Le port de Rotterdam prépare la mondialisation de demain

Deux ans après les blocages du covid, le plus grand port d’Europe renforce ses capacités de transbordement de conteneurs. Pour réduire, toujours plus, les coûts du transport qui, déjà très bas, ont permis à la Chine de devenir l’usine du monde. Reportage

Le matricule 108 s’arrête le long d’une voie de chemin de fer, dépose un conteneur, qui sera chargé sur un wagon, et repart. Sans rechigner, sans faire de pause, jamais, jour et nuit. Il est un de ceux qu’on appelle un AGV, un «Automated Guided Vehicle». Un drone sur roue, un camion sans tête. Un rouage essentiel de la chaîne logistique, dans un terminal situé sur une gigantesque presqu’île artificielle érigée au large du port de Rotterdam, Maasvlakte.

De loin, on ne voit guère les AGV. Le terminal, celui d’APM, une filiale de la compagnie danoise A.P. Moller-Maersk, ressemble à un jeu pour enfants avec ses piles de conteneurs. Un tas de plots aux couleurs usées par les intempéries, une accumulation d’angles droits gérés par des grues, des câbles et des monte-charges. En version XXL. Difficile de se rendre compte de l’énormité des lieux car il n’y a presque personne. Tout est automatique, robotisé, téléguidé et cette mécanique, couverte par le bruit du vent, est silencieuse.

 

Bateaux géants, nouvelles grues

 

De plus près, c’est un incessant va-et-vient de caisses entre, d’un côté, des bateaux géants et, de l’autre, des trains, des camions et des barges. Ce 6 juin, dix grues transbordent des conteneurs de l’un des plus gros vaisseaux au monde, le Morten Maersk, 400 mètres de long, presque autant que quatre terrains de football. Du quai, le navire bleu clair ressemble à la façade d’un immeuble, comme ceux qui ont poussé à l’autre bout du port, une quarantaine de kilomètres plus loin, à Rotterdam.

Des grues peuvent extraire deux caisses du bateau toutes les deux minutes, une technologie nouvelle qui augmente encore la cadence. De jour comme de nuit, toute l’année, un mouvement perpétuel, un exploit logistique qui fait de Rotterdam, «le port le plus intelligent du monde», selon ses autorités. Et qui réduit d’autant les coûts du transport maritime.

Avec le covid, les prix du fret ont grimpé. Des blocages ont coincé l’offre tandis que la demande des confinés a explosé. Mais ça n’a pas duré: le transport est à nouveau presque gratuit. En Suisse, il représente moins de 1% du prix d’une paire de baskets made in China. Cela étant, avec l’inflation, le trafic de conteneurs baisse à Rotterdam et ailleurs depuis le début du conflit en Ukraine après cinquante ans de hausses quasi ininterrompues. Pendant la pandémie, on s’est rendu compte qu’il était dangereux de trop dépendre d’un pays, comme la Chine pour les médicaments. L’Europe veut renforcer son autonomie, diversifier ses partenaires, relocaliser son industrie. La guerre a stimulé les énergies renouvelables, qui ne dépendent pas de la Russie, le climat plaide pour les circuits courts.

 

L’immense impact des conteneurs

 

Mais les bas prix du fret maritime, engendrés par la conteneurisation des échanges, favorisent le commerce de longue distance. Les conteneurs ont d’ailleurs changé la face du monde depuis un demi-siècle, à un point que personne ne pouvait imaginer. Ces caisses ont ouvert les vannes de la mondialisation. Elles sont les rouages clés d’un cercle – tantôt qualifié de vertueux, tantôt de désastreux – d’économies d’échelle comme la planète et les océans n’en avaient jamais vu.

Car tout tourne autour de ces boîtes au format standardisé et empilables. Apparues dans les années 1950, elles ont écarté les dockers, ces fameux débardeurs musclés incarnés par Marlon Brando dans le film Sur les quais (Elia Kazan, 1954). Les jetées étaient alors engorgées de cageots, de sacs, de cartons, de ballots ou de tonneaux chargés dans les cales à l’aide de treuils quand ils n’étaient pas chapardés. Les quais fourmillaient de gros bras, souvent en grève, dans un désordre pittoresque. Lent et cher, le transport maritime était une barrière commerciale.

 

Rotterdam, au cœur des flux logistiques mondiaux

 

Made with Flourish

De ce passé, il ne reste que des miettes. Sur le terminal d’APM de Maasvlakte, les seules marchandises non conteneurisées que nous avons vues étaient cinq palettes de cartons treuillées. Le ravitaillement d’un équipage de marins philippins.

