L’Inde en « première ligne » dans la crise en mer Rouge

Le pays, dont les navires sont obligés de contourner l’Afrique pour acheminer les marchandises en Europe, subit la hausse du coût des transports et se préoccupe de sa sécurité énergétique. La Chine s’inquiète, elle, pour ses investissements en Egypte, étape-clé des « nouvelles routes de la soie ».

Depuis ses plantations de thé dans le nord-est de l’Inde, Anshuman Kanoria garde un œil sur la météo et l’autre sur la situation géopolitique en mer Rouge. En s’attaquant aux navires marchands de cette région, où transitent 70 % des importations européennes via le canal de Suez, les rebelles houthistes du Yémen ont réduit d’environ de moitié le trafic maritime.

Le détournement par le cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique, rallonge la durée des trajets d’au moins dix jours, et multiplie par trois le coût de transport du thé d’Inde vers Londres, Paris ou Saint-Pétersbourg (Russie). « Cette hausse s’ajoute à la flambée des prix de l’engrais et de nos coûts de production », se désole Anshuman Kanoria, qui craint de perdre des parts de marché au profit du Kenya, un autre producteur de thé plus proche de l’Union européenne et qui a signé avec elle un accord commercial en 2023.

L’autre problème est celui de la disponibilité des navires. Immobilisés plus longtemps pour contourner l’Afrique, les navires se rendant à Calcutta, le port indien de chargement du thé, risquent d’être moins nombreux. « Certains envoient leurs récoltes par camion à l’autre bout de l’Inde, sur la côte ouest où les liaisons maritimes sont plus nombreuses, mais c’est trop compliqué et risqué », estime Anshuman Kanoria.

Selon les estimations du centre d’études Research and Information System for Developing Countries, qui dépend du gouvernement indien, la crise en mer Rouge pourrait coûter au pays 30 milliards de dollars (environ 27,5 milliards d’euros) d’exportations, et ainsi les faire baisser de 6,7 % sur l’année fiscale se terminant au 31 mars 2024, par rapport à l’année précédente. « Nous suivons la situation de près », a déclaré le secrétaire d’Etat au commerce, Sunil Barthwal, début janvier.

« C’est aussi la sécurité énergétique du pays qui est en jeu, l’Inde important 86 % de sa consommation de pétrole et de gaz, souligne Kabir Taneja, chercheur à l’Observer Research Foundation, un think tank basé à Delhi. Or la mer Rouge était la seule alternative au détroit d’Ormuz [situé entre l’Iran et les Emirats arabes unis], dont le trafic a été perturbé en 2019 à cause des tensions entre les Etats-Unis et l’Iran. » La moindre hausse du prix du pétrole pourrait avoir des répercussions politiques importantes à quelques mois des élections générales en Inde, prévues en mai.

Sécurité maritime des Etats-Unis

« L’Inde est en première ligne dans cette crise en raison de sa proximité géographique, analyse Isabelle Saint-Mézard, professeure à l’Institut français de géopolitique. Elle protège ses intérêts en déployant des frégates pour surveiller les routes maritimes, sans rejoindre la coalition des Etats-Unis et tout en négociant avec l’Iran. » Le ministre indien des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, était en visite à Téhéran mi-janvier, où il a exprimé son « inquiétude » face à cette situation, qui a « un impact direct sur les intérêts énergétiques et économiques de l’Inde ».

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Une initiative au succès limité. Dans un entretien au quotidien russe Izvestia publié vendredi 19 janvier, l’un des dirigeants rebelles houthistes, Mohammed Al-Bukhaiti, a dit ne vouloir cibler que les navires se rendant en Israël « tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu et que le siège [de la bande de] Gaza ne sera pas levé ». « Les autres pays, incluant la Chine et la Russie », ne sont, quant à eux, pas menacés, a-t-il ajouté, sans mentionner l’Inde. La distinction entre pays est toutefois difficile à établir dans la mesure où le propriétaire du navire, le transporteur, l’affréteur ou encore les membres d’équipage sont souvent de nationalités différentes.

Si l’Inde est l’un des pays asiatiques les plus touchés, la Chine s’inquiète pour ses nombreux investissements dans la région. L’opérateur portuaire chinois Cosco Shipping Ports a annoncé en mars 2023 qu’il investirait 375 millions de dollars dans la construction d’un terminal dans le port égyptien d’Ain Sokhna, à l’entrée du canal de Suez. Au même moment, le conglomérat hongkongais CK Hutchison Holdings a dévoilé son intention d’investir 700 millions de dollars dans la construction de terminaux à conteneurs dans les ports d’Ain Sokhna et d’Alexandrie.

Les projets d’investissement chinois se sont multipliés au cours des dernières années, faisant de l’Egypte une étape-clé des « nouvelles routes de la soie ». Mao Ning, une porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, a appelé, vendredi 19 janvier, « à la fin du harcèlement des navires civils ainsi qu’au maintien des chaînes d’approvisionnement mondiales ».

« Cette crise est une mauvaise nouvelle pour la Chine, particulièrement à un moment où elle mise sur son commerce extérieur pour relancer son économie, note Sébastien Jean, professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Le marché européen est le premier débouché de ses exportations. »

Paradoxalement, ce sont les Etats-Unis, seule grande puissance dont les échanges commerciaux sont épargnés par cette crise, qui assurent la sécurité maritime dans cette région. Vendredi 19 janvier, Washington a annoncé que des infrastructures militaires des rebelles houthistes avaient été frappées dans le cadre de la coalition « Gardien de la prospérité », formée mi-décembre 2023 et à laquelle participent notamment le Royaume-Uni. La Chine, qui possède une base militaire à Djibouti, préfère rester en retrait. Elle récolte les dividendes de la présence militaire américaine sans dilapider son capital diplomatique dans la région. Après les sanctions contre la Russie, le commerce mondial se trouve à nouveau pénalisé par les tensions géopolitiques. Au Forum économique mondial de Davos, la patronne de l’Organisation mondiale du commerce, Ngozi Okonjo-Iweala, s’est dite « moins optimiste » sur les prévisions de croissance des échanges de marchandises en 2024.

Confrontée à une baisse du trafic maritime sur le canal de Suez, l’Egypte a augmenté, lundi 15 janvier, les droits de passage facturés aux navires. Entre le 1er et le 11 janvier, le trafic a diminué de 30 %, ce qui a entraîné une baisse des revenus qui se sont élevés en 2023 à 10,25 milliards de dollars (9,4 milliards d’euros), soit environ 10 % du budget de l’Etat. Cette manne financière, l’une des rares sources de devises étrangères du pays, est d’autant plus précieuse que le pays est fragilisé par sa dette extérieure qui a triplé en dix ans pour atteindre un record de 165,4 milliards de dollars. Le Caire négocie avec le Fonds monétaire international une augmentation du prêt de 3 milliards dollars qui lui avait été accordé en 2022, mais qui ne lui a pas encore été entièrement versé.

Source: Le Monde