« Le Voyage sur les mers du prince Takaoka », de Tatsuhiko Shibusawa: un « livre extraordinaire »
29 décembre 2022
29 décembre 2022
Il serait bien dommage de passer à côté de ce roman que l’on risque d’étiqueter bêtement « fantasy », alors que c’est tout autre chose : la quête ultime d’un prince devenu bonze sur les mers de l’ouest, où se rencontrent bien des merveilles, au gré d’épreuves que n’aurait pas désavouées Sinbad. Ce récit pourrait constituer le huitième voyage de l’illustre marin, celui dont on ne revient pas.
Bien sûr, vous avez lu les Quatre livres extraordinaires de la tradition chinoise : Au bord de l’eau, Les Trois royaumes, Le Voyage vers l’ouest et Le Rêve dans le pavillon rouge – auquel vous avez ajouté, coquins que vous êtes, Jing Ping Mei, le plus érotique du lot. Tatsuhiko Shibusawa fut un remarquable intellectuel japonais, mort en 1987, traducteur de littérature française, en particulier Bataille et Sade, spécialiste de démonologie et d’érotisme, ami intime de Yukio Mishima, qui s’appuya sur ses traductions et son érudition pour écrire sa pièce de théâtre, Madame de Sade.
Comme son héros, Tatsuhiko Shibusawa fut « l’homme le plus déluré des temps anciens, une véritable affiche de l’exotisme et de toutes les influences étrangères ». Son roman, le seul traduit à ce jour, est un autre « voyage vers l’ouest », au cours duquel un moine bouddhiste tente d’arriver sur la terre ultime de son maître spirituel, au terme d’un périple merveilleux qui usera ses dernières forces. Tout comme Tatsuhiko Shibusawa, qui mourra comme son héros d’un cancer du larynx après avoir achevé son récit.
L’écume des vagues que fend le navire n’est pas seulement un composé d’eau salée et de houle : « Il parlait face aux ténèbres. Et à peine émises, ses paroles étaient emportées par le vent et allaient rouler à la surface des flots comme de petits grains de matière. » De même les petites crottes rondes de l’animal fabuleux croisé dans le jardin des Tapirs émettent un parfum enivrant ou une odeur pestilentielle, selon la qualité des rêves des humains qu’ils croisent. Errant d’un pays fabuleux à l’autre, les voyageurs rencontrent des hommes à tête de chien – empruntés aux Lusiades de Camoëns, car toute littérature est tissée de littératures antérieures. Et un dugong, à l’aise dans l’eau et sur terre, et qui parle leur langue.
Quel est l’objet réel de ce voyage ultime ? « Il ne pouvait se débarrasser de l’impression d’avoir laissé son moi habituel derrière lui, d’avoir fait tomber une partie de lui-même en chemin… » Comme dit Baudelaire, « amer savoir celui qu’on tire du voyage » – le tout étant de ne pas revenir.
D’ailleurs, le héros perd peu à peu sa substance même – à commencer par son reflet. « Avant de débarquer, sans intention particulière, le prince se pencha au-dessus du bastingage et regarda les eaux claires comme un miroir. Or, il ne vit pas son visage. Il voyait parfaitement celui des autres, mais le sien ne se mirait pas. Il réessaya plusieurs fois, avec le même résultat. Meng lui avait appris que ne plus avoir de reflet dans les eaux du lac signifiait mourir dans l’année. »
Pas si vite ! La princesse qui avait mangé les tapirs qui avaient mangé ses rêves a de jolies mains effilées. « La princesse enfonça profondément ses doigts dans la gorge du prince, et en retira une grosse perle éclatante de lumière… »
Mais le Bouddha est plus savant, et il sait comment finir pour ne plus faire qu’un avec le monde – et peut-être ressusciter. C’est une œuvre de magie et de science, de littérature avalée et rendue sous forme de rêves et de perles, un magnifique voyage vers l’ouest – d’où l’on ne revient jamais. Un livre rare et précieux.