« Face à l’accélération de la montée des mers, la priorité est de s’adapter, voire de se retirer de grandes zones du littoral »

 

Le caractère régulier et inexorable de l’augmentation du niveau des mers impose d’anticiper les immenses conséquences des changements à venir dans tous les domaines, estime, dans une tribune au « Monde », le scientifique Vincent Dufour.

Un nouveau seuil a été franchi. Le 6 janvier, la NASA [National Aeronautics and Space Administration] a mesuré, à plus de 10 centimètres, la montée des océans depuis 1993. Ce n’est qu’un début, car l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre (GES) ces dernières années amplifie le réchauffement. Or, 90 % de cet excès de chaleur va dans les océans, dont l’une des principales réponses est la montée des eaux. Donc, ce phénomène s’accélère : il était de 2,9 millimètres par an entre 2001 et 2010, un taux qui a presque doublé pour atteindre 4,5 millimètres par an entre 2011 et 2020, selon le programme européen Copernicus.

La montée du niveau marin a trois origines : la dilatation de l’eau due à la température, la fonte des glaciers continentaux et la fonte des calottes polaires. Cette dernière composante ne s’est déclenchée que depuis les années 2000, mais c’est elle qui augmente le plus vite et qui va conditionner la suite des événements.

Car ces glaciers ont vu leur fonte se multiplier par deux en moins de vingt ans. La situation évolue même de plus en plus vite et les glaciologues s’inquiètent depuis peu d’une accélération très rapide de la fonte des principaux glaciers de l’Antarctique occidental. L’un d’eux, grand comme l’Angleterre, pourrait disparaître en quelques années et engendrerait, à lui seul, une élévation de 60 centimètres du niveau marin.

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Même si l’Antarctique occidental et le Groenland ne vont pas disparaître totalement en un siècle, leur fonte s’accélère rapidement et elle sera la cause principale de la montée des eaux à l’avenir. Les prévisions pour 2035-2040 sont de plus de 0,5 centimètre par an et l’augmentation pourrait dépasser 1 centimètre par an avant la fin du siècle, selon la NASA. De plus, cette dynamique va se poursuivre inexorablement, quelle que soit la réduction future des émissions de GES, car les glaciers qui auront fondu ne pourront pas recongeler. Le cumul s’élèverait finalement de + 2,5 mètres à + 5 mètres, d’ici cent cinquante à deux cent cinquante ans.

Un phénomène dynamique

Le discours ambiant présente la montée des eaux en donnant un niveau de référence (+ 0,5 mètre ou + 1 mètre) à une date fixe (2050, 2100), selon divers scénarios comme ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Or, cette représentation donne une image trop statique du phénomène. Il est plus utile de présenter la montée des eaux comme un phénomène dynamique, qui augmentera de 10 centimètres tous les dix ans, vers 2060, et qui doublera probablement au début du siècle suivant. Mieux vaut envisager ce phénomène comme continu et inexorable, qui atteindra 1 mètre vers la fin du siècle et qui dépassera 2 mètres au cours du siècle prochain, et augmentera encore de quelques mètres au siècle suivant.

Les choses prennent alors une tout autre ampleur et les perspectives d’adaptation de toutes les activités humaines et des infrastructures côtières en sont totalement bouleversées. Sans compter les événements catastrophiques qui se renforceront encore ou le cumul avec d’autres phénomènes océaniques liés au réchauffement.

Des réflexions et plans d’action ont déjà été réalisés en France, notamment par le Bureau de recherches géologiques et minières ou le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement [Cerema]. Mais l’aspect dynamique et inexorable du phénomène doit y être mieux intégré afin de faire évoluer ces plans et permettre de revisiter toutes les perspectives économiques et sociales de ces zones côtières. Ce qui n’est encore qu’un recul lent et régulier du trait de côte va devenir un phénomène de plus en plus rapide, où les protections seront vite obsolètes. Face à cette accélération de la montée des mers, la priorité est plutôt de s’adapter, voire de se retirer de grandes zones du littoral.

L’Etat ne pourra pas indemniser tout le monde

Pour résumer la situation de façon réaliste et un peu brutale : d’ici à un ou deux siècles, les plaines côtières et toutes les villes basses seront sous des mètres d’eau. Cela n’a pas encore d’impact sur l’équilibre économique de ces zones, qui accueillent une grande part de l’humanité − 20 % de la population mondiale vit à moins de 30 kilomètres des côtes. Mais qu’en sera-t-il dans trente ans, lorsque la montée atteindra 1 centimètre par an et que les trajectoires se préciseront ?

Un exemple : les propriétaires immobiliers qui vendront un bien situé dans ces zones submergées à terme trouveront-ils des acheteurs si la pérennité du bien est compromise dès l’acheteur suivant (en supposant une durée de détention de trente ans) ? Une étude récente du Cerema estime à 450 000 le nombre de logements concernés, d’une valeur immobilière estimée à plus de 80 milliards d’euros, pour une élévation fixée à 1 mètre en 2100.

L’Etat ne pourra pas indemniser les dizaines de milliers de propriétaires de tous les terrains qui seront progressivement submergés. Sans parler de toutes les infrastructures portuaires, liées aux échanges internationaux, les complexes industriels, les zones commerciales, touristiques, culturelles, les routes, les voies ferrées, les lignes électriques, les centrales, les aéroports, etc. L’impact sera lent mais considérable sur tous les rivages du monde.

Même les Etats seront touchés dans leur souveraineté par le biais de leur zone économique exclusive (ZEE) en cas de disparition de certaines îles. De nombreuses îles basses sont en effet menacées dans le monde, dont, pour la France, les 75 atolls de l’immense archipel de Tuamotu (Polynésie française) ou celui des îles Eparses, dans l’océan Indien.

Les caractéristiques de cette montée des mers, à la fois régulière, homogène et de mieux en mieux quantifiée scientifiquement, nous permettent de limiter dès maintenant ses énormes conséquences, économiques, politiques, environnementales et sociétales. Cela doit nous forcer à agir collectivement, avec beaucoup d’anticipation et de détermination. L’année de la mer qui s’est ouverte en France et l’organisation, avec le Costa Rica, de la Conférence des Nations unies sur l’océan, à Nice en juin, est l’occasion d’y réfléchir sérieusement.

Vincent Dufour est océanographe et biologiste, maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études, section des sciences de la vie et de la Terre.

Source : Le Monde