Mettre en œuvre de véritables aires marines protégées : une transition possible !

Alors que l’humanité est désormais confrontée à des désastres climatiques quotidiens et que les scientifiques évoquent la mise en péril du « tissu même de la vie sur Terre », les scientifiques du panel intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) soulignent que la protection et la restauration des écosystèmes constituent le deuxième levier le plus efficace pour faire face à l’urgence climatique. Ils appellent ainsi, aux côtés des experts internationaux sur la biodiversité (IPBES) à la création d’un réseau cohérent et efficace d’aires marines protégées pour lutter contre l’effondrement de la biodiversité et le dérèglement climatique.   

A rebours de ces recommandations scientifiques, la France, deuxième puissance maritime mondiale et pays hôte de la Conférence des Nations Unies (UNOC) sur l’océan qui se tiendra en juin à Nice, protège réellement moins de 0,1 % de ses eaux métropolitaines. Pourtant, la mise en œuvre de véritables aires marines protégées, interdites au chalut et aux pêches destructrices, est à portée de main, puisqu’environ 560 navires de pêche sont en potentielle situation de dépendance vis-à-vis des aires marines “protégées”, y passant plus de 20% de leur temps.  

En une centaine d’années, nous avons vidé l’océan de ses richesses : les poissons prédateurs ont vu leurs populations diminuerde 90%les poissons prédateurs ont vu leurs populations diminuerde 90% dans l’Atlantique Nord, les populations de grands poissons ont chuté de 99,2% en mer du Nord et près de 60% des populations de poissons sont encore surexploités en Méditerranée. Le principal responsable de la destruction de l’océan au cours des cinquante dernières années a été identifié par l’IPBES : il s’agit de la pêche. La pêche industrielle, et en premier lieu le chalutage, cause des dommages considérables aux écosystèmes marins en détruisant les habitats, en réduisant l’abondance des populations de poissons et en appauvrissant la biodiversité. Cette situation compromet non seulement la sécurité alimentaire, mais menace également la pêche artisanale, essentielle à l’économie des régions côtières et source importante d’emplois locaux. 

 

De véritables aires marines protégées : des impacts positifs pour le climat, la biodiversité et les pêcheurs artisans

 

La solution à cette dégradation continue de l’océan, du climat, des emplois et des finances publiques existe : la protection du milieu marin. Créer de véritables aires marines protégées dans 30% de nos eaux, qui interdisent les infrastructures et activités industrielles ainsi que les engins à fort impact tels que les différentes formes de chalutage, est une étape indispensable pour mettre fin à la destruction des écosystèmes marins, à la dépendance financière structurelle du secteur de la pêche vis-à-vis de l’État et à l’hémorragie sociale du secteur de la pêche artisanale. Cela doit s’accompagner de la mise en place de zones sous protection stricte sur un tiers de ces aires protégées, dans lesquelles aucune activité extractive n’a lieu, pour permettre de protéger efficacement et durablement les écosystèmes.  

Les pêcheurs côtiers aux arts dormants (ligne, casier, filet) seront les premiers bénéficiaires d’une telle politique de protection du milieu marin, puisqu’ils seront les bénéficiaires directs et exclusifs de l’effet de débordement généré par les zones placées sous protection stricte. En effet, la mise en œuvre de vraies AMP peut conduire à des populations de poissons plus abondantes, des poissons plus gros et plus de diversité. Des études scientifiques montrent que la biomasse des poissons peut être multipliée par 4,5 après la mise en place d’une zone sous protection stricte, tandis qu’une autre étude montre qu’immédiatement en dehors des zones protégées grâce à l’effet de débordement, l’abondance de poissons augmente de 33%, tandis que la biomasse augmente de 54%

Un consensus scientifique s’est forgé au cours de la dernière décennie pour catégoriser ce qui relève d’une protection effective du milieu marin :  

  • En 2016, lors de son Congrès mondial à Hawaï, l’UICN appelle les États à « interdire les activités industrielles et le développement d’infrastructures portant préjudice à l’environnement dans toutes les aires protégées ». 
  • En 2019, l’UICN publie ses recommandations détaillées, précisant que la pêche industrielle doit être exclue sans exception des zones dites « protégées ». 
  • En 2021, lors de son Congrès mondial à Marseille, l’UICN adopte une définition de la « pêche industrielle » pour les aires protégées comme « celle pratiquée par des navires motorisés (> longueur de 12m x largeur de 6m) », ou celle « utilisant des dispositifs de chalut traînés ou remorqués le long des fonds marins ou de la colonne d’eau, et la pêche utilisant des sennes coulissantes et des grandes palangres, peut être définie comme pêche industrielle ». 
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De la dépendance des aires marines protégées  

 

