Méditerranée en 2050 – Chemins de transition
2 juin 2025
2 juin 2025
Synthèse des travaux, par Dr. Robin Degron, Directeur du Plan Bleu (PAM/PNUE)
Le Plan Bleu a publié en janvier 2025 le rapport de prospective MED2050 visant à baliser les champs du possible pour le Bassin méditerranéen à échéance 2050. Sur la base d’une vaste démarche prospective participative conduite de 2020 à 2024, d’une analyse de l’état des lieux de la région et des ruptures potentielles susceptibles de l’affecter, 6 scenarios ont été établis. Les scénario 1, 2 et 3 apparaissent plutôt négatifs avec une dégradation plus ou moins forte et rapide de l’environnement et des conditions de vie des Méditerranéens. Les scénarios 4, 5 et 6 offrent des perspectives de réaction positives via, soit un renforcement du partenariat Euroméditerranéen (scénario n°4), soit de l’émergence d’un modèle de développement spécifiquement méditerranéen (scénario n°5) ou soit de la prise en charge par la communauté internationale de la Méditerranée vue comme un bien commun mondial (scénario n°6).
Financé par le Fonds mondial pour l’environnement, une première série d’ateliers nationaux sont organisés durant l’hiver 2025 pour coconstruire des chemins de transition en s’appuyant sur l’expertise résidente des pays du Bassin. L’atelier de Tunis a tenu toutes ses promesses, portant une vision sur l’ensemble de la région, sans trop rester enfermé dans le cas particulier de la Tunisie. Héritière de la civilisation Carthagénoise, pivot entre la Méditerranée orientale et occidentale, géographiquement très proche de l’Union européenne, à quelques encablures de la Sicile, culturellement francophone, Tunis est une âme de Mare Nostrum. On peut y porter un message méditerranéen à l’Union européenne alors que celle-ci se tourne de nouveau vers la zone MENA via une nouvelle Commissaire à la Méditerranée et une direction générale MENA au sein des services de la Commission européenne.
Préparé par l’association la Saison Bleue, qui coorganisait l’évènement avec le Plan Bleu, l’atelier de Tunis- Carthage a réuni une trentaine de personnalités issues de la société civile, très active en Tunisie depuis le Printemps arabe, des entrepreneurs, des universitaires et des hauts-fonctionnaires du secteur de l’enseignement & recherche, de l’environnement et de l’agriculture. Les actrices et acteurs de l’atelier étaient globalement convaincus de l’importance de tendre vers une économie bleue durable et d’engager sans plus tarder une transition écologique qui respecte les enjeux, cruciaux, du développement socio-économique tunisien.
De manière consensuel, le groupe a reconnu la gravité actuelle de la situation sur le Bassin avec non seulement des phénomènes de métropolisation, de littoralisation et de pollution qui demeurent mais également avec le constat, sans appel, d’un dérèglement climatique accéléré : pluies torrentielles d’automne-hiver alternent avec des épisodes de sécheresse devenus récurrents et une pénurie d’eau qui menace l’approvisionnement des villes, l’agriculture, la pêche, la sécurité alimentaire, la pérennité d’un tourisme de masse.
Refusant l’augure funeste des scénarios 1 à 3 du rapport MED20250, les participants ont souhaités s’emparer des scénarios ambitieux et porteurs d’espoir n°4, 5 et 6. Usant de leur liberté de co-constructeurs des chemins méditerranéens de transition, les deux groupes ont finalement convergé vers la définition d’un scénario 5 enrichi, spécifiquement méditerranéen mais qui s’appuie fortement sur le partenariat Euroméditerranéen et qui s’ouvre sur le Monde.
Cinq thèmes structurants ressortent des débats : 1/ Le besoin d’une gouvernance régionale du Bassin ; 2/ La nécessité d’une communauté méditerranéenne des savoirs ; 3/ L’affirmation d’un modèle de développement méditerranéen ; 4/ L’importance du financement d’une société méditerranéenne fondée sur le bien-être ; 5/ La nécessité de porter un message de la Méditerranée au Monde qui dépasse l’héritage du Sommet de la Terre de Rio (1992) qui est fondé sur l’idée descendante de « Penser global, agir local ». La Méditerranée et le Monde méditerranéen s’affirment comme une région pilote, laboratoire d’une développement durable réinventé, qui profite non seulement du progrès matériel mais aussi des pratiques ancestrales héritées de l’Histoire dans un souci d’équilibre : « Penser Global, Penser Local, Agir rapidement ».
1/ Vers une gouvernance régionale du Monde méditerranéen
Un consensus s’est établi pour dire qu’il ne faut plus inventer de nouvelles institutions mais faire avec les nombreuses organisations ou initiatives existantes, en les réformant ou en les réorientant si nécessaire. Les Méditerranéens ont besoin de « piliers » pour construire leur avenir, sans plus tarder car l’accélération du temps climatique presse désormais.
