La route du Nord-est, un défi trop grand pour la Russie ?
10 janvier 2025
10 janvier 2025
La route du Nord-est, évoquée depuis le xviie siècle par les navigateurs comme l’un des moyens les plus rapides pour joindre l’Europe et l’Asie, serait en passe de devenir une réalité, au service des ambitions géopolitiques de Moscou. La Russie deviendrait alors une plaque de transit indispensable entre Orient et Occident. C’est tout le trafic maritime mondial qui s’en trouverait bouleversé. Mais derrière les mythes, ce projet n’est-il pas trop ambitieux pour les moyens russes ?.
Longue de plus de 3 500 miles, la route du Nord-est reliera la mer de Barents à la mer d’Okhotsk en passant par le détroit de Béring, longeant la côte nord de la Russie, longtemps laissée pour compte. Un premier mythe s’attache à mettre en avant « l’opportunité du changement climatique » de cette route maritime. En effet, l’Arctique est souvent mentionné comme l’un des territoires qui « bénéficieraient » d’une augmentation des températures à la surface de la planète, avec la fonte d’une partie des glaces qui empêchent la navigation au-delà d’une certaine latitude. Si, d’un point de vue purement météorologique, l’assertion peut se défendre – en effet, l’extension maximale de la calotte glacière arctique ne cesse de reculer sous l’effet du changement climatique, libérant a priori certaines zones de navigation dans les mers du Nord –, elle demeure hautement spécieuse si on la considère dans l’ensemble des conséquences climatiques.
En effet, la fonte des glaces marines s’accompagne dans cette région de deux phénomènes, l’un en mer et l’autre à terre, qui risquent de rendre la navigation dans la route du Nord-est tout aussi complexe : d’une part, en mer, la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes. Il s’agit là d’un des effets principaux du changement climatique, observable dans toutes les zones de la planète : tempêtes, inondations massives, canicules et épisodes de chaleurs extrêmes ne cessent de se multiplier. Dans le Nord russe, l’accroissement des tempêtes de forte intensité risque ainsi de rendre la navigation tout aussi complexe et dangereuse que par le passé. D’autre part, à terre, la hausse des températures s’accompagne d’une fonte du pergélisol, entraînant une fragilisation des sols sur lesquels reposent jusqu’ici les infrastructures installées le long de ladite route. En 2020 à Norilsk, l’effondrement du sol au-dessus d’un réservoir de pétrole, causé par le ramollissement du pergélisol, entraîne une catastrophe écologique régionale. Ainsi les systèmes de balisage, les ports, terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) et autres systèmes destinés à assurer la navigation ou l’intermodalité de la route sont eux-mêmes directement menacés par le changement climatique, remettant très fortement en cause l’idée d’une « opportunité » liée à la fonte des glaces.
Cette donnée climatique induit surtout de la part de la Russie un besoin d’investissement absolument colossal pour faire face aux enjeux liés à ces phénomènes extrêmes qui ne cessent de s’accroître. Or, la Russie, sous sanctions économiques et privée d’un accès à de nombreuses technologies occidentales, n’a en réponse aucun autre choix que de se tourner vers son voisin chinois.
La présence toujours plus forte de la Chine
Plus que la Russie, c’est bien la Chine qui est intéressée par la route du Nord-est, avant tout pour des raisons économiques – raccourcir le trajet maritime Chine-Europe en évitant l’océan Indien et Suez – mais aussi, de manière plus lointaine, géopolitique avec un accès supplémentaire vers l’Ouest pour ses forces navales. La Chine regarde ainsi l’opportunité de cette route avec un intérêt sans cesse renouvelé, suivant notamment la dynamique des tensions avec Taïwan qui risquent de fortement compliquer le trajet des navires commerciaux chinois vers la mer de Chine méridionale. Les armateurs chinois sont ainsi friands de participations dans ce grand projet russe, comme en témoigne l’accord d’investissement infrastructurel signé en juin 2024 lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg. Cet accord va d’ailleurs bien au-delà de simples questions de trafic maritime puisque la Chine prévoit de devenir le principal pourvoyeur de technologies de contrôle du transit, y compris avec des constellations satellitaires en orbite basse pour les télécommunications en zone arctique.
Pour la Chine, autoproclamée « État voisin de l’Arctique » (near-Arctic state), s’implanter fermement dans les infrastructures russes, y imposer ses logiciels de contrôle de navigation, ses normes de télécommunications et la participation financière et technologique de ses entreprises d’État, revient à en détenir indirectement le contrôle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Pékin a obtenu de Moscou une assistance technique pour la construction de brise-glaces à propulsion nucléaire, alors que celle-ci était jalousement gardée par Rosatom jusqu’ici.
Une nouvelle voie économique aux règles spécifiques
En prenant en compte les paramètres susmentionnés qui doivent relativiser l’enthousiasme que l’on a coutume de voir sur la route du Nord-est, il n’en demeure pas moins que la Russie avance sur ce dossier. La révision de la stratégie navale russe en 2022 a confirmé la place de l’Arctique comme première région d’importance, en y adjoignant en 2e position le Pacifique, confirmant en creux l’importance de la route du Nord-est. De même, en regardant les chiffres du trafic maritime sur ladite route, celle-ci ne cesse de gagner en volume, avec un record en 2023 de 35 millions de tonnes transportées. Les acteurs chinois qui multiplient les accords avec leurs homologues russes s’y taillent bien entendu la part du lion. Toutefois la croissance, si elle est réelle, demeure limitée et en comparaison d’autres zones (Suez : 1,6 milliard de tonnes en 2023) demeure bien modeste.
Au-delà, la Russie tend à imposer ses règles de navigation sur la route du Nord-est, contrevenant au droit international maritime, notamment en ce qui concerne le principe de liberté de navigation. En 2022, la nouvelle loi russe sur la navigation des navires militaires dans la route du Nord oblige à notifier aux autorités russes trois mois en avance le passage de tout navire d’État sur la susdite route. Alors que la loi de 2020 sur la navigation dans la route du Nord – applicable aux navires commerciaux – tendait déjà à créer des obligations de recours aux brise-glaces russes, contraignant de fait le trafic, la loi de 2022 se positionne elle aussi dans l’optique d’une sur-affirmation juridique de la part de la Russie qui entend montrer sa « souveraineté » par un durcissement du droit. Quoi qu’il en soit, il s’agit probablement du seul levier qui reste réellement entre les mains russes, en regard de sa dépendance technologique et économique grandissante à la Chine.