L’Autorité internationale des fonds marins à un tournant critique de sa mission de protection des océans
24 juillet 2024
24 juillet 2024
L’agence onusienne est réunie pour la dernière partie de sa 29ème session du 15 juillet au 2 août, en son siège de Kingston, en Jamaïque. À l’ordre du jour, deux points cruciaux : l’élection du secrétaire général – le candidat sortant fait face à diverses accusations – et le débat sur un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins, que plusieurs acteurs souhaiteraient voir démarrer rapidement.
L’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) n’a rien d’un pouvoir omnipotent sur la régulation de la Zone, l’espace maritime internationale. Le coeur de sa mission est de décider si l’on pourra, ou pas, aller labourer le plancher océanique où gisent en masse les précieux métaux nécessaires à notre transition énergétique.
Jusqu’à présent, il n’y avait pas la queue au portillon. Même si les richesses des abysses sont connues depuis des décennies, le savoir-faire technique pour aller les cueillir est encore balbutiant, et si onéreux que la rentabilité de cette industrie en gestation n’est pas assurée. Mais la diminution des ressources terrestres (sujette à débat) autant que leur demande croissante accélère la ruée vers ces minerais. Sur les 168 États membres de l’Autorité, quelques nations ou entreprises – minoritaires -, veulent foncer bille en tête. En face, 27 États souhaitent à l’inverse bloquer toute demande de permis d’activité minière sous-marine, le temps que les scientifiques déterminent les conséquences pour les écosystèmes qui sont quasi inconnus à ces profondeurs. Ils pourraient être rejoints par d’autres dans les prochains jours selon nos informations,
Siéger au sein de l’AIFM revenait jusque-là à naviguer sur une mer d’huile. Le vent s’est levé à mesure que la transition énergétique a progressé sur terre. Dans ce contexte, le rôle de l’AIFM devient vertigineusement capital et l’élection de son patron n’est plus une simple formalité. L’actuel secrétaire général Michael Lodge est arrivé au terme de son deuxième mandat de quatre ans et souhaite rempiler.
Cet avocat britannique, spécialiste du droit international de la mer, a évolué au sein de l’AIFM depuis sa création en 1996. Il est ouvertement favorable à l’idée d’exploiter les fonds marins et a participé aux premiers jalons de règlements allant dans ce sens. « Je pense que l’extraction minière des fonds marins est un élément essentiel d’une vision d’ensemble pour un monde durable », assumait-il devant un parterre de chefs d’entreprises, à Hambourg, en 2018. En 2019, son assistante personnelle expliquait que « notre voyage est de conduire l’humanité à travers une merveilleuse aventure, qui est d’aller très profondément dans l’océan pour extraire des minéraux nécessaires pour les activités humaines sur terre ».
Michael Lodge affronte aujourd’hui une salve d’accusations, relayées dans un article du New York Times paru début juillet. Il aurait notamment eu recours aux fonds de l’agence pour faire campagne à l’étranger pour sa réélection. Plus largement, ses détracteurs, l’Allemagne en tête, lui reprochent depuis plusieurs années ses liens étroits avec l’industrie minière. Il apparait effectivement dans un clip réalisé par l’entreprise The Metals Company. Il y fait la promotion de cette start-up canadienne, lobbyiste le plus agressif en faveur de l’exploitation.
On reproche également à M. Lodge de jouer un rôle politique en pressant les diplomates d’accélérer le démarrage de l’exploitation du sol océanique. Le secrétariat de l’AIFM est censé garder une position de neutralité et assurer une fonction administrative.
Face à lui, une océanographe brésilienne, Leticia Carvalho, est candidate à sa succession et promue par Brasilia. Cette diplomate est actuellement cheffe de la branche Eaux marines et douces au Programme des Nations unies pour l’environnement. Par le passé, elle a travaillé, au sein du gouvernement brésilien, à la réglementation de l’industrie pétro-gazière. Elle fait aujourd’hui campagne sur une plus grande transparence dans la gouvernance de l’Autorité et sur un recentrage sur la préservation de l’environnement. Aucune femme n’a encore dirigé l’AIFM.
Approchée par l’ambassadeur des Kiribati (archipel du Pacifique favorable à l’exploitation des fonds sous-marins), elle se serait vue proposée de hautes responsabilités au sein de l’AIFM en échange de son retrait de la course. L’ambassadeur des Kiribati a confirmé au New York Times que le secrétaire général Michael Lodge a approuvé la démarche.
