La Méditerranée à l’épreuve de l’histoire

 

Véritable creuset d’histoire et de civilisations, les sociétés méditerranéennes ont progressivement pensé cette mer comme un dénominateur commun dont les enjeux sont plus que jamais d’actualité.

Support de multiples peuples qui y ont alterné les conflits et les échanges, la Méditerranée est un espace façonné par une histoire certes mouvementée mais profondément connectée. Des guerres médiques à la crise du canal de Suez, des Phéniciens aux Ottomans, de la civilisation mycénienne à l’indépendance grecque, force est de constater la richesse historique de cet espace sur lequel tant d’ouvrages ont été écrits. L’historien Florian Louis en propose ici une synthèse accessible et solidement illustrée.

Si la Méditerranée est au cœur des programmes d’histoire et de géographie, elle constitue également l’une des lignes de force du programme d’HGGSP (spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques) pour les thèmes abordant les frontières, la guerre et la puissance.

Nonfiction.fr : Vous relevez un « paradoxe méditerranéen » par lequel cette mer fermée n’en est pas moins ouverte à des influences variées qui convergent vers cet espace. Quelles caractéristiques géographiques font de la Méditerranée un espace si particulier ?

Florian Louis : Si la géographie est effectivement importante pour comprendre et penser la Méditerranée, il convient toutefois de souligner qu’elle n’est pas un donné « naturel », mais bien une construction anthropique. En effet, si la mer que nous appelons « Méditerranée » existe depuis fort longtemps, ce n’est que très récemment, au XIXe siècle, qu’elle a été véritablement appréhendée par les sociétés qui l’environnent comme un tout unifié et cohérent.

Auparavant, on parlait rarement de la Méditerranée, mais plutôt de ses sous-ensembles (mers Égée, Tyrrhénienne ou Ionienne par exemple), qui apparaissaient alors comme l’échelle d’appréhension la plus pertinente. Tous ces sous-ensembles partagaient bien sûr des caractéristiques communes, autant si bien physiques (conjonction de la montagne et de la mer, abondance des îles et des péninsules) que bioclimatiques (sources de la fameuse trilogie méditerranéenne : blé / olivier / vigne). Toutefois, chacun d’entre eux présentait aussi des singularités qui contribuaient paradoxalement à faire l’unité de l’ensemble méditerranéen, en tant qu’elles participaient d’un jeu de complémentarités favorable aux circulations et aux échanges.

C’est pourquoi dans mon introduction, je présente cet atlas comme une histoire de la « méditerranéisation » plus que de la Méditerranée : il s’agit d’étudier comment par des interactions de toutes natures entre les sociétés méditerranéennes, est née la Méditerranée au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

Les Romains sont les premiers à réunir l’ensemble des rives méditerranéennes sous leur autorité. En quoi l’Empire romain est-il méditerranéen ?

L’empire romain, en imposant sa domination à l’ensemble des rives de la Méditerranée, est effectivement la première force politique à être parvenue à transformer cette mer en un simple lac : c’est l’affrontement avec Carthage qui a conduit les Romains à passer d’un impérialisme exclusivement tellurique (exercé dans la péninsule italienne) à un impérialisme amphibie qui, de fil en aiguille, les a conduit à étendre leur influence à la totalité du pourtour de ce qui est progressivement devenu leur « Mare nostrum ». Dès lors, la Méditerranée a été au cœur des circulations et des échanges entre les différentes provinces de l’empire.

Pour autant, je serai tenté de dire que c’est plus la Méditerranée qui est alors romaine que l’empire romain qui est méditerranéen dans la mesure où c’est précisément l’unification impériale qui contribue à créer de la méditerranéité, c’est-à-dire de l’unité entre les différentes parties de la Mare nostrum

Si les empires s’y succèdent, vous expliquez que la Méditerranée est une « étiquette générique et longtemps peu consistante ». À partir de quand, les peuples se sentent-ils méditerranéens ?

Comme souvent, avec ces étiquettes assignant aux peuples une identité culturelle et/ou géographique, c’est d’abord et avant tout de l’extérieur que les processus d’identification se produisent. De même qu’Edward Saïd a mis au jour l’existence d’un « orientalisme » qui, depuis l’Occident, assigne des populations qui ne se perçoivent nullement comme telles à une identité « orientale », on pourrait parler d’un « méditerranéisme » qui, également au XIXe siècle, érige la méditerranéité en une essence commune à tous les peuples vivant sur les rives méditerranéennes.

Mais ceux-ci ne se perçoivent souvent pas comme tels — ou plus précisément, le fait de se sentir méditerranéens ne les empêche nullement de se sentir très différents de certains de leurs voisins qui le sont pourtant géographiquement tout autant. Grecs et Turcs, Juifs et Arabes ou encore Arabes et Berbères, à cette époque, partagent certes un ancrage géographique méditerranéen, mais ne sentent pas nécessairement appartenir à une même communauté méditerranéenne.

C’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique la difficulté, encore aujourd’hui, à mettre autour d’une même table tous les acteurs de la scène méditerranéenne pour les faire travailler ensemble à la résolution de certains des problèmes environnementaux, sociaux ou politiques qui le concernent pourtant tous. Il y a donc une grande différence entre le fait — géographique — d’être méditerranéen et celui — de l’ordre du sensible et de l’imaginaire — de se percevoir comme tel.

L’histoire de la Méditerranée est aussi celle de la naissance des monothéismes, de leur diffusion et de leurs rivalités. Point que vous aviez abordé dans votre Atlas historique du Moyen-Orient. Dans quelle mesure, la diffusion territoriale de ces trois religions a-t-elle constitué un moteur de l’histoire méditerranéenne ?

