Lamya Essemlali, l’irréductible pirate

Fondatrice de Sea Shepherd France, Lamya Essemlali pourrait « risquer sa vie pour une baleine ». Elle défend l’océan depuis 20 ans et lutte pour que le mouvement ne perde pas sa radicalité.

Admettons-le : jusqu’au dernier moment, on a cru que la rencontre ne se ferait pas. La faute à un agenda aussi gonflé que les filets d’un navire-usine. Campagne en mer menée par Sea Shepherd France, problème de garde, allers-retours en Bretagne, où elle réside… On imagine déjà notre portrait tomber à l’eau. On ignore encore que Lamya Essemlali ne s’arrête jamais : in extremis, elle nous dégote un créneau le matin du dimanche 24 décembre, à l’heure où beaucoup auraient choisi de faire la grasse mat’ ou d’emballer leurs cadeaux.

On la retrouve autour d’un chocolat dans un café branché, la mine solaire et le sourire généreux. Les hasards du calendrier font parfois bien les choses. Dix-huit ans plus tôt, quasiment jour pour jour, la fondatrice de Sea Shepherd France vivait l’une des expériences qui l’ont amenée à devenir, à 44 ans, l’une des figures emblématiques de la protection des océans. À l’époque, Lamya Essemlali venait tout juste d’obtenir un master en sciences de l’environnement. Sa rencontre avec le capitaine Paul Watson lors d’une conférence à Paris, quelques mois plus tôt, l’avait convaincue de s’engager sur une campagne de Sea Shepherd contre les baleiniers japonais. Pour rejoindre l’équipage, l’avait-on prévenue, il fallait être prêt à « risquer sa vie pour une baleine ». La native de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) n’en avait jamais vue, mais opina sans hésiter.

Un minuscule bateau contre un chalutier-usine

La voilà donc catapultée au milieu de l’océan Austral, bringuebalant sur une « coquille de noix » entre des icebergs de la taille d’une ville. À bord, pas de chauffage, pour économiser le carburant. Au lendemain de Noël, l’équipage repérait le Nisshin Maru, un des plus gros chalutiers-usines de la flotte japonaise. Une tempête levait des murs d’eau sur la mer. Paul Watson décida malgré tout de leur barrer la route. Dans le silence glacé, une voix s’échappa des hauts-parleur du Nisshin Maru, annonçant une collision imminente. L’esquif de Sea Shepherd avait autant de chance de s’en sortir qu’un motocycliste percuté par un poids lourd, mais maintint son cap. Pendant deux longues minutes, Lamya Essemlali contempla la mort, jusqu’à ce que le baleinier décide, à la dernière seconde, de virer afin d’éviter l’incident diplomatique. « Quand tu signes une pétition, c’est moins engageant, sourit-elle. Je me suis dit que je ne reverrais jamais les gens que j’aime, mais je n’aurais pas voulu être ailleurs. »

L’expérience en aurait traumatisé plus d’un. Pas elle. Dès son retour à terre, elle crée Sea Shepherd France, dont elle est parvenue à faire, en moins de vingt ans, « l’une des antennes du mouvement les plus puissantes au monde », salue Paul Watson, qui compte aujourd’hui parmi ses intimes. Campagnes en Manche contre les navires-usines, patrouilles à Mayotte pour sauver les tortues des machettes des braconniers, sensibilisation du grand public au sort des dauphins tués dans les filets des pêcheurs du golfe de Gascogne, création d’un centre de soins pour animaux marins… « Ce qu’elle a fait est incroyable », poursuit le fondateur du mouvement, qui voit en elle « la plus éminente activiste de Sea Shepherd de la planète ».

Lamya Essemlali est l’une des dernières gardiennes de l’âme radicale du mouvement. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Les récents démêlés judiciaires entre Paul Watson et Sea Shepherd Global ont donné au combat de la quadragénaire une autre dimension. En septembre 2022, quatre de ses six directeurs – Alex Cornelissen, Peter Hammarstedt, Jeff Hansen et Geert Vons – ont évincé du conseil d’administration son fondateur, accusé d’être trop « sulfureux ». Le capitaine avait notamment remis en question l’efficacité des partenariats noués entre l’antenne internationale et des gouvernements, et défendu le recours à la confrontation directe avec pêcheurs et baleiniers. Ses anciens équipiers, eux, souhaitaient que le mouvement devienne plus consensuel.

Pour s’être rangée du côté de son mentor et avoir tenté, en créant Sea Shepherd Origins, d’entériner la « non-violence agressive » originelle du mouvement, Lamya Essemlali s’est retrouvée au cœur du maelstrom. Évincée à son tour du conseil d’administration de Global, elle a été attaquée en justice par ses quatre anciens amis, au printemps dernier, pour son usage du nom et du logo de Sea Shepherd. La décision doit être rendue le 16 janvier

Depuis 2018, Sea Shepherd France revendique 565 jours de mission, 317 patrouilles en mer, 583 relevés de filets et 197 bateaux observés. Sea Sheperd

« C’est un hold-up », dénonce celle qui est devenue, bien malgré elle, l’une des dernières gardiennes de l’âme radicale du mouvement. Sa voix, chaude comme une roche au soleil, se teinte de colère à l’évocation de l’affaire. « C’est le schéma classique de personnes qui ont répondu aux sirènes de l’institutionnalisation, du confort, de la reconnaissance officielle. Quand tu es capable de te comporter comme ça, de trahir le père fondateur d’un mouvement à des fins personnelles, comment imaginer que tu feras passer tes intérêts après ceux de l’océan ? »