Michael Lodge, qui n’est plus soutenu par son propre pays mais par les Kiribati, réfute en bloc toutes ces accusations. « Nous encourageons les États membres à prendre en compte ces allégations pour cette élection majeure puisqu’elle va définir l’avenir de l’AIFM et des fonds marins », plaide Emma Wilson, conseillère politique à la Coalition pour la conservation des fonds marins (DSCC), qui fédère une centaine d’ONG. L’élection du secrétaire général devrait se tenir à la fin de l’assemblée générale de l’AIFM, le 2 août.
D’autres critiques sont adressées à l’AIFM. D’abord, son mandat apparaît de plus en plus antinomique à l’aune de la crise climatique et environnementale : l’agence est chargée d’élaborer une règlementation, un code minier, afin de favoriser l’émergence d’une nouvelle industrie minière sous-marine. Dans le même temps, elle doit adopter les « mesures nécessaires pour assurer une protection efficace du milieu marin contre les effets préjudiciables pouvant découler de ces activités ». Or, nombre de scientifiques ont déjà alerté sur les risques encourus par le « patrimoine commun de l’humanité » s’il venait à être altéré.
Le mode de gouvernance est également contesté. Il est ainsi quasi impossible qu’une demande de contrat soit rejetée : il faudrait pour cela une majorité aux deux tiers du Conseil, l’organe exécutif de 36 membres, puis une majorité dans les cinq chambres. Les 31 demandes d’exploration ont d’ailleurs toutes été exaucées. L’un de ces permis, délivré pour quinze ans à la Pologne, concerne une zone considérée par Convention de l’ONU sur la biodiversité (CDB) comme fragile sur le plan environnemental. Pour François Chartier, qui suit de près ce dossier de longue date pour l’ONG Greenpeace, « il est temps de changer l’AIFM (…) il est temps de placer la préservation de l’environnement au cœur des travaux de l’AIFM ».
À Kingston, la tension monte. L’Assemblée, où les 168 pays peuvent s’exprimer, est appelée, pour la première fois, à se prononcer sur une politique générale. Le Conseil, qui est en charge de la rédaction du code minier, serait obligé de l’appliquer. Or, cette politique vise entre autres à répondre formellement aux inquiétudes de tous ceux qui appellent à un moratoire ou une clause de précaution sur l’exploitation. « Pour nous ONG, c’est l’opportunité de mettre en place toutes les conditions à remplir avant même de considérer le lancement de l’activité. C’est une étape majeure dans l’histoire de l’AIFM, l’Assemblée va assumer son pouvoir », explique l’activiste et observatrice accréditée à l’AIFM Emma Wilson.
Mais le temps presse : la première demande d’exploitation pourrait être adressée cette année. L’Autorité se trouverait dans l’obligation d’y répondre parce que le micro-État de Nauru, fer de lance de l’exploitation, a activé en 2021 la « règle des deux ans » qui force l’AIFM à édicter un code minier pour encadrer ces pratiques commerciales. Mais celui-ci est encore loin d’être achevé, même s’il était censé voir le jour il y a un an. Les négociateurs sont donc « sous une énorme pression pour adopter ce texte au plus vite », déplore Emma Wilson. « Soit l’AIFM adopte un code minier complètement dysfonctionnel et l’exploitation minière commence. Soit les entreprises peuvent demander des contrats miniers, même en l’absence d’un code minier, et l’exploitation commence aussi. Elle commencerait donc dans un chaos réglementaire et un vide scientifique. Pour nous, aucune de ces options sont raisonnables dans le cadre de la crise environnementale. »
Les ONG promeuvent donc une troisième option, celle d’un moratoire en attendant que la science parle. Cette voie est suivie par un groupe de 27 pays. Son chef de file, la France réclame une « interdiction totale » de l’exploitation dans les eaux internationales, depuis une prise de position inattendue d’Emmanuel Macron, le 7 novembre 2022. « Notre responsabilité est immense, avait déclaré en 2023 à Kingston le secrétaire d’État à la Mer Hervé Berville devant les membres de l’AIFM. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas nous lancer dans une activité industrielle nouvelle alors que nous ne sommes pas encore capables d’en mesurer les conséquences ». Les deux permis d’exploration dont la France dispose sont dévolus à la recherche.
