Pêche illégale : entre la Tunisie et Malte, les deux faces d’un même mal

 

En Méditerranée, où la daurade coryphène vaut de l’or, la pêche illégale oppose depuis des années navires tunisiens et pêcheurs maltais. Si Tunis a récemment pris des sanctions inédites saluées à La Valette, le phénomène affecte également les pêcheurs tunisiens.

La Tunisie a pris pour la première fois des mesures concrètes contre certains de ses propres navires accusés de pêche illégale dans les eaux maltaises. C’est ce qu’a annoncé dimanche 9 novembre dernier, le Parti travailliste au pouvoir à Malte, qui salue des immobilisations à quai et des saisies confirmées par Tunis pour des bâtiments battant pavillon tunisien.

Selon l’eurodéputé maltais Thomas Bajada, ces décisions s’inscrivent dans le sillage d’un programme d’inspection conjoint conduit sous l’égide de la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM), avec la participation de Malte, de l’Italie et de la Tunisie. À la même réunion, il a été acté que des mesures concrètes seraient prises à l’encontre de 21 navires identifiés au cours de l’année écoulée.

Les sanctions prises par Tunis sont présentées à La Valette comme le fruit de plusieurs mois de dialogue et de pressions diplomatiques. La pêche illégale de bateaux battant pavillon tunisien dans les eaux maltaises n’est en effet pas nouvelle, mais constitue un phénomène dénoncé depuis des années par les pêcheurs locaux. Cette pêche illégale concerne particulièrement le lampuki, ou daurade coryphène, une espèce emblématique de la tradition maltaise.

Chaque année, de juillet à décembre, les pêcheurs maltais installent en mer des dispositifs flottants appelés kannizzati pour attirer ces poissons migrateurs. Or, selon de nombreux témoignages appuyés par des vidéos et rapports transmis à la Commission européenne, plusieurs navires tunisiens auraient profité de ces dispositifs pour capturer le poisson avant l’ouverture officielle de la saison, fixée du 15 août au 31 décembre.

Ce phénomène, dénoncé depuis au moins 2019, a parfois tourné à l’affrontement. Selon le média local MaltaToday, des pêcheurs maltais ont rapporté avoir été menacés par des équipages tunisiens armés de machettes et de cocktails Molotov. Au-delà des tensions, les impacts économiques sont réels. A en croire l’eurodéputé maltais Peter Agius, les volumes de lampuki débarqués à Malte ont chuté de moitié en 2024, notamment à cause des captures illégales des pêcheurs venant de Tunisie.

 

En Tunisie, la pêche artisanale sous pression

 

Si les accusations de pêche illégale à Malte se concentrent sur les navires tunisiens, il serait réducteur d’attribuer l’entière responsabilité du phénomène aux autorités de Tunis. Lors de la réunion de la CGPM, la Commission européenne a ainsi demandé l’inscription du navire italien Sonia sur la liste internationale des navires soupçonnés de pêche illégale et non réglementée. Le bâtiment est désormais interdit d’opérer en Méditerranée, et potentiellement dans le monde entier, souligne le communiqué du Parti travailliste.

La Tunisie se trouve elle-même exposée à des pratiques similaires dans ses propres eaux. Dans le golfe de Gabès, le chalutage de fond illégal détruit les herbiers marins de Posidonia oceanica, parmi les plus vastes du bassin méditerranéen et essentiels à la reproduction de nombreuses espèces. Cette pratique consiste à utiliser des filets à mailles fines qui capturent de nombreuses espèces non ciblées, ensuite rejetées.

Véritables « poumons de la Méditerranée », ces prairies marines captent le carbone jusqu’à 70 fois plus vite que les forêts tropicales et absorbent entre 15 et 20% des émissions nationales de CO₂. Elles sont pourtant ravagées par des centaines de chalutiers opérant sans contrôle effectif, selon les ONG FishAct et Environmental Justice Foundation (EJF). Les deux organisations précisent que la plupart des captures issues de ce chalutage illégal échappent aux contrôles et alimentent les marchés européens via des circuits d’exportation opaques, notamment vers l’Italie et l’Espagne.

Ce phénomène menace directement la pêche artisanale tunisienne, qui assure plus de 70% de la main-d’œuvre du secteur de la pêche (42 000 pêcheurs artisanaux) et représente plus de 50% de la valeur de la production nationale. De nombreux petits pêcheurs de la région de Kerkennah ou de Sfax, dépendants de ressources côtières, dénoncent la raréfaction des captures, la destruction de leurs équipements par des chalutiers illégaux, et une baisse significative de leurs revenus. D’après la FAO, la pêche en Tunisie représente par ailleurs 9% de la valeur de l’agriculture, qui contribue elle-même à 12,5% du PIB.

L’Indice mondial de risque de pêche illégale et non réglementée (IUU Fishing Risk Index) illustre bien les risques qui pèsent sur la Tunisie, et dans une moindre mesure sur Malte. Établi par la Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC) et Poseidon Aquatic Resource Management, cet indice classe la Tunisie au 37ᵉ rang mondial en 2023, avec un score de 2,43, traduisant une exposition élevée aux pratiques illégales. Sur un total de 152 pays évalués, Malte arrive à la 118ème place, avec un score de 2,03, reflétant un risque moindre.

 

Nécessaire collaboration

 

Face à la montée de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN), la Tunisie multiplie déjà les initiatives pour renforcer le contrôle de ses eaux territoriales. En février 2024, le pays a réceptionné deux navires de surveillance maritime, Hannibal 3 et Hannibal 4, financés par une subvention du gouvernement japonais. Ces bâtiments sont destinés à renforcer les moyens de contrôle et de suivi des navires tunisiens.

Cependant, dans une mer partagée où les frontières maritimes s’entrecroisent, la lutte contre la pêche INN ne peut reposer sur un pays seul. La récente décision de la CGPM, soutenue par l’Union européenne, Malte, l’Italie et la Tunisie, d’agir conjointement contre des navires identifiés pour des infractions illégales, illustre l’efficacité d’une approche coordonnée. La question reste désormais de savoir si ces efforts concertés permettront de restaurer une équité entre les différents acteurs et d’assurer la durabilité économique d’un secteur vital pour les pays riverains de la Méditerranée.

Source : La Tribune