Afin de concilier protection de l’océan et justice sociale, il est nécessaire d’accompagner les pêcheurs opérant actuellement dans les aires dites “protégées” qui pourraient être concernés par la mise en œuvre des recommandations internationales en matière de protection du milieu marin. L’Ifremer qui s’est alignée sur la position « au cas par cas », reconnait ainsi que “une part significative de l’activité des chaluts et des dragues a effectivement lieu dans les AMP”, part estimée pour la France en 2022 « à environ 33% des jours de mer et 25% de la valeur des débarquements de la pêche aux arts traînants de fond pour les bateaux de plus de 12m”. La mise en œuvre de vraies aires marines protégées doit ainsi être faite à l’aide de mesures pour accompagner les navires dépendants dans leur activité économique de ces zones de pêche et qui ne pourront plus y accéder : sont ainsi concernés tous les navires de plus de 12 mètres ainsi que tous les chalutiers, quelle que soit leur taille. 

La France métropolitaine compte actuellement 3 911 navires de pêche actifs1La très grande majorité de ces navires ne sera pas impactée par la mise en œuvre des aires marines protégées, et en sera même bénéficiaire : aujourd’hui, la petite pêche côtière, qui opère sur des navires de moins de 12 mètres pratiquant les arts dormants, et qui représente 64%2 de la flotte, pourra toujours opérer dans deux tiers de la surface de ces aires réellement protégées. 

Au-delà de la flotte française de petite pêche côtière, nos analyses révèlent que l’enjeu de l’interdiction du chalutage et des navires de plus de 12 mètres dans les aires protégées peut être relevé et que nous avons les solutions à portée de main :  

  • La flotte française métropolitaine compte 275 chalutiers (de fond et pélagique) de moins de 12 mètres3. Il est impossible de connaître le degré de dépendance de ces chalutiers aux aires prétendument “protégées”, étant donné que les navires européens de moins de 15 mètres n’ont pas l’obligation d’être équipés d’un système AIS (même si quelques-uns de ces petits navires se sont équipés de manière volontaire), le seul à la disposition de la société civile lui permettant de suivre leurs déplacements sur les plateformes de suivi des navires de pêche comme Global Fishing Watch. Néanmoins, nous avons déjà, par ce premier recensement, une limite haute du nombre de chalutiers de moins de 12 mètres qui pourraient être impactés et qui pourraient demander, selon leur dépendance aux aires protégées, à bénéficier de mesures d’accompagnement.  
  • Selon les données Global Fishing Watch, en France métropolitaine, 286 navires hauturiers, allant de 12 à 24 mètres compris, étaient dépendants des aires protégées de France métropolitaine en 2024, en y passant plus de 20% de leur temps4. Ce seuil de dépendance, repris de la norme établie lors du Brexit, permet d’évaluer l’impact réel de l’exclusion de ces navires des zones effectivement protégées, et de dresser des scénarios de transition et d’accompagnement adéquats. Ainsi, 37% de l’échantillon de navires étudié ne sont a priori pas dépendants, et parmi eux, 15% ont même passé moins de 5% de leur temps dans des AMP.
    Les pêcheurs “dépendants”, passant plus de 20% de leurs temps dans des zones protégées, doivent être accompagnés, s’ils le souhaitent, via des compensations et/ou des aides à la transition à la petite pêche côtière.  
  • La grande pêche industrielle, qui opère sur des navires de plus de 24 mètres, représente 4,5% de la flotte française métropolitaine, soit 175 navires5. Extrêmement mobile, conçue pour opérer au large sur de longues durées, elle pourra aisément reporter son effort de pêche hors des aires marines protégées. Afin de protéger les écosystèmes et la pêche côtière, ces navires doivent donc être exclus des aires marines protégées et de la bande côtière. 

Ce sont donc tout au plus 561 chalutiers et navires de plus de 12 mètres qu’il est nécessaire d’accompagner aujourd’hui pour mettre en œuvre de véritables aires marines protégées en France métropolitaine. Si cette étude doit être approfondie par l’administration afin de planifier et organiser la transition du secteur avec un maillage territorial fin, elle révèle que, loin du séisme constamment annoncé par le lobby de la pêche industrielle, la mise en place d’une politique publique de protection du milieu marin est de l’ordre du possible, d’autant plus que les financements nécessaires à leur mise en œuvre et pour accompagner ces pêcheurs sont disponibles. 

Seule manque la volonté de mobiliser de manière innovante les subventions déjà allouées au secteur de la pêche en France. 

 

Les dragues : un traitement d’exception en raison d’un impact spatial limité et d’une forte valeur ajoutée

 

Majoritairement utilisée pour la production de coquilles Saint Jacques, la drague est utilisée par quelques 448 navires de pêche en France métropolitaine6. Cette technique de pêche, qui consiste à labourer le sédiment pour en déloger les coquilles, impacte très fortement les fonds marins. Il est donc inconcevable de désigner comme « protégées » des zones où se déroule une activité de pêche à la drague. C’est pourtant la voie empruntée par la France qui, en poursuivant une politique du chiffre ubuesque, a qualifié de « protégées » certaines zones historiques de pêche à la drague.   

