Face au chalutage illégal, les pêcheurs de Kerkennah tirent la sonnette d’alarme
2 mai 2025
2 mai 2025
Autour de Kerkennah, la mer est devenue un champ de bataille où les traditions de pêche sont confrontées à la modernité destructrice du chalutage informel. Derrière ce conflit, c’est l’écosystème marin et la survie des pêcheurs locaux qui sont en jeu.
Sur la terrasse de sa maison pieds dans l’eau, isolée au bout d’une piste de sable sur l’archipel de Kraten, un petit îlot au nord de Kerkennah, Neji partage sa soirée avec ses amis. La journée en mer a été longue, mais ici, la tradition est essentielle : “je continue ce métier par amour pour ma culture et pour ma famille. Mais je ne suis pas optimiste pour l’avenir”. Pour le pêcheur, si rien ne change, il craint que les traditions de pêche de Kerkennah disparaissent. “Nos enfants n’auront plus rien pour vivre de cette mer”, confie-t-il.
À Kerkennah, la « Charfia”, une technique de pêche traditionnelle transmise de génération en génération, est un trésor culturel. Mais depuis plusieurs années, les chalutiers informels ont pris d’assaut ses eaux en utilisant une technique surnommée localement le « Kiss », qui détruit les fonds marins et réduit dangereusement les stocks de poissons.
Entre traditions ancestrales et menaces environnementales, les pêcheurs de Kerkennah cherchent à sauvegarder leur mode de vie, dans une mer désormais livrée à une lutte de contrôle.
Le golfe de Gabès représente à lui seul 33 % de la production nationale de poisson, et ses eaux abritent une biodiversité unique. Au cœur de ce golfe, Kerkennah, petit archipel, a longtemps prospéré grâce à ses techniques de pêche traditionnelles. Depuis des générations, les pêcheurs y pratiquent la Charfia, une méthode inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO depuis 2020.
Neji prépare un ragoût de rougets qu’il a pêchés le matin même, tandis qu’il évoque avec passion cette technique ancestrale héritée de sa famille. « Mon grand-père était pêcheur, mon père aussi. Moi-même, je pêche depuis environ cinquante ans. C’est une manière de vivre ici, transmise de père en fils, » raconte-t-il.
Reposant sur l’installation de pièges fixes, fabriqués à partir de matériaux naturels comme des branches de palmier, la Charfia canalise les poissons dans des chambres de capture sans dégrader l’environnement. Cette méthode, qui laisse les poissons vivants dans les pièges jusqu’à leur récolte, permet aussi de libérer les jeunes poissons, préservant ainsi la continuité de l’espèce.
Contrairement à la Charfia, le chalutage illégal, appelé localement « Kiss », consiste à traîner des filets lourds sur le fond marin, détruisant au passage les habitats sous-marins essentiels et capturant toutes les espèces présentes, sans discrimination. Cette méthode intensive, souvent pratiquée par des bateaux non enregistrés, aurait vu le jour dès les années 1990, à Sidi Mansour, sur les côtes de Sfax, avant de gagner le golfe de Gabès.
L’usage du Kiss s’est intensifié après la révolution de 2011, face à un manque de contrôle et de régulation. « Quand les gens ont vu que les autorités ne faisaient pas face aux chalutiers et ne sanctionnaient pas ce qui était déjà illégal, petit à petit, les pêcheurs ont commencé à adopter ce concept, » rapporte Ahmed Souissi, membre de l’Association Kraten du Développement Durable de la Culture et du Loisir (AKDDCL).
Les chalutiers illégaux pêchent désormais en eaux peu profondes, de cinq à quinze mètres, bien en deçà des 50 mètres réglementaires pour les chaluts autorisés.
Au sud de l’archipel, désigné comme “l’ouest” pour les habitant·es de Kerkennah, les ports comme celui de Sidi Youssef sont occupés majoritairement par des chalutiers informels.
Ce jour-là, les bateaux sont à l’arrêt. Le vent siffle entre les coques, mêlant le cri des mouettes aux odeurs de gazole et de sel marin. Assis à même le sol, des pêcheurs réparent leurs filets avec empressement.
À l’opposé, au nord de l’île, ou à “l’est” pour les locaux, la pêche artisanale tente encore de résister. Là, les techniques traditionnelles subsistent encore, malgré la pression des méthodes destructrices.
Le chalutage au Kiss se distingue par sa simplicité et son faible coût. Contrairement aux filets traditionnels, coûteux et à renouveler chaque saison, le matériel utilisé pour le Kiss est rudimentaire et bon marché.
“Chaque saison de pêche requiert un matériel de pêche approprié et spécifique qu’il faut se procurer”, explique Souissi. Pour les chalutiers, cependant, “c’est le même matériel de travail qui couvre toute l’année.” Le gain est immédiat, et la technique accessible : “ Ça n’a pas grand-chose à voir avec la pêche, pas besoin d’être pêcheur pour faire du chalutage quand le capitaine, c’est le GPS,” ajoute-t-il, esquissant un rictus.
Le golfe de Gabès abrite l’un des écosystèmes les plus riches de la Méditerranée, notamment grâce à ses vastes prairies de Posidonia oceanica. Ces herbiers marins, surnommés « les poumons de la Méditerranée », stabilisent les sédiments et abritent de nombreuses espèces : poissons, crustacés, et autres invertébrés. Ils absorbent également de grandes quantités de CO₂, contribuant à la régulation climatique.
Mais ces prairies sous-marines montrent des signes de détresse. Depuis les années 1970, leur surface a diminué de 34 %, une perte que les scientifiques qualifient d’irréversible en raison de la croissance lente de cette plante.