Pollution, pauvreté, surpêche : la « Venise du Bénin » en crise de croissance

Au Bénin, la ville lacustre de Ganvié veut se réinventer. Pollution, pauvreté et surpêche menacent ce lieu unique, tandis qu’un vaste projet de rénovation tente d’améliorer la vie des habitants et d’en faire un site touristique.

Au lever du jour, le lac Nokoué n’est encore qu’un grand miroir d’ombres et de brumes. Une pirogue fend doucement la surface, portée par le clapotis discret d’une pagaie. D’autres barques surgissent au loin, silhouettes mouvantes d’un ballet quotidien. L’une après l’autre, elles avancent sur les flots, éclairées par quelques rayons de soleil qui percent la voûte sculpturale des nuages. À l’horizon, les maisons sur pilotis apparaissent peu à peu, posées sur l’eau comme suspendues entre deux mondes.

Ganvié se dévoile ainsi : un village de bois, de passerelles branlantes, et de regards patients. On la surnomme la « Venise du Bénin ». Une cité lacustre, née au XVIIIe siècle de la fuite face aux razzias esclavagistes, devenue, au fil du temps, un monde à part. Mais derrière son charme et son image de carte postale, les défis s’accumulent : pauvreté grandissante, pollution chronique, traditions fragilisées.

La ville a grandi vite pour atteindre aujourd’hui près de 50 000 habitants. Face à ces pressions, le gouvernement béninois a lancé en 2019 le programme Réinventer Ganvié, avec l’appui de l’Agence française de développement. Un projet ambitieux — plus de 80 milliards de francs CFA, soit 120 millions d’euros — pour améliorer les conditions de vie, restaurer les écosystèmes et faire de Ganvié une vitrine du tourisme durable.

 

Ordures, cadavres d’animaux et excréments

 

Chez Juliette Lansoukilo, le sol de la maison grince à chaque pas. Le bois, fatigué par l’humidité, menace de rompre sous les pieds. Elle désigne, presque à contrecœur, un coin exigu de son habitation : une planche percée d’un trou, suspendue au-dessus du lac. C’est là que l’on fait ses besoins, directement dans l’eau. « Tout va dans le lac », murmure-t-elle.

À Ganvié, il n’y a pas de réseau d’assainissement. L’eau stagnante, sombre et dense, charrie les ordures, les cadavres d’animaux, les eaux usées, les excréments. Les enfants y apprennent à ramer et à nager, les pêcheurs s’y baignent à l’aube. C’est aussi de cette eau-là qu’on tire les poissons. Les maladies hydriques — diarrhées, infections, choléra — font partie du quotidien.

Face à cela, l’État promet des infrastructures : une station de traitement des eaux usées, des équipements collectifs, des accès à l’eau potable. Il y a aussi dans ses plans l’électrification de la cité, encore largement défaillante. Juliette espère. Mais elle sait que ces projets mettront du temps à changer son quotidien. « Sans aide, on ne peut pas aménager de vraies toilettes », glisse-t-elle en regardant son plancher troué.

Un peu plus loin, sur le marché flottant fraîchement rénové, des voix s’élèvent au-dessus de l’eau. Des femmes discutent entre deux ventes. Leurs barques servent d’étals pour exposer les marchandises. Léonie Zandinou aligne des tomates, des oignons et du piment dans des bassines, un foulard serré autour de la tête. Mère de six enfants, elle fait chaque jour la demi-heure de trajet en navette jusqu’à la banlieue de Cotonou, la capitale économique du pays, située de l’autre côté du lac, pour s’approvisionner.

Elle aussi vit de l’eau et sur l’eau, mais en connaît les risques. « Certains s’en servent pour leur toilette intime, dit-elle en fronçant les sourcils. Moi, j’ai été à l’école. J’ai appris que ce n’était pas bon. » Pour elle, le problème est d’abord économique : « Il n’y a pas assez de clients, pas assez d’argent. » Comme beaucoup ici, elle espère qu’on vienne l’aider. Son quotidien ressemble à une lutte de tous les jours pour nourrir sa famille.

Les touristes, eux, arrivent souvent en fin de matinée. Le site en draine environ 20 000 chaque année, un chiffre en nette augmentation, plutôt étrangers, bien que de nombreux Béninois s’y rendent le week-end. On les reconnaît à la taille de leurs embarcations, un peu plus larges. Ils filent souvent droit vers les lieux emblématiques, sans toujours s’arrêter en chemin.

