IA et changement climatique : l’Arctique, laboratoire à ciel ouvert pour les scientifiques de l’EPFL
29 août 2024
29 août 2024
L’Arctique est en première ligne du réchauffement climatique, ses températures augmentant trois à quatre fois plus vite que partout ailleurs sur terre. Pour comprendre et prédire les conséquences de ces bouleversements, deux équipes de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) se sont rendues sur place. L’une se consacre à l’étude de la composition de l’air arctique, tandis que l’autre quantifie les gaz à effet de serre séquestrés dans les fjords du Groenland.
Dans l’océan Arctique, la vie prolifère, ce qui modifie la production d’aérosols biologiques (particules en suspension dans l’air qui proviennent d’organismes vivants) qui influencent à leur tour la formation des nuages. Ces nuages, selon leur composition et leur répartition, peuvent soit refroidir, soit réchauffer la région, dépendant de l’étendue de la glace marine.
L’équipe dirigée par Julia Schmale, directrice du Laboratoire de recherches en environnements extrêmes (EERL) à l’EPFL, s’est concentrée sur la compréhension de la formation des nuages dans cette région.
Julia Schmale explique :
“Nous savons que les nuages de la région arctique sont composés globalement de gouttelettes d’eau et de cristaux de glace, mais nous ignorons encore leur composition exacte et la manière dont ils se forment. Par exemple, que contiennent les graines de ces gouttelettes et de ces cristaux de glace ? Du sel de mer ? Des particules organiques ou inorganiques ? De la poussière minérale ? Et surtout, ces graines proviennent-elles de sources naturelles ou d’activités humaines ?”.
Deux études récentes publiées par son équipe apportent des éléments de réponse. La première étude, publiée dans Elementa, a permis de quantifier les aérosols biologiques dans l’air arctique. Ces aérosols, principalement des bactéries et des particules d’acides aminés, se révèlent très efficaces pour former des cristaux de glace à des températures relativement élevées (-9°C). Cette recherche s’est appuyée sur des données collectées durant une année complète (2019-2020) à bord d’un brise-glace, dans le cadre de l’expédition MOSAIC.
Julia Schmale précise :
“Nous avons utilisé un instrument laser pour mesurer, seconde par seconde, la fluorescence des particules d’air. Ces particules fluorescentes sont généralement d’origine biologique. Ces données ont permis d’estimer la concentration d’aérosols biologiques naturels dans l’air et de formuler des hypothèses sur leur origine”.
La deuxième étude, publiée dans Climate and Atmospheric Science, utilise l’apprentissage automatique pour analyser les données météorologiques des dix dernières années. Ce travail a permis de comprendre les facteurs responsables de la production d’un aérosol marin essentiel, l’acide méthane sulfonique, dérivé du phytoplancton arctique.
L’IA a également été utilisée pour prédire l’évolution future de cet acide au cours des 50 prochaines années. Les scientifiques du laboratoire EERL ont travaillé avec le Swiss Data Science Center pour combiner les observations sur le terrain avec les données des trajectoires des masses d’air et des conditions météorologiques passées. Le nouveau modèle basé sur ces données a ensuite été utilisé pour comprendre les facteurs actuellement responsables de la production d’aérosols de méthane sulfonique. Le rayonnement solaire, la couverture nuageuse et la teneur en eau des nuages se sont notamment révélés essentiels, ce qui indique la présence de processus chimiques atmosphériques spécifiques.
Les scientifiques ont ensuite calculé les tendances de ces facteurs au cours de la dernière décennie et les ont extrapolées pour l’avenir, afin de quantifier la présence d’acide méthane sulfonique au fil des saisons dans l’Arctique.
Julia Schmale commente :
“Le principal résultat est qu’il y aura relativement moins d’acide sulfonique de méthane au printemps et beaucoup plus en automne. Ce phénomène est lié aux changements saisonniers des précipitations au printemps et au recul brutal de la glace de mer en automne. Ce résultat signifie que le changement climatique affecte les aérosols qui ont un impact sur la formation des nuages. Ces derniers influencent à leur tour le changement climatique…”.
Parallèlement, une autre équipe de scientifiques de l’EPFL a mené une expédition en juin 2024 dans deux fjords du sud-ouest du Groenland. Cette mission avait pour but de mesurer les quantités de gaz à effet de serre, notamment le méthane et le protoxyde d’azote, dissous dans les eaux des fjords, qui sont alimentés par des glaciers centenaires. Dirigée par Jérôme Chappellaz, directeur du Laboratoire de capteurs intelligents pour les environnements extrêmes (SENSE), cette recherche s’inscrit dans l’expédition internationale « GreenFjord » (2022-2026), soutenue par le Swiss Polar Institute.
Les fjords sont des environnements complexes, où l’eau douce issue des glaciers se mélange à l’eau salée de l’océan. Le premier fjord étudié reçoit directement des eaux glaciaires sous-marines, tandis que le second est alimenté par un glacier dont la fonte se déverse sur la terre ferme. Ces différences dans la structure physique et chimique des eaux influencent la microbiologie locale et la concentration des gaz à effet de serre.
Les résultats préliminaires suggèrent que ces fjords pourraient devenir une source inattendue de gaz à effet de serre, ajoutant ainsi une nouvelle dimension aux préoccupations climatiques.
Jérôme Chappellaz précise:
“Notre travail au Groenland explore de possibles mécanismes de rétroactions naturels. Il offre un aperçu des questions urgentes de science fondamentale à propos de l’avenir de notre climat, dans un contexte où les incertitudes et les processus méconnus sont encore nombreux”.
Ces expéditions en Arctique révèlent l’importance cruciale de comprendre les processus naturels qui pourraient amplifier le changement climatique. Les recherches menées par les équipes de l’EPFL contribuent à éclairer des aspects méconnus du climat arctique et fournissent des données essentielles pour prédire l’avenir de cette région sensible.
Alors que les températures continuent de grimper, il devient impératif de poursuivre ces études pour mieux anticiper les effets du réchauffement global. Les expéditions futures, notamment celles prévues en 2026 avec la station polaire Tara en construction à Cherbourg, seront essentielles pour répondre aux nombreuses questions encore en suspens.
L’Arctique, souvent considéré comme un indicateur du changement climatique global, se dévoile peu à peu, mais il reste beaucoup à découvrir sur le rôle que cette région joue et jouera dans l’évolution du climat mondial.
Source: actuia