Comme le révèlent les travaux menés par les scientifiques de l’Institut Agro, la destruction des fonds marins occasionnée par la pêche à la drague est historiquement circonscrite à certaines zones, telle que les baies de Saint-Brieuc et Granville, avec une empreinte spatiale limitée : en Atlantique, les dragues abrasent en moyenne 0,4 km2 par tonne pêchée, contre 5,3 km2 abrasés par tonne pêchée pour les chaluts démersaux. En Méditerranée, les chaluts démersaux abrasent même 30 fois plus de kilomètres carrés que la drague.  

Au regard du complément de revenu que la coquille Saint-Jacques engendre pour la petite pêche artisanale sur certaines zones historiques de pêche, via un modèle qui s’apparente à de l’aquaculture en pleine mer avec ensemencement, il est possible que le choix réalisé par la société soit de sacrifier ces écosystèmes déjà très fortement modifiés pour maintenir cette activité spécifique sur leurs lieux d’implantation historique où, durant des décennies, la drague a façonné l’économie du littoral. 

Notre vision est que les derniers lieux à devoir être protégés du point de vue des habitats marins sont sans doute les zones historiques de pêche à la drague, dont l’empreinte doit être gelée. Et, au-delà de ces zones historiques de production de coquille Saint-Jacques, la France doit interdire toute activité de pêche à la drague dans les aires désignées comme « protégées » et ne pas permettre la création de nouvelles zones où il serait possible de la pratiquer. Par exemple, il doit être mis fin immédiatement au récent développement de la drague au sein même du Parc naturel marin d’Iroise, d’autant plus que cette activité se déploie aujourd’hui dans des écosystèmes vulnérables tels que les bancs de Maerl. 

 

Accompagner financièrement les pêcheurs dépendants des AMP 

 

Afin de financer cette mise en œuvre de véritables aires protégées, et les mesures économiques et sociales requises pour accompagner les pêcheurs impactés, l’État doit mobiliser des financements aujourd’hui affectés à la pêche industrielle.  

Il s’agit de flécher les subventions à la pêche industrielle vers la transition sociale et écologique du secteur pour concilier effectivement protection de l’océan et justice sociale :  

  1. en mettant progressivement fin à la détaxe sur le carburant allouée aux navires de plus de 24 mètres, qui ne représentent que 4,5% de la flotte, mais qui ont capté près de 47% des aides au carburant, pour une valeur estimée à quelques 100 millions d’Euros.   
  2. en fléchant la part de la taxe sur l’éolien en mer attribuée au secteur de la pêche vers la transition sociale et écologique de la pêcheLors du Salon de l’Agriculture, le Président de la République et la ministre Agnès Pannier-Runacher ont signé avec les représentants du lobby de la pêche industrielle un « contrat stratégique de filière » doté d’une subvention inédite de 700 millions d’Euros. 
  3. en fléchant une part des fonds européens exclusivement vers la transition sociale et écologique de la pêche en donnant priorité à la petite pêche côtière. Ainsi, pour le programme européen FEAMPA 2021-2027, la France n’a dépensé pour le moment que 22% des financements : 442 millions d’euros sont donc encore disponibles et devraient être en partie dédiés à la transition et la mise en œuvre de vraies aires marines protégées. 

Un scénario de transition, financé, existe donc pour annoncer dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur l’océan, la mise en place d’une véritable politique publique de protection des écosystèmes marins. Seule manque aujourd’hui la volonté politique de s’engager dans cette voie. 

 

Pour aller plus loin : méthodologie de recherche 

 

Cette analyse inédite porte sur les aires marines protégées de France métropolitaine et la flotte française. Nos données proviennent de deux sources principales :  

  • Concernant la composition de la flotte française (nombre de navires, répartition entre arts dormants, arts trainants etc.), nos données proviennent de l’Evaluation des performances environnementales, économiques et sociales des flottilles de pêche : Bilan France, réalisé par l’Institut Agro et le MNHN, en moyenne sur la période 2017-2021. Pour en extraire les données pour la France métropolitaine, nous avons réalisés des calculs sur cette base, en ne prenant en compte que les flottilles opérant en Atlantique Nord-Est et Méditerranée (ATL et MEC ci-dessous).  
  • Concernant la répartition spatiale de l’effort de pêche (part de dépendance des navires aux aires marines protégées, etc.), nos données proviennent de Global Fishing Watch sur l’année 2024 dans l’Union européenne, croisée avec le registre européen des flottes de pêche (version téléchargée en mars 2025).  

Source : bloomassociation