J’aurai tendance à inverser la relation introduite par votre question : ce n’est pas parce que ces religions ont connu une large diffusion qu’elles ont joué un rôle moteur dans l’histoire de la Méditerranée, mais bien plutôt parce qu’elles sont nées sur ses rives qu’elles ont pu tisser de tels liens entre les peuples. Pour le dire autrement, c’est la Méditerranée, ses réseaux d’échanges et de circulations pluriséculaires, qui ont été les moteurs de la diffusion rapide de ces monothéismes ; or la Méditerranée a constitué un environnement et un support favorable à la formation et à la propagation de ces religions parce qu’elle constituait déjà, au moment de leur apparition, un monde connecté et interdépendant dont chacune des rives entretenait des contacts étroits et réguliers avec les autres.

Le XIXsiècle est celui du déclin de l’Empire ottoman, depuis sa répression des indépendantistes grecs jusqu’à la Grande Guerre. Quelles sont les conséquences de sa dislocation en 1923 ?

L’empire ottoman a toujours été une puissance plus tellurique que thalassique. C’est d’ailleurs souvent sur mer plus que sur terre qu’il a subi d’importants revers, comme lors de la bataille de Lépante en 1571. Sa longue domination sur les rives orientales et méridionales de la Méditerranée ne lui a pas tant servi à projeter sa puissance plus avant vers l’Occident qu’à empêcher les puissances occidentales d’étendre leur puissance vers l’Orient. Mais ce rôle de verrou des routes commerciales orientales est, à vrai dire, déjà contourné dès la fin du XVe siècle avec l’ouverture de nouvelles routes, via le cap de Bonne Espérance ou les Amériques, vers l’Asie (par les Portugais et les Espagnols). Au moment où il disparaît en 1923, l’empire ottoman n’est donc plus depuis longtemps une puissance influente en Méditerranée

En outre, les bouleversements provoqués par cette disparition ne sont pas tant d’ordre géopolitique que social : avec la fin de l’Empire ottoman, en effet, s’achève dans la douleur une longue et complexe expérience de cohabitation de populations aux appartenances ethniques et religieuses variées au sein d’une même entité politique. Le génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens de l’empire, les massacres de Grecs et les échanges de populations opérés entre la République de Turquie et la Grèce de 1923 aboutissent à des formes d’homogénéisation ethno-religieuses des États de la Méditerranée orientale et avivent des conflictualités qui, pour certaines d’entre elles, perdurent jusqu’à nos jours. Mais la disparition de l’empire n’est pas tant la cause que la conséquence de ce délitement d’un « vivre ensemble » ottoman qu’il ne faut au demeurant ni exagérer ni idéaliser.

Parmi les recompositions géopolitiques du XXIe siècle, vous identifiez les printemps arabes et le réveil turc, avec Ankara qui étend son influence en Méditerranée orientale. À l’heure de la mondialisation et d’un basculement du centre de gravité mondial vers l’Asie, la Méditerranée n’est-elle pas appelée à perdre de son importance géopolitique ?

À l’échelle globale, la Méditerranée n’a cessé d’alterner entre des périodes de centralité et des périodes de relative marginalité. Comme je l’indiquais, l’ouverture des routes atlantiques par les Ibériques au XVe siècle avait déjà relégué la Méditerranée au second plan, avant que l’ouverture du canal de Suez en 1869 ne lui redonne une centralité nouvelle, en en faisant un corridor stratégique sur les routes maritimes reliant l’Europe à l’Asie. Précisément parce qu’elle est désormais étroitement liée aux mondes asiatiques, la Méditerranée conserve une importance stratégique en tant qu’elle constitue l’un des verrous permettant de contrôler les abords occidentaux de la zone indopacifique qui cristallise bien des tensions et des ambitions.

Dans un monde globalisé comme le nôtre, les interdépendances régionales sont telles qu’aucune région, aucun espace maritime, n’est véritablement marginal dans la mesure où les événements les plus localisés ont toujours des répercussions plus globales. Qui plus est, le basculement du centre de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie est loin d’être acquis : la guerre d’Ukraine n’a-t-elle pas replacé la mer Noire et les détroits du Bosphore et des Dardanelles au cœur des enjeux stratégiques mobilisant l’attention des grandes puissances ?

Les défis sont nombreux et de plus en plus urgents à l’image des migrations, du réchauffement climatique et des menaces qui pèsent sur la biodiversité. Quelles sont les organisations ou associations permettant un dialogue entre les puissances méditerranéennes pour faire face à ces défis ?

Comme je le disais plus haut, l’une des difficultés est précisément de faire dialoguer les acteurs méditerranéens autour des défis auxquels ils sont confrontés; or nous manquons aujourd’hui d’enceintes pour ce faire, nombre de celles qui sont censées remplir ce rôle étant devenues des coquilles vides — ou à tout le moins des cénacles paralysés par les désaccords entre leurs membres (sur la question de Palestine notamment).

L’Union pour la Méditerranée (UPM), lancée à l’initiative de la France en 2008, s’est rapidement enlisée : elle a été rattrapée par les « printemps arabes », puis par la guerre syrienne, rendant toujours plus difficile la mise en place d’une coopération entre démocraties européennes et autocraties d’Afrique du Nord ou du Proche-Orient. Paradoxalement, c’est en dépassant les antagonismes intraméditerranéens, au moyen des structures onusiennes plus globales et des accords planétaires — comme celui de Paris sur le climat ou les différents traités de protection des espaces et des espèces maritimes —, qu’il est le plus simple d’avancer à l’échelle méditerranéenne.

Source: nonfiction