets au niveau mondial. Et potentiellement sur la durée. Les effets collatéraux pourraient même s’avérer plus importants que ceux du réchauffement climatique. Selon Slimane Bekki, « l’augmentation des aérosols stratosphériques pourrait détruire la couche d’ozone. Mais c’est surtout l’impact sur le cycle de l’eau qui doit nous inquiéter ». Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) le confirme. Il y a fort à parier que les effets de ces techniques que les scientifiques appellent de gestion du rayonnement solaire – ou Solar radiation modification (SRM) pour les Anglophones – puissent avoir d’importantes conséquences au niveau régional et à l’échelle des saisons. D’autant que la compréhension que les chercheurs ont des réponses de notre climat aux techniques SRM reste, elle encore, limitée.

Éclaircir les nuages au-dessus de l’Arctique

Sir David King, un chimiste britannique membre du Climate Repair Center de l’université de Cambridge (Royaume-Uni) et responsable du Climate Crisis Advisory Group, se montre tout aussi sceptique. Mais pour des raisons différentes, peut-être. Lui, estime que la quantité de soufre à injecter dans l’atmosphère pour obtenir des résultats pourrait être… stratosphérique ! « Avec l’augmentation des émissions de CO2, nous devrons injecter de plus en plus de soufre pour espérer contrecarrer la tendance au réchauffement. Or plus nous injecterons de particules, moins nous pourrons nous arrêter », nous prévenait d’ailleurs déjà Slimane Bekki il y a quelques mois. Et nous risquerions de subir ce que les chercheurs appellent un violent rattrapage climatique. « Un arrêt brutal des injections pourrait nous faire prendre 2 à 3 °C en une décennie seulement. »

L’idée de Sir David King et de ses collègues pour éviter ça : agir de manière plus ciblée. « En aidant spécifiquement la glace à rester sur l’Arctique en été, nous allons gagner du temps. Et gagner du temps, c’est exactement ce qu’il nous faut aujourd’hui », déclarait-il récemment aux médias. Ses équipes et lui invoquent donc l’urgence climatique pour lancer une opération de géoingénierie dans la région. Ce qu’ils envisagent, c’est de recouvrir l’océan Arctique de nuages blancs pendant trois mois de l’année. Des nuages – un peu à l’image des aérosols de tout à l’heure – destinés à réfléchir une partie de la lumière du soleil vers l’espace. Des nuages qui permettraient ainsi à la glace de l’hiver de se maintenir et de reformer des couches de plus en plus épaisses.

Comment ? Les équipes de Sir David King imaginent de répartir 1.000 navires sur l’océan et en fonction de la direction des nuages et du vent, ils pulvériseraient, les uns et les autres à tour de rôle, de l’eau de mer vers l’atmosphère. Après vaporisation, les courants d’air porteraient alors efficacement les cristaux de sel marin vers ces nuages avec pour effet de les éclaircir. « Des pays comme les Pays-Bas y viendront bientôt pour éviter d’avoir à gérer les conséquences de la montée des eaux », annonce le chimiste. « Nous devons mettre nos différends de côté et le faire. Notre objectif n’est pas de vous effrayer. Seulement de prévenir que la crise climatique est là et qu’il faut agir sans attendre. Si nous ne le faisons pas, nous sommes… cuits ! »

Le Giec, de son côté, souligne qu’il existe encore de nombreuses incertitudes portant notamment sur la microphysique des nuages et sur les interactions entre aérosols, nuages et radiations solaires. Les experts appellent à développer plus de travaux sur le sujet. En attendant, ils soulignent que l’injection de sel marin dans l’atmosphère pourrait, par exemple, avoir des conséquences sur la pollution à l’ozone en surface.

Jouer sur l’albedo de la surface de l’océan Arctique

Le même type de réserves est émis quant à la technique de géoingénierie que développent les chercheurs de l’Arctic Ice Project (États-Unis). Elle est destinée à jouer sur l’albédo de la surface de l’Arctique. Comprenez, à restaurer l’aptitude de la région à réfléchir la lumière du Soleil. « Pour nous donner le temps d’accomplir notre transition énergétique », ils proposent de manière tout à fait audacieuse, de déposer sur certaines zones de l’Arctique particulièrement sensibles – comme le détroit de Fram, un mince passage entre le Groenland et le Svalbard -, une fine couche de microsphères de verre creuses – d’un diamètre de quelque 65 micromètres chacune, soit moins qu’un cheveu humain – qui pourrait améliorer l’efficacité avec laquelle la glace de mer renvoie la chaleur vers l’espace. « De quoi reconstruire plus largement la banquise et enfin, briser cette fameuse boucle de rétroaction qui nous fait tant de mal », assurent les chercheurs.

Les scientifiques de l’Arctic Ice Project expliquent que leur programme est en quelque sorte né du documentaire « Une vérité qui dérange », sorti en 2006. Un documentaire qui les a alertés sur la fonte de la glace pluriannuelle. Depuis plusieurs années déjà, les chercheurs mènent donc des expériences sur des lacs au Canada et aux États-Unis. Dans le Minnesota, ils sont ainsi parvenus à rendre la glace 20 % plus réfléchissante et à retarder sa fonte.

Les chercheurs assurent que leurs perles de verre sont trop épaisses pour être inhalées et causer des problèmes pulmonaires. Ils expliquent aussi qu’elles sont creuses pour flotter à la surface de l’eau en cas de fonte de la glace. Et continuer ainsi à réfléchir la lumière du soleil.

Certains biologistes émettent des réserves quant aux effets que l’opération pourrait avoir sur les animaux à la base de la chaîne alimentaire de l’Arctique. Ces perles de verre pourraient en effet bloquer la lumière du soleil dont les algues qui vivent sous la banquise ont besoin. Et une diminution de la disponibilité en algues aurait alors des effets sur tous les organismes qui s’en nourrissent. Peut-être faudra-t-il imaginer de nouvelles perles qui pourraient se dissoudre après un certain temps.

Ainsi en Arctique peut-être même encore plus qu’ailleurs, la mise en œuvre de techniques de géoingénierie pourrait s’apparenter à l’idée de… jouer avec le feu ! Les promoteurs de ces solutions, eux-mêmes, le reconnaissent. Leslie Field, directeur technique de l’Arctic Ice Project le confirme : « C’est le plan de secours dont j’espérais que nous n’aurions jamais besoin. » Slimane Bekki, lui, n’hésite pas à aller plus loin : « Nous pouvons tourner le problème dans tous les sens. Nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Et quand je dis réduire, c’est désormais bien de manière agressive. Pas de la manière marginale dont nous l’avons fait jusqu’à maintenant. Parce qu’en réalité soyez-en sûr : il n’y a pas plus de plan de secours pour le climat que de planète de secours. »

Source: Futura Planéte