Les nouvelles caisses, toutes identiques, adaptées à une prise en charge uniforme de par le monde, ont transformé les ports. Elles ont rendu le transport maritime efficace et sûr. Elles ont fait chuter les prix, généré une explosion des échanges et une vague de délocalisations. Car si le transport est quasi gratuit, autant faire construire dans un pays pas cher. La Chine, usine du monde et nos magasins inondés de produits made in Asia? C’est à cause de boîtes en métal qui peuvent sembler aux antipodes de toutes innovations technologiques.

Depuis, la course à l’efficacité ne s’est jamais arrêtée. Les bateaux sont toujours plus gros, les grues de (dé)chargement plus performantes. Aujourd’hui, la Chine exporte 20 millions de conteneurs par an en Europe. Si on les alignait, ils feraient trois fois le tour de la terre à l’équateur. Près de 90% du commerce mondial s’effectue par voie maritime, selon l’ONU, peu importe que la marine marchande peine à décarboner ses émissions. Le New Yorker estime d’ailleurs que cette dernière «tient la planète en otage», tant l’économie en dépend.

«Le commerce de conteneurs, selon toutes les données que nous avons, va croître dans les prochaines années. Le nord de l’Europe aura besoin d’une capacité supplémentaire de 16 millions d’équivalents 20 pieds [TEU en anglais, l’unité de référence dans le fret, celle d’une caisse de 20 pieds, ou de 6,1 mètres, ndlr] d’ici à 2035 et nous pensons que la moitié, 8 millions de TEU, transitera par Rotterdam», estime Allard Castelein, le directeur du port de Rotterdam, que nous avons rencontré dans son bureau, au centre-ville, le 8 juin.

Le Néerlandais table donc sur une hausse de plus de la moitié par rapport aux 14,5 millions de TEU qui sont passés par le port batave en 2022. «Le secteur est toujours plus efficace. Sa numérisation optimise les trajets, réduit les temps d’attente, fluidifie toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement. Les bateaux sont plus gros, les grues peuvent faire de plus en plus de mouvements par heure», signale Allard Castelein. Décharger un conteneur par minute même, si elles en prennent deux à la fois.

«Il faut plus de résilience dans la chaîne d’approvisionnement, reconnaît cependant Allard Castelein. Ce qui ne doit pas engendrer moins d’importations mais une diversification des sources. Nous voyons une émergence des échanges avec des pays comme le Vietnam, l’Egypte, la Turquie. On le voit aussi avec le gaz, on est passé de la Russie au Qatar, au Nigeria, aux Etats-Unis, à Trinité-et-Tobago. Diversification est le mot d’ordre de la résilience.»

 

Les bananes de Migros

 

En Suisse, impossible de dire précisément quelles marchandises ont été hissées à Rotterdam car les douanes ne relèvent pas les zones de transit. Mais, des bananes de Migros aux téléphones et aux pièces détachées asiatiques, presque tout passe par les terminaux bataves. «Rotterdam est l’un des principaux ports que nous utilisons pour importer et exporter nos produits», affirme un porte-parole de Novartis. Samsung souligne avoir un centre logistique à Delft, une ville proche de Maasvlakte. «Le magnésium que nous importons part en camion vers le port de Tianjin Xingang, puis en bateau jusqu’à Rotterdam ou Gênes, et en camion jusque chez nous», indique quant à lui François Tornay, le patron de SFM, un affineur à Martigny.

Car comme dans l’aviation, le trafic maritime est fait de longs et de courts courriers, de hubs et de parcelles régionales. Rotterdam est un centre multimodal: il connecte les principales routes des navires à d’autres chemins plus courts, sur la route, le rail, des fleuves ou la mer. Pendant quarante ans et jusqu’en 2003, le port batave a été le plus grand du monde. Il pointe désormais au dixième rang, selon le World Shipping Council, derrière neuf complexes asiatiques. Rotterdam doit son rang à des facteurs historiques (ce port existe depuis le XVIe siècle), sa position centrale, ses réseaux fluviaux, routiers, ferroviaires et d’oléoducs vers le continent et, en effet, ses investissements et ses projets colossaux.

