Françoise Gaill : « La chaleur absorbée par l’océan est ce qui nous permet d’être encore en vie »
17 novembre 2023
17 novembre 2023
Françoise Gaill est Professeure Émérite au CNRS et Présidente de la Fondation Ocean Sustainability. À l’occasion du One Planet – Polar Summit, GEO a recueilli le précieux témoignage de cette scientifique spécialiste des écosystèmes profonds et pionnière de l’exploration des « fumeurs noirs ».
Peut-on s’imaginer, concrètement, ce que ce chiffre signifie ? Entre d’un côté, la dilatation d’un océan qui, en se réchauffant, prend du volume, et de l’autre, la fonte des glaciers terrestres, la montée des eaux pourrait atteindre un mètre à l’horizon 2100. D’ici là, un milliard d’humains vivront à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui les exposera fortement aux inondations.
Promouvoir l’adaptation des villes face à la montée des eaux, à travers un réseau international de maires, de scientifiques et d’experts : tel est l’objectif ambitieux du programme Sea’Ties. Aux côtés de ses collègues de la Plateforme Océan Climat, la Professeure Françoise Gaill (CNRS) a pris la parole pour présenter, à l’occasion du sommet international dédié aux pôles et aux glaciers (One Planet – Polar Summit, Paris, 8-10 novembre 2023), les premiers résultats de cette initiative.
Sur ce sujet crucial de l’adaptation, mais aussi sur l’exploration des écosystèmes profonds dont elle est l’une des pionnières, GEO a recueilli le témoignage de l’océanographe française pour un épisode de Vox, à voir ci-dessus.
Dans les années 1980, vous avez été parmi les premiers chercheurs à aller explorer en sous-marin les sources hydrothermales ou « fumeurs noirs ». Pouvez-vous nous raconter l’ambiance, vos sensations, et ce que vous avez vu ?
Françoise Gaill : Je dirais qu’il y a eu deux moments. La première fois que j’ai plongé, c’était avec la Cyana, une soucoupe de l’Ifremer en Méditerranée [nom du sous-marin porté par le navire océanographique Jean Charcot, N.D.L.R]. On n’est pas allé très loin, mais déjà c’était magnifique – malgré la présence des premiers plastiques que l’on commençait à voir à moins 30 mètres.
Mais la véritable plongée que j’ai eu la chance de vivre, c’était dans les années 80-82, dans l’océan Pacifique, avec les Américains et l’Alvin – un « vrai » sous-marin allant à plus de 6000 mètres de fond. Nous étions alors identifiés comme des « héros », puisqu’il fallait vraiment le vouloir pour plonger de cette manière.
La veille, ils vous faisaient monter dans la soucoupe. Ils vous y enfermaient, et vous racontaient le pire qui pouvait vous arriver. Si vous ressortiez de là en ayant encore envie de plonger, alors oui, le lendemain, vous pouviez plonger !
La soucoupe, ou sous-marin, c’est une sphère de deux mètres de diamètre qui était mise à l’eau. D’abord, on restait un peu à la surface ; il faisait à peu près 30-35 degrés. Et puis, au fur et à mesure que l’on descendait, les Américains vous diffusaient une musique à tue-tête qui vous « shootait » un petit peu et qui vous permettait de descendre sans appréhension.
Ensuite, on voyait des événements phosphorescents autour de nous : c’était la vie capable de luminescence [on parle alors de bioluminescence, N.D.L.R.]. Enfin, si on avait de la chance, au moment où l’on arrivait au fond, on allumait les projecteurs – et à ce moment-là, on tombait sur des animaux et des écosystèmes magnifiques.
Quand vous avez réalisé ces premières explorations, aviez-vous déjà conscience du fait que cela s’avérerait capital pour la compréhension de notre environnement actuel ?
Oui, j’en avais absolument conscience, car j’avais l’impression que j’étais en train de découvrir quelque chose de nouveau – et que nous étions quelques-uns à pouvoir le faire. Cela dépassait l’entendement : ce que nous avons découvert était incompréhensible !
Nous avions une théorie dite de « stabilité » qui expliquait qu’il puisse y avoir un certain nombre d’espèces différentes puisqu’il n’y avait aucune pression et que l’environnement était considéré comme stable. Or, là, c’était tout à fait l’inverse !
Nous étions dans un environnement tumultueux, complètement fou, avec ses « fumeurs noirs » qui crachaient non pas de la vapeur, mais du fluide absolument noir, ainsi que des animaux qui étaient gigantesques, du moins qui nous paraissaient gigantesques à travers le hublot. Cela contredisait tout ce que l’on avait pu entendre auparavant.