Les grandes conventions onusiennes sur le Climat, la Biodiversité, y compris en haute mer, la Désertification ou les pollutions de toutes sortes sont précieuses mais doivent être appliquées de manière différenciée dans une région fracturée par d’importantes inégalités de développement économique. A l’échelle régionale, l’Union pour la Méditerranée (UpM) a le mérite d’exister et pourrait servir d’espace de dialogue et de négociation entre le nord et le sud du Bassin. Le constat est cependant fait d’une forme de blocage de cette organisation et d’un manque d’action concrète de sa part. Les participants considèrent que l’UpM devrait être réformée et s’emparer, techniquement, des grands sujets régionaux et dépassant les clivages politiques généraux. La Commission méditerranéenne du développement durable (CMDD), qui porte la Stratégie Méditerranéenne du Développement durable (SMDD), apparaît comme un outil souple, non contraignant, porteur d’un projet régional pour le Bassin. Son caractère prescriptif pourrait être renforcé et servir de base pour fonder un partenariat euroméditerranéen concerté.
Il reste que, sans attendre un « grand soir » de la gouvernance méditerranéenne unifiée, perspective rendue difficile par les tensions géopolitiques autour de la Grande Bleue, l’urgence commande d’avancer sur des sujets concrets, des approches sectorielles utiles aux Méditerranéennes et Méditerranéens. A ce titre, le Centre internationale des hautes études pour l’agriculture méditerranéenne (CIHEAM) est un outil précieux pour construire une agriculture, une pêche/aquaculture et une foresterie résiliente sur le Bassin via des réunions ministérielles qui fonctionnent depuis les années 60 (par exemple 12ème Réunion ministérielle de Rabat, Maroc, en octobre 2024). Dans le champ de l’environnement, le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) du PNUE (1975) et la Convention de Barcelone (1976) donne un cadre qui permet à la protection de l’environnement de prendre corps au rythme des Conférences des Parties (COP, par exemple COP23 de Portoroz, en Slovénie, en décembre 2023). Il convient de thésauriser sur ces institutions bien ancrées dans le paysage régional.
L’Union européenne, en tant que telle, développe des relations bilatérales avec certains Etats du sud et de l’est du Bassin (ex. Egypte, Tunisie). La nouvelle DG MENA participe de ce mouvement qui reste cependant déséquilibré faute d’une union des pays d’Afrique du Nord, y compris à l’échelle du Maghreb pourtant moins touché par les conflits violents qui affectent la Méditerranée orientale.
Les Etats, souverains, restent in fine les acteurs clefs de l’action et s’emploient à mettre en œuvre des stratégies nationales de développement durable ainsi que des législations parfois très allantes sur le papier. Il reste cependant à effectivement les mettre en œuvre dans les faits. Il conviendrait aussi de les décliner localement afin de toucher, au plus près, les acteurs de terrain. Il est souvent plus facile d’innover et de faire jouer les synergies entre les autorités locales, les ONG, les entreprises et les acteurs, agriculteurs, pêcheurs, forestiers, professionnels du tourisme ou de l’industrie qu’en passant par des canaux seulement nationaux. A ce titre la promotion d’agendas 21 territoriaux est vivement encouragée en Tunisie.
Des cadres cohérents et articulés de gouvernance ne sont pas une fin en soi. Il s’agit de concevoir et de négocier aussi des normes communes, des actions concertées, avec le souci de ne pas seulement « subir » les exigences de l’Union européenne mais également de prendre en compte pleinement les particularités du sud et de l’est du Bassin. Les Méditerranéens ont besoin de temps pour pleinement s’approprier ou rejoindre des standards communautaires devenus très exigeants (cf. période de transition, dérogations ciblées) ou, peut-être, de la reconnaissance d’un double standard Européen et Euroméditerranéen. Un message fort du groupe tient dans le « Respect » par l’UE des différences de tous les pays riverains de la Grande Bleue.
Ces cadres de cohérence doivent aussi être le lieu d’expression des besoins des pays du Bassin en termes de capacités institutionnelles, administratives et techniques afin de relever des défis plus aigus au Sud qu’au Nord, Nord pourtant mieux pourvu en général. Les entreprises pourraient participer via, par exemple, du mécénat de compétences à ce rééquilibrage. Encore faudrait-il, partout, disposer de données, de connaissances, d’un savoir partagé afin de tirer le Collectif méditerranéen vers le haut. Les déséquilibres sont fort en la matière.
2/ Vers le développement d’une communauté méditerranéenne des savoirs
L’idée, portée par le rapport MED2050, de développer une communauté méditerranéenne des savoirs est fortement ressortie des travaux de l’atelier de Tunis. Observer, Comprendre, Chercher, Diffuser, Sensibiliser, Enseigner et Former composent une « dorsale de l’intelligence méditerranéenne collective ». Mais de quels savoirs parlons-nous ?