 

Grandes ambitions à Maasvlakte

 

Maasvlakte est par exemple une presqu’île construite dans la mer du Nord et qui a augmenté d’un cinquième la surface du port. Des quais et une zone industrielle érigés sur 240 millions de mètres cubes de sable importés du large. Elle a été inaugurée en 2013, à la suite d’un chantier à 2,9 milliards d’euros. Cet îlot accueille aujourd’hui quatre terminaux, tous capables d’accueillir les plus gros bâtiments flottants. Celui d’APM a vu le jour en 2015.

D’ici à 2035, quelque 3000 hectares de terrains sont envisagés pour étendre Maasvlakte, qui pourra alors accueillir 25 porte-conteneurs de 400 mètres de long en même temps. L’endroit dispose de vastes terrains vides, pour élargir son offre.

Un chantier à 1 milliard d’euros jouxte d’ailleurs le complexe d’APM. L’entreprise a annoncé en mars vouloir doubler la taille de son terminal. TiL, une filiale du transporteur genevois MSC, collabore avec un autre opérateur portuaire, le chinois Hutchison, pour y développer un autre terminal, qui doit être inauguré en 2027. Un canal sera élargi pour permettre un trafic maritime dans les deux sens. Une route réservée aux camions doit ouvrir cette année tandis que des usines à hydrogène vert, un probable carburant du futur pour les gros bateaux, sont planifiées dans le voisinage.

Le 24 mai, MSC Loreto s’est arrêté à Maasvlakte. Capable de transporter plus de 24 000 caisses, il s’agit du plus gros porte-conteneurs du monde. Il avait été baptisé un mois plus tôt dans un chantier naval chinois. Celui qui est désormais son dauphin, MSC Tessa, avait été livré à la fin mars. Lui-même venait de déloger MSC Irina, mis à l’eau début mars et pendant quelques jours au sommet du podium.

Questions emplettes, MSC mène le bal. Son carnet de commandes recense 123 bateaux capables de transporter ensemble 1,5 million de conteneurs, selon le cabinet Alphaliner. Le groupe genevois est devenu l’an dernier le plus gros transporteur de conteneurs du monde, devant Maersk.

 

Allard Castelein, directeur général du port de Rotterdam, après un entretien avec Le Temps le 8 juin 2023, dans son bureau du World Port Center à Rotterdam, aux Pays-Bas. — © Patricia Kühfuss pour Le Temps
Allard Castelein, directeur général du port de Rotterdam, après un entretien avec Le Temps le 8 juin 2023, dans son bureau du World Port Center à Rotterdam, aux Pays-Bas. — © Patricia Kühfuss pour Le Temps

 

Complexes débordés

 

«Plus de 35% des conteneurs du nord de l’Europe [ceux qui passent par Hambourg, Bremerhaven, Rotterdam, Anvers et Le Havre, ndlr] passent par Rotterdam et notre part de marché augmente. L’écart avec Anvers, deuxième port d’Europe, se creuse», souligne Allard Castelein. «Nous offrons le hub logistique le plus efficace, le meilleur port au monde en termes de temps, d’argent et d’impact sur le climat. L’impact d’un bien délivré de Rotterdam en Suisse est moindre que s’il venait de Hambourg. Notre taille, la qualité de nos infrastructures, nos connexions, les volumes que nous traitons et nos offres numériques nous rendent plus efficaces», assure-t-il.

Un spécialiste modère l’enthousiasme du directeur. «On l’a vu durant le covid, l’efficacité du transport par conteneur peut vite se détériorer, surtout avec les très gros bateaux qui sont toujours plus nombreux», glisse Bart Kuipers, expert en ports maritimes et logistiques à l’Université Erasmus de Rotterdam. «Un navire de 24 000 TEU constitue en soi une économie d’échelle importante. Mais avec le ralentissement conjoncturel en Chine cette année, ils n’utilisent pas plus de 70-75% de leur capacité et les économies d’échelle sont moindres. Un tel navire peut décharger jusqu’à 10 000 TEU, or pour les terminaux, le transport terrestre et les barges, cela devient limite et induit vite des embouteillages.»

L’universitaire salue l’approche de Maersk qui, au lieu de se contenter d’optimiser la partie maritime, considère la chaîne d’approvisionnement dans son ensemble. «Les prix du transport, malgré l’automatisation des terminaux, devraient croître à l’avenir car les nouveaux carburants verts seront plus chers, les émissions seront incluses et les navires devront voyager plus lentement pour des questions environnementales, ce qui rallongera le temps des voyages», anticipe Bart Kuipers.

