Îles artificielles : la stratégie risquée de Pékin en mer de Chine méridionale

 

Peu évoquée dans les médias grand public, la mer de Chine méridionale est pourtant centrale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est comme de l’Asie-Pacifique, de l’Indo-Pacifique et du monde. En effet, cette mer d’environ 3,5 millions de km2 se trouve au cœur de la « Méditerranée asiatique », vaste poumon économique et zone absolument cruciale pour la circulation des personnes et des biens à l’échelle de l’Asie.

La mer de Chine méridionale voit ainsi transiter chaque année 30 % du commerce mondial (5 000 milliards de dollars) et 25 % du pétrole transporté par mer, dont 70 % du pétrole importé par la Chine et 80 % de celui importé par le Japon. En outre, ses eaux renferment des ressources considérables : gaz, pétrole, poissons et nodules polymétalliques notamment.

La mer de Chine méridionale (mer de l’Est pour le Vietnam et mer de l’Ouest pour les Philippines), est particulièrement interconnectée, avec le détroit de Taïwan et la mer de Chine orientale au nord-est, la mer des Philippines à l’est, les mers de Sulu et des Célèbes au sud-est, la mer de Java au sud, le détroit de Singapour et de Malacca, puis la mer d’Andaman à l’ouest, ainsi que le Golfe de Thaïlande. Cet espace est donc convoité par un grand nombre d’acteurs. Tout spécialement par Pékin, qui cherche depuis plusieurs années à y étendre son emprise, notamment à travers la construction d’îles artificielles. Mais cet important effort de la République populaire est-il vraiment justifié, en termes économiques comme stratégiques ?

Un espace maritime hautement contesté

Étrangement, si la mer de Chine méridionale s’étend du sud de l’île de Taïwan jusqu’à la frontière de la mer de Java, en bordant également les côtes du Vietnam, de la Malaisie, de Brunei et des Philippines, c’est en général la seule portion de cette mer revendiquée par la Chine comme par les autorités de Taïwan, et qui représente environ 80 % de sa surface totale, qui est généralement considérée.

Le partage des eaux territoriales en mer de Chine méridionale. Naturalflow/FlickrCC BY-ND

En dehors de l’île d’Hainan, cet espace immense ne comprend quasiment aucune terre émergée. C’est à peine si l’on peut compter 13 km2 de terre à marée haute, dont 200 îles et îlots ainsi qu’un millier d’éléments maritimes comprenant rochers, atolls, récifs coraliens, hauts fonds et bancs de sable.

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Pourtant, ces confettis de territoires sont extrêmement contestés à des degrés divers par un grand nombre de pays dont la Chine et les autorités de Taïwan d’une part, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie et Brunei d’autre part. Singapour dispose également d’une fenêtre sur la mer de Chine méridionale au travers de sa possession de Pedra Branca, mais n’est pas partie aux contentieux.

73 incidents ont été dénombrés en mer de Chine méridionale entre 2010 et 2020 (une estimation probablement sous-évaluée). Les incidents sont réguliers entre, d’une part, les navires de la garde côtière, de la milice maritime et de la marine chinoise et d’autre part les navires de pêche et de la garde côtière vietnamiens (près de 50 % du total) mais aussi philippins (25 %) et malaisiens (2 %). Le solde correspondant à des confrontations entre navires des pays de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (Asean).

Les archipels des Paracels et des Spratleys, un enjeu majeur

Au-delà des aspects économiques, les autorités chinoises cherchent à sécuriser en mer de Chine méridionale un espace stratégique libre de forces ou de bases américaines.

Au sein de cet espace maritime, la Chine a ainsi progressivement établi depuis les années 1970 un véritable contrôle, notamment militaire, des principaux groupes d’îles et, notamment, des archipels des Paracels et des Spratleys. Dans le premier archipel, qui représente l’essentiel des terres émergées, le contrôle de Pékin est total sur l’ensemble des principales îles et îlots. Dans le second, principalement composé de récifs coraliens et d’atolls, non revendicables au sens de l’ONU, le contrôle est plus lâche mais l’armée chinoise dispose, de loin, des plus grandes « îles » – même s’il s’agit en réalité de récifs coraliens artificialisés.

Ce contrôle s’exerce par la poldérisation massive de récifs coraliens afin d’en faire de véritables bases aériennes et navales depuis lesquelles se déploient la fameuse « milice maritime », la puissante garde côtière et la marine de guerre, qui organise régulièrement des exercices navals de grande ampleur.

C’est également vers et depuis ces îles que s’observe tout le panel des techniques de la zone grise employées par les autorités chinoises afin d’affermir leurs revendications par une succession de « faits accomplis » : création d’entités administratives, croisières et arrivée de touristes par avion, recherches archéologiques, travaux scientifiques, incitations à peupler certaines îles, sans oublier la propagande massive dans les médias, pour n’en citer que quelques-uns.

