Olivier Poivre d’Arvor : « Les pôles comme les glaciers sont devenus de véritables bombes climatiques »
2 février 2024
2 février 2024
Ambassadeur de France pour les pôles et les enjeux maritimes, l’écrivain s’inquiète, dans une tribune au « Monde », de la menace que la fonte des glaces fait peser sur l’humanité, et appelle à sortir au plus vite des énergies fossiles.
Je reviens d’une mission en Antarctique organisée par l’Institut polaire français Paul-Emile-Victor sur nos bases scientifiques Dumont-d’Urville et Concordia. Leurs chercheurs nous ont confirmé que, à la fin de l’hiver austral de 2023, la banquise antarctique avait connu sa plus faible surface de toute l’histoire des relevés. C’est ici également que, le 22 mars 2022, dans la station franco-italienne Concordia, nous avions constaté une température de plus de 40 °C par rapport aux normales saisonnières.
Au pôle Nord géographique, puis au Svalbard (Norvège) dans la station franco-allemande Awipev, j’ai pu pareillement mesurer le retrait de la banquise arctique. Le réchauffement climatique y est, depuis quelques années, trois fois plus fort que dans le reste du monde, conduisant d’ici à 2030 l’océan Arctique à être privé de glace de mer en été.
Toutes les récentes études scientifiques disent la même chose, aussi simple que terrifiante : les pôles, comme les glaciers, sentinelles du climat, châteaux d’eau en voie d’effondrement, sont aujourd’hui devenus de véritables bombes climatiques. Les victimes à déplorer n’en seront pas uniquement, comme cette année, les manchots empereurs, décimés par la fonte précoce de la banquise antarctique en pleine période de reproduction. Pas seulement, non plus, les ours polaires et les bébés phoques qui céderont bientôt leur place aux porte-conteneurs sur les routes libérées par la disparition de la glace marine arctique : ce seront les hommes, par centaines de millions, et ce partout dans le monde, selon le principe que ce qui se passe dans les pôles ne reste pas dans les pôles.
On tenait en effet jusqu’alors comme irréversible la fonte de l’inlandsis du Groenland, capable d’élever le niveau de la mer à l’échelle globale de plus de 6 mètres. Mais aujourd’hui, l’Antarctique, un continent plus grand que l’Europe et riche de 70 % de l’eau douce mondiale, montre des signes de plus en plus préoccupants.
D’énormes glaciers se détachent, grands comme dix fois la taille de Paris ou de Londres, et s’apprêtent à contribuer à une fatale hausse du niveau de la mer. Si celle-ci n’atteindra pas immédiatement les 60 mètres que représente la fonte de la totalité des glaces du continent, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne cesse de réévaluer ses prévisions. L’océan se sera élevé au minimum de 2 mètres à la fin de ce siècle, pour moitié en raison du réchauffement thermique des eaux, pour l’autre moitié par la fonte des pôles.
Plus de 1 milliard d’humains seront atteints par la montée des eaux, qu’il s’agisse des citoyens de pays totalement submergés de nombreuses nations insulaires du Pacifique, ou de zones littorales très peuplées comme en Chine, au Bangladesh, en Indonésie, en Inde, aux Etats-Unis, en Europe et chez nous, dans l’Hexagone comme en Polynésie française.
Lors du premier One Planet Polar Summit, organisé en novembre 2023 à Paris à l’initiative du président de la République, Emmanuel Macron, près de trois cents scientifiques du monde entier ont publié un rapport édifiant sur l’effondrement de la cryosphère, soit plus de 15 % des terres émergées au monde, comptant les pôles et les glaciers. Les glaciers, aujourd’hui au nombre de 200 000 sur tous les continents, auront disparu pour moitié d’ici à 2100. Un autre milliard d’humains seront alors privés d’eau, d’électricité ou d’activités agricoles.
Deux milliards d’humains – soit le quart de l’humanité en 2100, déplacés climatiques dans le meilleur des cas, inondés ou noyés pour les autres –, auxquels s’ajoute la disparition des derniers ours polaires arctiques et manchots empereurs antarctiques, ne méritent-ils pas une mobilisation plus grande ?
Si trente-deux pays et le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, ont bien sonné une alerte salutaire en signant l’appel de Paris pour les pôles et les glaciers, peut-on se contenter des avancées soulignées lors de la COP28 pour une « transition » hors des énergies fossiles ? Au rythme annoncé, et alors que l’on sait l’entière responsabilité des gaz à effet de serre dans la fonte des glaciers et des pôles, seul un plan de sortie, coûte que coûte, à l’échelle mondiale, des énergies fossiles pourrait ralentir sinon empêcher cette catastrophe à laquelle il nous faut désormais apprendre à nos enfants et petits-enfants à en accepter le si lourd prix.
Unique bonne nouvelle, grâce à un effort exceptionnel que nous saluons tous, la France investira un milliard d’euros d’ici à 2030 pour un réarmement de la recherche polaire. Ces moyens serviront, entre autres programmes ambitieux, à créer en plein cœur du continent un musée d’échantillons de glace des futurs glaciers et inlandsis polaires disparus, Ice Memory. Mais ne devons-nous pas également, en tant que premiers humains connaisseurs, acteurs et destructeurs de cet équilibre climatique, changer plus radicalement et rapidement de modèle ? Avant d’exercer cette mission d’ambassadeur pour les pôles, à la suite du prophétique Michel Rocard, je ne souscrivais pas pleinement à ce sentiment d’urgence.
Aujourd’hui, sachant par ailleurs combien les enjeux géopolitiques s’annoncent conflictuels dans ces régions riches en hydrocarbures, minerais et perspectives de développement du commerce maritime, je ne peux que témoigner de ce que j’ai vu et entendu. Saluer le plan d’adaptation d’une France à plus de 4 °C d’ici la fin de ce siècle, préparé par Christophe Béchu, ministre de la transition écologique. Et rappeler cette loi, formulée par le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993) dans le livre posthume Une éthique pour la nature (Desclée de Brouwer, 2000) : « Qui n’est pas directement menacé ne se décide pas à réformer radicalement son mode de vie. En revanche, dès que la menace se fait pressante, il en va autrement, tant sur le plan individuel que collectif. On ne prend la fuite que lorsque l’éruption volcanique s’est déjà déclenchée. »
« Il faut sortir au plus vite des énergies fossiles pour protéger les régions polaires »
Les pôles sont surchauffés. L’océan est en colère à l’ère de l’ébullition généralisée, malade du plastique, gavé de CO2 et de la chaleur accumulée dans l’atmosphère par l’effet de serre, rongé comme ses coraux par l’acidification. La grande vague, éruptive, n’attend qu’un signe pour déferler. Et nous continuons, enfants capricieux, à sautiller joyeusement sur la fine couche de glace qui cédera bientôt sous le poids de notre coupable insouciance !
Olivier Poivre d’Arvor est écrivain et diplomate. Ambassadeur de France pour les pôles et les enjeux maritimes, il vient de publier « Deux étés par an » (Stock, 286 p., 20,90 €).
Olivier Poivre d’Arvor (Ambassadeur de France pour les pôles et les océans)