C’est ce que regrette Agnès Kpokpo, présidente de la coopérative Tagblé Tognon, dans sa petite boutique-atelier à l’entrée de la ville. Avec ses 27 associées, elle coupe, tresse et transforme la jacinthe d’eau en paniers, en chapeaux, en sets de table. Ces plantes envahissantes bouchent les chenaux, étouffent les poissons, ralentissent les barques. L’objectif est de transformer ce problème environnemental en opportunité économique.

Les jacinthes d’eau se sont développées depuis les années 2000 en raison d’un ensemble de facteurs, dont l’absence d’assainissement, qui entraîne un apport constant en nutriments (azote, phosphore). « On fait vivre nos familles grâce à ça, dit fièrement Agnès Kpokpo. Mais encore faut-il que les touristes soient dirigés jusqu’ici. Souvent, les guides nous oublient. Ce n’est pas normal. »

« Avant, on pêchait beaucoup plus »

Non loin de là, un homme replie son filet, les mains noueuses et calmes. Germain Zossou, pêcheur depuis toujours, s’abrite à l’ombre d’un toit de fortune, entouré d’amas de branchages blanchis par le sel. Ce sont des acadjas, ces pièges végétaux qui accueillent les poissons, nourris par les algues qui s’y développent. « Avant, on pêchait beaucoup plus », assure-t-il. Mais la modification artificielle de l’embouchure du lac vers l’océan depuis les années 1960, les sédiments charriés par les rivières, la surpêche… ont bouleversé l’équilibre.

Le lac s’est peu à peu comblé, sa profondeur a diminué, les poissons se font rares. Même les pirogues coûtent trop cher : les bons bois ont disparu, ou sont devenus inaccessibles, dit-il. Mais Germain Zossou ne baisse pas les bras. Il s’est lancé dans la pisciculture, un petit élevage à domicile, avec les moyens du bord, pour compléter ses revenus. « Ce serait bien qu’on m’aide à vendre aux hôtels », rêve-t-il.

Pour lui, comme pour d’autres pêcheurs, le développement du tourisme est une opportunité, à condition d’inclure les habitants. Le projet gouvernemental promet aussi la valorisation des ressources du lac et la diversification des activités, avec la pêche durable, l’exploitation artisanale des plantes invasives et la création de petites entreprises de services. « On en a vraiment besoin », dit-il.

 

De nouveaux logements en projet

 

Un peu plus loin, le courant nous mène jusqu’à la Route des amoureux — une artère d’eau paisible où les jeunes se retrouvent à la tombée du jour, échangent regards et projets à voix basse, portés par le clapotis du soir. Les maisons s’alignent là, posées sur de frêles pilotis. Autrefois, elles étaient couvertes de chaume. Aujourd’hui, la tôle grise a tout envahi et les façades ploient sous les stigmates du temps : humidité, moisissures, cicatrices des inondations passées.

Pour enrayer ce délabrement, le gouvernement a annoncé la construction de 250 nouveaux logements lacustres, avant d’atteindre, à terme, un objectif de 1 000 unités, sans avoir donné pour le moment d’échéance précise.

Plusieurs habitants, comme le chef de quartier Salako Houedanou, insistent : cela ne sera pas suffisant et on ne sauvera pas Ganvié sans respecter ses traditions. Le vaudou, autrefois pilier du vivre-ensemble, s’efface peu à peu face aux nouvelles religions, principalement évangéliste, catholique et musulmane. « Avant, quand on disait : “jour de salubrité”, tout le monde nettoyait. Aujourd’hui, certains disent que leur Dieu n’a rien à voir avec ça », dit Salako, regrettant que les autres croyances ne soient pas aussi respectueuses de la nature.

Le vieil homme soigne encore les gens avec les plantes, connaît tous les arbres et pense que le progrès est possible, si l’on respecte l’esprit du lieu. Malheureusement, des déchets flottent autour de lui.

À ses côtés, Corneille Houedekoutin, un habitant du quartier, soupire. « Sur le plan environnemental, c’est le chaos, s’indigne-t-il. La population n’a pas conscience qu’il nous faut vivre dans un environnement propre. Elle continue de jeter ses déchets dans la nature. » Corneille rêve d’une ville rénovée, plus propre, plus prospère et respectueuse des croyances populaires. Pour lui, la préservation de Ganvié ne pourra se faire sans ses habitants. Urbaniser sans détruire, moderniser sans déraciner, rénover sans effacer l’âme du lieu : tout l’enjeu est là.

Source : Reporterre