 

 

Les îles fortifiées, bastions imprenables…

Au titre de ces installations permanentes, la Chine occupe une vingtaine d’îles dans l’archipel des Paracels, dont six disposent d’un port, quatre d’un ensemble d’antennes, de radars et de radômes et une seule, Woody Island, d’une piste d’aviation de trois kilomètres permettant l’atterrissage de tous types d’avions.

Dans l’archipel des Spratleys, qui comprend la majorité des îles, îlots, rochers et autres éléments maritimes, la Chine ne contrôle « que » sept « îles » mais ces dernières représentent l’essentiel des terres émergées de l’ensemble. Si quatre d’entre elles, Cuarteron ReefGavin ReefJohnson Reef et Hughes Reef, sont de dimensions relativement modestes et comprennent essentiellement des capteurs de type radars et radômes, les « îles » de Fiery Cross ReefMischief Reef et Subi Reef, en réalité des atolls poldérisés, sont aujourd’hui de véritables bases aériennes et navales.

Ces bases abritent en effet chacune une piste de trois kilomètres de long, d’où peuvent décoller avions de chasse, de patrouille maritime ou de lutte anti-sous-marine. S’y trouvent également un port en eaux profondes, des baraquements, des entrepôts, mais aussi des ensembles complets de radars maritimes et aériens ainsi que des batteries de missiles antinavires « tueurs de porte-avions » et antiaériens à moyenne et longue portée. Depuis ces bases, les navires de la milice maritime, de la garde côtière et de la marine chinoise rayonnent sur l’ensemble de la zone maritime revendiquée et sont à l’origine de nombreux incidents en mer avec les navires de pêche et les garde-côtes des autres pays riverains.

… ou châteaux de sable ?

Les terrains gagnés sur la mer nécessitent le plus souvent l’utilisation de sable issu des fonds marins, fortement chargé en humidité et en sel.

Or le processus qui permet à ce sable de sécher et de se stabiliser prend plusieurs années, avant même d’envisager les travaux de construction. Pourtant, les entreprises chargées du chantier de l’aménagement des récifs dans les Spratleys ont initié la phase de construction immédiatement après le remblaiement sans aucune période de transition, de sorte que la plus grosse partie des travaux s’est réalisée en l’espace de seulement deux ans, entre 2014 et 2016 ! En conséquence de quoi, le sol sur lequel ces installations ont été construites était instable et certains bâtiments seraient déjà inutilisables ou sévèrement endommagés, y compris les pistes d’atterrissage.

Par ailleurs, le chercheur Collin Koh, de l’Université technique de Singapour (NTU-RSIS), souligne l’impact environnemental de ces travaux, non seulement sur les structures mais également sur les personnels déployés sur les îles artificielles. D’après un ensemble d’études scientifiques chinoises publiées entre 2007 et 2022, il semblerait en effet que des phénomènes tels que la puissance des vents, le taux élevé de salinité ainsi que l’humidité et l’intensité du soleil sont à l’origine d’une dégradation rapide des installations en général, y compris les citernes et les filtres utilisés pour le traitement et le stockage de l’eau potable comme du carburant, et que les personnels eux-mêmes sont fortement atteints par des maladies de peau et respiratoires inhabituelles. L’impact sur le moral des personnels serait significatif et correspondrait d’ailleurs à certains phénomènes liés à l’isolement constatés sur la base chinoise de Djibouti (que l’auteur a pu visiter en janvier 2020).

Un atout discutable

On le voit, ces îles artificielles, très utiles en temps de paix, tant pour sécuriser la dilution des sous-marins nucléaires basés sur l’île de Hainan (province du sud de la Chine) et l’entraînement des équipages de l’aéronavale chinoise ou encore pour protéger les intérêts énergétiques et économiques de la Chine, pourraient bien être plus une source de difficultés qu’autre chose en situation de guerre.

Outre le coût de leur entretien, qui doit être prohibitif, et la difficulté de leur approvisionnement, les Spratleys étant situées à environ 1000 km des côtes chinoises, les installations de ces îles seraient extrêmement vulnérables aux frappes de missiles et rendues rapidement inopérantes, d’autant que, en cas de conflit, la Chine ne pourrait espérer de soutien d’aucun de ses voisins, qui feraient preuve d’une stricte neutralité comme les y engage la charte de l’Asean.

Par ailleurs, et malgré les chiffres flatteurs de la construction navale chinoise, il y a fort à parier qu’en cas de guerre, avec des îles vulnérables, un manque criant de pétroliers ravitailleurs et sans réelle couverture aérienne, les 400 navires de la flotte de guerre chinoise, et notamment les unités les plus précieuses telles que les porte-avions, resteraient plutôt à l’abri dans leurs ports que déployés en mer où ils feraient des cibles faciles pour l’aviation, les missiles et les sous-marins adverses.

Source: THE CONVERSATION