 

La salle de contrôle du terminal d'APM, le 8 juin 2023, à Maaslvakte. — © Patricia Kühfuss pour Le Temps
La salle de contrôle du terminal d’APM, le 8 juin 2023, à Maaslvakte. — © Patricia Kühfuss pour Le Temps

 

Un port sur 42 kilomètres

 

Pour se rendre à Maasvlakte et voir ces géants des mers, il faut compter 2 heures 30 à vélo depuis l’autre extrémité du port, à Rotterdam, selon Google. Un trajet qui montre comment les Pays-Bas composent entre durabilité, commerce et industrie lourde. Sur une distance équivalente à celle entre Genève et Morges, le long du dernier tronçon du Rhin avant qu’il ne se jette dans la mer du Nord, on découvre un paradis de pistes cyclables, en circuit quasi fermé des voitures et doté d’un tunnel pour deux roues sous la Nouvelle Meuse, jusqu’aux derniers embarcadères. Aucun cycliste ne porte de casque d’ailleurs.

C’est aussi un voyage temporel, du vieux port de la ville à la modernité de Maasvlakte. Au début, on croise des façades qui avancent lentement derrière les immeubles: des bateaux ou des conteneurs sur des barges. La voie cyclable longe des quais, laisse vite entrevoir des navires industriels en tous genres, des céréaliers aux modèles spécialisés dans le transport d’éoliennes, et des conteneurs. On passe devant des bureaux de compagnies maritimes, de Hapag-Lloyd à Evergreen, des trains de marchandises et des grues portuaires. De loin, désarticulées, elles ressemblent à des phasmes, une colonie d’insectes.

La route s’enfonce dans des zones résidentielles puis vertes, peuplées d’oies et de moutons, avec en toile de fond des éoliennes. On ne distingue pas, d’ici, le quartier d’Europoort, qui accueille à deux pas les plus grosses raffineries d’Europe et son désert de citernes. On tombe par contre sur un golf, des campings et enfin sur Maasvlakte, ses tas de charbon et de minerais, son ballet de camions, ses entrepôts hors normes et ses plages de sable fin. Ce lieu se veut un savant mélange de kitesurf, de logistique, d’énergies renouvelables et de carbone.

 

La zone où les AGV opèrent est entièrement clôturée et interdite aux humains, pour éviter les accidents. — © Patricia Kühfuss / Patricia Kühfuss
La zone où les AGV opèrent est entièrement clôturée et interdite aux humains, pour éviter les accidents. — © Patricia Kühfuss / Patricia Kühfuss

 

Zone interdite

 

Le 8 juin, deux jours après notre première visite au terminal d’APM, Morten Maersk a disparu, remplacé par un petit frère, Maersk Idaho, et MCS Ambra, un vaisseau qui recense 19 étages de conteneurs. Les AGV, les grues et leurs palonniers, eux, continuent de s’activer. Le terminal est entièrement propulsé à l’électricité issue des éoliennes, et donc neutre en carbone, selon la direction du port.

Une immense zone est entourée de barrières et interdite d’accès, même au personnel, sauf pour les maintenances. «C’est trop dangereux, les AGV, guidés par des censeurs souterrains, ne repèrent pas les gens», indique Rosanne Reijnierse, une représentante d’APM. «C’est pourquoi on le surnomme le terminal silencieux.» Les humains télécommandent dans une salle de contrôle d’un bâtiment adjacent, devant leurs écrans et à coups de joysticks. «Comme des gamers», sourit Rosanne Reijnierse. Pas plus de 15 personnes par jour pilotent à distance le gigantesque terminal.

Un camion qui franchit la porte d’entrée du terminal en ressort en moyenne vingt minutes plus tard avec son colis. Il se gare à un endroit indiqué par voie électronique le long d’une pile de conteneurs. Le chauffeur n’a plus qu’à regarder s’approcher, dans les airs, une caisse pilotée à distance être déposée sur son véhicule, et repartir. Quand le niveau du Rhin est bas, les barges sont en partie bloquées et le trafic routier se densifie. Les embouteillages sont alors monnaie courante sur l’autoroute qui descend vers le sud.

Le soir à Maasvlakte, quand le soleil se couche, la lumière rasante sur la mer donne une belle lumière aux bateaux. Quant au matricule 108, lorsque sa batterie est déchargée, il part automatiquement la remplacer, pour continuer, sans jamais s’arrêter, son incessante quête de perfection logistique.

Source: Le Temps