Jonas, une histoire à dormir dans une baleine : le mytho d’un siècle

Avalé par une baleine alors qu’il pêchait récemment du côté de la Côte Est des Etats-Unis, un plongeur miraculé est vite devenu « le Jonas moderne ». Un écho à la Bible, à tout un sillage littéraire…et à une supercherie méconnue qui a tenu bon durant plus de cent ans.

En juin 2021, un pêcheur américain réchappait d’avoir été avalé par une baleine. Au large du Massachusetts, sur la côte Est des Etats-Unis, le quinquagénaire avait jeté l’ancre pour pêcher le homard à une quinzaine de mètres de profondeur lorsqu’il fut gobé tout cru par le cétacé. Qui l’a finalement recraché, lui laissant la vie sauve. C’est parce qu’elle ne parvenait pas à déglutir l’humain happé sous l’eau avec tout son attirail de plongeur que la baleine à bosse a fini par le tousser : d’ordinaire, le colosse d’une dizaine de mètres – encore un jeune spécimen – se nourrit exclusivement de planctons et de petits poissons. L’affaire aura duré moins de quarante secondes, mais depuis plusieurs semaines, l’homme est “le nouveau Jonas”.

Le type s’appelle pourtant Michael mais ce Jonas comme un alias (Jonah, en anglais) est un écho direct à l’histoire biblique selon laquelle Jonas, écrasé par une mission divine, fut puni tandis qu’il fuyait son destin comme on emprunte une sortie de secours : “trois jours et trois nuits” dans le ventre d’un poisson taille XXL envoyé par Dieu, lit-on dans la Bible. Dans le récit biblique, le ventre de la baleine est « là où se forment les montagnes”, et aussi là où Jonas croit voir “le monde des morts” se refermer sur lui.

Mais l’histoire de ce Jonas qui renâcle à se plier aux injonctions divines se déploie en une vaste corolle aux contours plus vastes encore que la Bible. On le rencontre ainsi également dans l’islam et dans le judaïsme : Jonas est des trois monothéismes. On le retrouve aussi, à la croisée de bien des interprétations, du côté de la psychanalyse : si le cétacé est un mammifère, il est aussi un très gros mammifère, et voici la baleine comme phallus, la baleine comme mère phallique ; et voilà encore le ventre comme un retour à l’enveloppe protectrice liminaire : c’est l’utérus façon eldorado ou abysse profonde, c’est aussi l’inconscient. Chez Carl Jung, plonger dans le ventre de la baleine, c’était revenir à l’enveloppe protectrice maternelle. Chez d’autres, c’est une fuite des responsabilités plutôt névrotique – et avant tout très perso.

La baleine de Jonas a fait des petits : sur le Net, on retrouve des histoires de ventre de baleine dans des contrées très diverses. Sur Doctissimo notamment, on découvre une kyrielle de récits oniriques à base de baleines, et quelques conseils doctes – spoiler : on peut rêver du ventre sans flipper. Et en se perdant un peu plus loin sur le Net, on découvre encore que Jonas, relu au tamis du psychologues Abraham Maslow, est aussi devenu une clé d’entrée pour des cabinets de conseil en management : c’est le “syndrome de Jonas en entreprise”, tissé (pour le résumer au pas de course) d’une perception erronée de ses propres limites par le salarié qui, faute de confiance en lui, s’auto-saborde. Et finit par partir en courant lorsqu’on lui propose un poste à responsabilité.

Si le ventre de la baleine a donc une actualité RH, il a aussi une éternité, qui croise plutôt du côté de la littérature. Le grand cétacé est une figure littéraire. La baleine iconique est, bien sûr, Moby Dick – et justement, la référence au roman de Herman Melville affleure de nombreux articles consacrés au plongeur miraculé du mois de juin 2021. Mais contrairement à ce qu’on oublie parfois, dans le roman publié pour la première fois en 1851 par l’écrivain qui fut aussi baleinier, le cachalot blanc n’avale pas le capitaine Achab : il lui croque la jambe. C’est même le ressort de la fiction : c’est pour se venger de la baleine féroce qu’Achab entreprend d’arpenter les mers à bord du Pequod, embarquant avec lui son héros-narrateur, Ismaël.

Source : France Culture