Lien charnel avec l’océan

Elle assure ne rien privilégier davantage. On lui demande si elle serait toujours prête à mourir pour une baleine. « Bien sûr, répond-elle sans hésitation, ses grands yeux noirs fermement plantés dans les nôtres. La seule chose qui a changé, c’est que je suis maman. Moi je peux prendre des risques, mais je ne veux pas qu’il y en ait pour ma fille. C’est surtout pour elle que je peux être inquiète. »

Elle évoque en exemple l’irruption devant sa maison, en mars, de pêcheurs l’accusant de tuer leur métier. Elle aurait pu battre en retraite ; elle a choisi de leur parler. « C’était intéressant. Beaucoup sont manipulés par leurs comités et nous ont identifiés comme leurs ennemis. » Elle assure compter des pêcheurs – « pas beaucoup » – parmi ses « potes »« Mais ceux-là ne sont pas dans le déni. »

L’expérience l’a marquée, sans pour autant l’éloigner des rivages. Son lien charnel avec l’océan, Lamya Essemlali le fait remonter à l’enfance. Elle la passe à la Cité rouge, un quartier populaire de la banlieue parisienne. Une enfilade de tours, du béton, des échangeurs : la mer est loin. Elle ne la voit que l’été, lors de ses vacances à Casablanca avec sa mère marocaine. « La beauté de la mer, ça cassait l’image que j’avais de mon environnement habituel carcéral, sans horizon, au sens propre et au figuré. »

« Ce qu’elle a fait est incroyable », dit Paul Watson, le fondateur du mouvement Sea Shepherd. © NnoMan Cadoret / Reporterre

La petite fille n’a pas encore de conscience écologique, mais déjà une grande empathie pour les animaux. Lui vient-il de sa mère, qui « engueule » devant elle les conducteurs de calèche qui fouettent trop fort leurs chevaux ? Difficile à dire. Toujours est-il que trente-six ans plus tard, elle se souvient encore de sa découverte, en CE2, d’un oiseau blessé dans la cour de l’école. « Tout le monde s’en fichait, alors que si c’était un enfant, on s’en serait occupé. » À la fin de la récréation, elle peine à retourner en classe. « Mon esprit restait avec l’oiseau. » La Lamya de 8 ans l’ignore, mais son refus d’établir une hiérarchie entre les souffrances infligées aux humains et aux non-humains a un nom : le biocentrisme, que la Lamya quadragénaire traduit désormais en actes.

Le militantisme « vampirise tout »

Faire de « sa façon d’être au monde » son travail a ses revers : « Ça vampirise tout », confie-t-elle. L’activiste passe deux mois par an sur l’eau, qu’il pleuve, qu’il vente, ou que le mal de mer guette. Ses journées peuvent s’étirer de 7 heures du matin à 10 heures du soir, grignotant son sommeil, sa vie sociale et familiale, et ses espoirs de se mettre à la céramique ou à l’aquarelle. « Ça te bouffe, de faire partie de l’espèce qui détruit la planète. Notre dette envers le vivant est impossible à rembourser. » Son compagnon, également membre de Sea Shepherd France, lui répète souvent qu’elle se comporte « comme une tortionnaire » envers elle-même. « Mais pour moi, ce n’est jamais assez. » Depuis quelque temps, elle souffre de migraines chroniques, qui lui donnent envie « de [s]e péter la tête contre le mur » : « C’est le seul moyen que mon corps a trouvé pour m’obliger à m’arrêter. »

Trop rarement, elle s’autorise à faire une pause, à lire « les potins sur les people » : « Ça lave le cerveau », dit-elle en riant. Elle dévore également les ouvrages sur la physique quantique de Philippe Guillemant, ainsi que ceux du psychiatre Olivier Chambon sur les thérapies psychédéliques. Récemment, sa prise d’ayahuasca – une décoction de lianes hallucinogènes traditionnellement utilisée par les communautés indigènes d’Amazonie – a chamboulé sa vision de la mort et de nos liens avec le reste du vivant, raconte-t-elle.

« Notre dette envers le vivant est impossible à rembourser »

En 2024, Lamya Essemlali espère trouver le temps d’écrire un livre sur les écueils de l’institutionnalisation des mouvements radicaux. Parvenir à prendre de vraies vacances, aussi. La récente décision du Conseil d’État en faveur de la protection des dauphins dans le golfe de Gascogne, suite à un référé de Sea Shepherd France et trois autres associations, lui a donné un petit peu de souffle. Elle ne sabre pas le champagne pour autant : « Les dauphins ne sont pas sauvés. » À peine la victoire obtenue, on la sent prête à repartir au combat. Au-dessus de la tasse de chocolat à moitié vide, les souvenirs océaniques affluent : « l’enchantement » du souffle des baleines croisées en Antarctique, la « connexion énorme » avec un dauphin solitaire venu nager à ses côtés dans la baie d’Audierne… Le militantisme écologique est un sacerdoce « mais vu la décharge de vie que ça m’insuffle, j’ai n’ai pas l’impression d’être sacrifiée. »

Source: Reporterre