L’Arctique, nouvelle route de l’internet mondial ?
10 janvier 2025
10 janvier 2025
L’Arctique est un des derniers océans qui n’est pas entièrement traversé par un câble sous-marin de fibre optique. Si les routes de l’hémisphère Nord s’ouvrent aux réseaux de télécommunication, c’est la promesse d’une connexion plus rapide entre l’Europe et l’Asie et du développement économique d’une région de moins en moins isolée du reste du monde.
Sous l’effet du réchauffement climatique, l’Arctique n’est plus à l’abri de l’extension tentaculaire des câbles sous-marins de fibre optique. Une toile mondiale et invisible de 532 câbles recouvre déjà les fonds marins sur une longueur cumulée de plus de 1,5 million de kilomètres. Ces « lignes de vie » des télécommunications sont stratégiques pour la souveraineté numérique des États et l’économie mondiale. Mais la fonte des glaces qui libère de nouvelles voies navigables en période estivale est une opportunité à saisir pour la pose de nouvelles infrastructures sous-marines en Arctique. L’enjeu est de taille : face aux tracés traditionnels des câbles intercontinentaux, les routes arctiques offriraient une alternative plus courte et donc une vitesse de connexion plus rapide pour le trafic de données internationales. Actuellement le canal de Suez ou le détroit de Malacca constituent un des principaux axes de passage aussi bien pour les flux maritimes que pour les flux d’informations par câbles sous-marins. Seul obstacle, et de taille : ils sont aussi des points de vulnérabilités. Ainsi, en mer Rouge, plusieurs câbles sous-marins ont été endommagés cette année. Pour éviter le goulot d’étranglement dans cette zone, où passe plus de 90 % du trafic Europe-Asie, l’Arctique est désormais une option crédible.
Une prouesse technique
Sans doute le plus ambitieux projet, Far North Fiber (la Fibre du Grand Nord) entend connecter le Japon, l’Alaska, l’Irlande et la Finlande. À travers le passage du Nord-Ouest, le futur câble sous-marin pourrait trouver des ramifications sur son trajet comme au Groenland. Avec Far North Fiber, « le système de câble prévu de 14 000 kilomètres réduit considérablement la distance optique (…), minimisant ainsi la latence du signal et fournissant des connexions plus rapides et plus fiables à travers l’hémisphère Nord », peut-on lire sur le site de l’entreprise finlandaise Cinia, à l’origine du projet évalué à plus d’un milliard de dollars. « Aux côtés des Américains et des Finlandais, les Japonais sont aussi très intéressés par les retombées économiques de ce câble transarctique qui divisera par trois les temps de latence entre les Bourses de Tokyo et de Londres pour le Trading haute fréquence », explique Michaël Delaunay, chercheur à l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique, et spécialiste des questions de connectivité dans l’Arctique. En outre, le projet a récemment reçu un financement de l’Union européenne via son programme « Mécanisme pour l’interconnexion en Europe ». Les travaux d’étude sur les routes de câble qui permettent de définir le meilleur itinéraire du futur réseau en matière de sécurité et de respect de l’environnement sont désormais achevés.
Mais la dépose de ces câbles dans les fonds marins de l’Arctique est d’abord une prouesse technique. Pour Célestine Rabouam, spécialiste des enjeux géopolitiques de la connectivité dans l’Arctique nord-américain auprès du centre de recherche GEODE, « dans l’Arctique canadien, la dépendance au satellite entraîne des problèmes d’encombrement et de congestion de la bande passante qui pèsent sur l’ensemble des services. Même si l’arrivée en phase opérationnelle des constellations de satellites comme Starlink a considérablement amélioré les performances des réseaux arctiques depuis fin 2022, un projet de câble transarctique dans le passage du Nord-Ouest permettrait d’apporter une connexion plus fiable et résiliente à certaines communautés tout en dégageant plus de bande passante pour les communautés qui dépendront encore d’une connexion satellite ». Certains pays comme le Groenland sont connectés au réseau mondial d’internet, mais de manière inégale et insuffisante. Les conditions climatiques extrêmes et la faible densité de population des pays de la région arctique ont longtemps découragé les investisseurs. Aussi, le déploiement de câbles sous-marins sous les glaces pourrait-il considérablement accélérer le développement économique de cette région. En effet, « les besoins spécifiques des populations autochtones en matière de développement économique (le développement d’infrastructures portuaires par exemple) sont des arguments importants pour justifier d’une vision globale dans les projets de télécommunications dans l’Arctique nord-américain », explique Célestine Rabouam avant de préciser que « malheureusement, dans certains projets, ce discours peut parfois servir de vitrine pour solliciter des investissements étatiques sans lesquels rien n’est possible dans cette région ».
Relier Mourmansk à Vladivostok : Polar Express
Parmi les autres projets de câbles sous-marins en Arctique, le plus avancé est russe : Polar Express. En octobre 2022, la Russie a débuté la pose d’un câble sous-marin qui doit relier Mourmansk à Vladivostok sur 12 650 kilomètres. Avec Polar Express, Moscou veut améliorer les communications dans les villes portuaires de la route maritime du Nord et sur les sites d’extraction des ressources naturelles de ses latitudes septentrionales. Prévu pour 2026, le système emprunte la route maritime du Nord sur laquelle l’État fédéral fonde beaucoup d’espoir pour développer le trafic commercial. « Les Russes ne sont pas prolixes sur leurs projets dans l’Arctique », précise Michaël Delaunay, « le projet estimé à 889 millions de dollars est entièrement financé par l’État et mené par une entreprise russe sans aucune participation occidentale. La fibre optique est fournie par les Chinois et le câble est complété par des composants russes. » Selon la carte mise à jour par la firme américaine Telegeography* une première section d’environ 1 200 kilomètres de câble a été posée entre le village de Teriberka sur la mer de Barents et Amderma, ville côtière de la mer de Kara. « À l’origine du projet, l’entreprise étatique projetait de se connecter au réseau mondial de câbles de communication avec des ramifications en Europe et en Asie, ajoute Michaël Delaunay, avant le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine et les sanctions occidentales, Polar Express semblait en bonne voie. Aujourd’hui nous avons peu d’informations sur le projet. » Selon le site officiel du projet*, en 2023 « environ 43 miles marins ou 80 km de câble ont été posés d’Amderma à Dikson [prochaine étape du projet, NDLR]. En 2024, dès que les conditions de glace dans la zone le permettront, les travaux sur le tronçon de Dikson à Amderma seront poursuivis ».
Rivalités géopolitiques du Grand Nord
L’Arctique a longtemps bénéficié d’un équilibre de coopération entre puissances riveraines. Mais la guerre en Ukraine a récemment révélé les rivalités géopolitiques du Grand Nord. Le russe Polar Express, d’un côté, l’occidental Far North Fiber de l’autre : « Il faut rester prudent avec ces nouveaux projets car bien d’autres ont échoué avant eux. En outre, les tensions sur la scène internationale ont fait irruption dans les problématiques arctiques », tempère Michaël Delaunay. Dans ce cadre, peut-on réellement parler de « course » du haut débit à travers les eaux profondes de l’Arctique ? « Pas tout à fait », répond Michaël Delaunay. « D’abord il n’y a pas de concurrence entre le projet occidental et le projet russe et ensuite l’Arctique n’est pas encore la nouvelle autoroute des données. Mais il est vrai que si ces projets voient le jour ils pourraient ouvrir la voie à d’autres tracés potentiellement empruntés par 70 % des internautes de la planète. »