Dans son sillage, l’Allemagne, le Costa Rica, le Chili, la Nouvelle-Zélande, l’Espagne, les Pays-Bas promeuvent un moratoire ou un principe de précaution avant de lâcher éventuellement la bride des industriels aventureux. Avec ses cinq contrats d’exploration en poche, la Chine était quant à elle pressentie comme un État pionnier de l’exploitation. Mais elle a opéré un revirement en mai 2024 lors de la visite de Xi Jinping à Paris et se prononce maintenant pour la précaution. Pour Emma Wilson, l’explication de ce revirement est économique : « Il n’est pas encore certain que cette industrie sera rentable. La déclaration co-signée avec la France, pays qui a la position la plus forte sur l’exploitation, envoie un message très important. » Quant aux États-Unis, s’ils ne sont pas membres de l’AIFM, ils y participent comme observateurs. Ancienne directrice de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique et membre du cabinet Climat et environnement de la Maison Blanche, la biologiste marine Jane Lubchenco estime venu « le temps d’appuyer sur pause ».
Dans le camp opposé, une poignée de pays très disparates milite activement pour aller gratter le sol sous-marin. En tête de gondole, la Norvège, le Japon, l’Inde ou encore quatre îles du Pacifique – Kiribati, Nauru, les Cook et les Tonga. La firme The Metals Company est déjà prête à immerger à 4000 mètres de profondeur, dans la zone de Clarion-Clipperton, des robots-bulldozers capables de ramasser d’énormes quantités de nodules polymétalliques. Ces petits cailloux contiennent les éléments chimiques clés pour la confection de composants électriques (batteries de voitures, ordinateurs, téléphones, panneaux solaires…) : cobalt, cuivre, manganèse, nickel, terres rares (lithium).
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Je m’abonnePour défendre ses desseins, ce loup des abysses joue sur la corde sensible d’une surface terrestre malmenée écologiquement et socialement : « je ne veux plus voir de déforestation, je ne veux plus voir le travail des enfants. Et je veux nous voir accéder aux réserves les plus durables de ces ressources », déclarait Gerard Barron, son PDG australien qui vit entre Dubaï, la Californie et Londres. « Notre dernière campagne visant à évaluer l’état de l’écosystème [du plancher océanique NDLR] 12 mois après la fin du projet pilote de collecte de nodules est encourageante. Nous pensons que nous disposons désormais de suffisamment de données pour répondre à la plupart des préoccupations soulevées par ceux qui s’opposent à l’industrie », affirme-t-il le 25 mars 2024.
The Metals Company joue sa survie à l’AIFM. Tandis que le feu vert de l’agence onusienne se fait attendre, certains investisseurs ont commencé à la lâcher, selon le New York Times. Avec Nauru qui la porte politiquement et dispose d’un contrat d’exploration, elle a donc voulu donner un coup d’accélérateur au processus. Une vingtaine d’autres sociétés seraient prêtes à opérer.
Des engagements clés en faveur de la protection des océans et de la vie marine ont ponctué les quarante dernières années, depuis la Convention de l’ONU sur le droit de la mer de 1982. En 2022, la 15e COP sur la biodiversité s’engage à protéger 30% des écosystèmes marins (et terrestres) d’ici à 2030. Une décision prise par les 196 États réunis à Montréal « encourage » les gouvernements « à veiller à ce que, avant toute activité d’exploitation minière des grands fonds marins, des études d’impact sur l’environnement marin et la biodiversité appropriées aient été réalisées, les risques soient compris, les technologies et les pratiques opérationnelles n’aient pas d’effets nuisibles sur l’environnement marin et la biodiversité, et à ce que des règles, réglementations et procédures appropriées soient mises en place par l’Autorité internationale des fonds marins ». Une question brûlante se pose qui ne risque pas d’être tranchée de sitôt : comment l’AIFM prévoit de surveiller les opérations, qui dureraient plusieurs années, 24h sur 24 à 4000 mètres de profondeur ? « C’est simplement impossible, répond Emma Wilson. On sait qu’il y a eu des violations dans le cadre des contrats d’exploration. L’AIFM n’a jamais sanctionné. Ce n’est pas un régulateur efficace. »
De nombreux scientifiques ont prévenu des conséquences irréversibles que cette industrie provoquerait : perturbations en cascades dans la colonne d’eau et le plancher, dépôts d’éléments étrangers provenant des navires, dispersion de sédiments vieux de millions d’années, disparition et altération d’espèces de la chaîne alimentaire, d’habitats et d’écosystèmes, ou encore pollution lumineuse et nuisance sonores d’un univers noir et silencieux.
À titre d’exemple, selon une étude scientifique de 2020 citée par la DSCC, si les 17 permis d’exploration en vigueur dans la zone Clarion-Clipperton devenaient autant d’autorisations à miner, les chantiers auraient un impact géographique égal à la superficie de la France. Un autre risque réside dans la libération de quantité de gaz à effet de serre stockés dans les profondeurs. L’océan est le principal régulateur climatique et le premier puits de carbone de la planète.