Le savoir académique, les efforts de R&D ou de recherches appliquées sont naturellement dans le champ de ces savoirs du Bassin mais ils ne sont pas exclusifs du recensement, de l’inventaire précis, des savoirs et des bonnes pratiques issues de l’expérience du terrain, des acteurs locaux, des paysans des oasis, des pêcheurs artisanaux, des architectes qui poussent au regain d’une construction ancestrale qui savait canaliser les pluies, les collecter dans des puits d’habitation pour mieux les utiliser au moment des grandes chaleurs.
C’est bien l’ensemble des savoirs de la Méditerranées qu’il faudrait reconnaître, répertorier, thésauriser, diffuser. Attention, l’innovation technologique, notamment celle des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de l’intelligence artificielle, est importante. Mais les pratiques ancestrales, rurales et urbaines, participent aussi de la singularité méditerranéenne.
Au bout de la chaîne des savoirs, la sensibilisation, l’information, la formation et l’éducation sont des armes puissantes pour tendre vers un développement authentiquement durable qui ne soit pas que le fait d’infrastructures de transports ou de production d’énergie mais aussi d’imagination, de créativité, face aux nombreux et difficiles défis à relever. L’usage des langues du Bassin, en particulier de l’arabe, participe également de la bonne diffusion des savoirs en marge de la francophonie qui unit l’ouest de la Grande Bleue et de l’anglais qui sert de vecteur aux débats de l’est.
3/ Vers l’affirmation d’un modèle de développement spécifiquement méditerranéen
Au cœur des débats, la singularité méditerranéenne a été entrevue. Entre Occident et Orient, Europe, Maghreb, Machrek et Asie Mineure, la Méditerranée joue d’une diversité de grammaires des civilisations. Son unité tient en sa diversité et il faut savoir établir un dialogue, un point d’équilibre entre : a) Modernité et Tradition ; b) Jeunesse et Expérience ; d) regards féminins et masculins.
C’est vraiment un modèle d’équilibre que propose la Méditerranée. Au-delà d’une pensée occidentale fortement ancrée dans le Positivisme Comtien et la foi dans le seul progrès technologique, la Méditerranée rappelle la sagesse de certaines traditions, d’une expérience millénaire à savoir vivre âprement, avec une eau précieuse, sur une terre dure ou la nourriture se gagne à force de sueur, où la vie est d’autant plus belle qu’elle se mérite au jour le jour, dans un cadre collectif de solidarité du quotidien.
4/ Pour des financements pluriels mais rehaussés au diapason des défis à relever
La question des moyens humains et matériels est évidemment clef pour avancer vers des infrastructures qui permettent de mieux vivre et de se projeter dans un Monde en plein mouvement. Les financements actuels ne sont pas considérés à la hauteur des déséquilibres persistants entre le Nord et le Sud, et encore moins face aux défis nouveaux à relever avec un réchauffement climatique et une eau qui s’évapore vite.
Les Etats se mobilisent, à la mesure de leur moyens budgétaires. L’UE apparaît comme un bailleur essentiel, solidaire des riverains de sa mer en partage. Attention à la complexité administrative et la lourdeur de l’Union pour des acteurs souvent mal équipés en matière d’ingénierie financière. D’autres partenaires, alternatifs, ne sont pas loin : la péninsule arabique, l’Afrique subsaharienne riche de ses ressources naturelles, l’Asie, notamment la Chine. Le sud du Bassin n’est « pas prisonnier d’une Europe sourde » à s’adapter aux réalités des territoires. A l’échelle Monde, il faudrait aussi faire effort, pour les multinationales et leur philanthropie, pour les Etats développés qui doivent contribuer à un développement équitable, différencié. Des fonds extraterritoriaux comme ceux d’une hypothétique taxe carbone, d’une fiscalité sur l’activité touristique, sur le transport des voyageurs et des marchandises sont à explorer et à mobiliser. Le Plan Bleu mène des travaux sur ce sujet sensible. Une chose est sûre, seul, le Monde Méditerranéen ne pourra pas survivre et engager sa transition verte et bleue.
Il reste que sa richesse est aussi le fait de femmes et d’hommes chaleureux, confiant, malgré tout, en l’avenir, pour eux et leurs enfants. Le « soleil noir » de la Grande Bleue les éclairent. Attention, il va bientôt les brûler.
5/ L’opportunité de porter un message de la Méditerranée au Monde
En avance de phase sur le dérèglement climatique, toujours fracturée par les inégalités de développement Nord/Sud, la Méditerranée est un laboratoire à ciel ouvert du développement durable sous contrainte de réchauffement global.
La région, berceau de civilisation millénaires, peut adresser trois messages de portée internationale, notamment lors du Sommet des Océans UNOC3 de Nice :
Le Sommet de la Terre de Rio avait popularisé « Penser global, agir local ». La Méditerranée et le Monde méditerranéen pourraient porter une formule plus respectueuse de la diversité régionale : « Penser global, Penser local, Agir rapidement ».
Fait à Orléans, le 2 mars 2025 RD