Enquête : Les initiatives de l’industrie de l’aquaculture visant à promouvoir des pêcheries durables en Afrique de l’Ouest sont entachées de « conflits d’intérêts massifs »

 

Les initiatives phares visant à garantir un « approvisionnement responsable » pour le secteur mondial de l’aquaculture en Afrique de l’Ouest se trouvent compromises par des conflits d’intérêts systémiques, menaçant ainsi les efforts déployés en vue de préserver des stocks de poissons essentiels, comme le révèle l’enquête de DeSmog.

Les conclusions de cette étude suscitent de vives inquiétudes à l’heure où les dommages causés par l’industrie des farines de poisson dans la région sont de plus en plus manifestes, et donnent lieu à des accusations d’« écoblanchiment » de la part des défenseurs de l’environnement et des droits humains. 

Au cours de la dernière décennie, les usines produisant de la farine et de l’huile de poisson (le moteur de l’industrie de l’élevage de poissons carnivores) ont proliféré le long des côtes d’Afrique de l’Ouest, à savoir en Mauritanie, au Sénégal et en Gambie. 

L’industrie cible les petits poissons « pélagiques » gras (tels que les sardines, les sardinelles et les maquereaux) qui sont broyés en aliments aquacoles destinés aux saumons, aux bars et aux crevettes. Ces poissons sont utilisés dans le secteur alimentaire qui connaît la croissance la plus rapide au monde (l’aquaculture), sachant que la demande en farine et huile de poisson est aujourd’hui supérieure à l’offre.

En Afrique subsaharienne, les activités de l’industrie sont connues pour être à l’origine de la pollution, de l’insécurité alimentaire et de pertes d’emplois. Les espèces pélagiques, souvent considérées comme le « poisson du pauvre », apportent des nutriments essentiels aux régimes alimentaires locaux et leur pêche génère des emplois pour des dizaines de milliers de travailleuses de la pêche. La pression exercée sur ces stocks déjà épuisés expose ces espèces à un risque d’effondrement.

DeSmog a établi une cartographie de trois initiatives de développement durable menées depuis 2017 en Afrique de l’Ouest et mises en place par de puissants acteurs et acheteurs mondiaux de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson, en réponse aux critiques visant le secteur. Parmi les acteurs participant à ces initiatives figurent le fabricant américain d’aliments pour animaux Cargill, les producteurs européens d’aliments aquacoles Skretting et BioMar, ou encore l’association professionnelle des ingrédients marins, l’IFFO.

Un programme de certification (MarinTrust), une table ronde du secteur et un projet d’amélioration de la pêche (‘Fishery Improvement Project’, FIP) ont été analysés. Pour ce faire, nous avons examiné leurs membres, ainsi que les affiliations et les emplois des personnes participant à ces trois initiatives interconnectées et se renforçant mutuellement. 

L’étude a révélé que les représentants de la société civile d’Afrique de l’Ouest, les femmes travaillant dans le secteur de la pêche et les pêcheurs artisanaux étaient absents des trois initiatives, et ce, alors que les acteurs et les communautés au niveau local subissent de plein fouet les impacts de l’industrie de la farine de poisson.

DeSmog a également constaté que les géants de l’aquaculture Cargill, Skretting et BioMar (trois des plus grands fournisseurs mondiaux d’aliments destinés aux saumons d’élevage) sont représentés dans les trois initiatives. Ils siègent également au sein des comités de contrôle du programme de certification MarinTrust, le principal organisme chargé de fixer les normes pour l’industrie de la farine et de l’huile de poisson.

Les trois entreprises s’approvisionnent déjà activement en huile de poisson en Mauritanie, bien que la pêche pélagique de ce pays ne soit pas encore certifiée comme étant gérée de manière durable. Ces entreprises ont toutes pour projet d’accroître leur production d’aliments aquacoles et ont publié des objectifs ambitieux à court terme pour augmenter la part d’ingrédients marins certifiés dans leurs produits alimentaires destinés à l’aquaculture. 

L’analyse de DeSmog a révélé que les représentants des grandes entreprises et de leurs groupes commerciaux dominaient le conseil d’administration de l’organisme chargé de l’élaboration des normes (MarinTrust) ainsi que la Global Roundtable on Marine Ingredients (Table ronde mondiale sur les ingrédients marins). Trois de ces organisations se sont par ailleurs opposées par le passé aux réglementations environnementales.

Au sein comités de direction de ces initiatives, la représentation des entreprises du secteur est loin d’être contrebalancée par celle des ONG ou des instituts de recherche indépendants. Seules deux organisations internationales à but non lucratif de protection de la nature sont en effet représentées pour l’ensemble des trois programmes.

Les structures de direction de MarinTrust se sont également avérées être entièrement contrôlées par des membres de l’Organisation des ingrédients marins (The Marine Ingredients Organisation, l’IFFO), l’association professionnelle de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson, avec laquelle MarinTrust partage la même adresse à Londres. 

« Comment peut-on prendre au sérieux un programme de certification si ce sont uniquement les entreprises qui développent leurs propres critères et que ce sont elles qui contrôlent tout ce qui a trait à l’obligation de rendre des comptes ? », déplore Devlin Kuyek, chercheur qui se concentre sur l’agro-industrie mondiale au sein de l’organisation à but non lucratif GRAIN. « Il n’y a rien dans tout cela qui permette de garantir un équilibre des pouvoirs ».

Aby Diouf, une mareyeuse sénégalaise, dresse un constat inquiétant : « Nous sommes dans des organisations, nous avons nos présidentsMais cela ne veut pas dire qu’on nous demande notre avis, et nos représentants ne sont pas là quand les décisions sont prises. Nous aimerions faire partie de ces organismes, car nous pourrions ainsi nous défendre. Les usines de farine de poisson ne nous rendent pas service. »

Dans un communiqué, un porte-parole de MarinTrust a décrit l’organisme comme une « initiative dirigée par l’industrie, dont la crédibilité provient de sa connaissance approfondie du secteur des ingrédients marins : l’industrie, le secteur de la certification et le réseau des ONG sont représentés au sein de sa gouvernance. » Selon ce dernier, MarinTrust a organisé des consultations publiques afin de s’assurer que les observations des parties prenantes soient bien prises en compte.

MarinTrust souligne également que son « modèle repose sur l’établissement des normes et NON sur l’octroi de certificats (cette mission est assurée par un organisme de certification tiers indépendant) », précisant que l’organisme est « membre de ISEAL [l’organisation mondiale de normes de durabilité crédibles] et qu’il respecte ses codes de bonnes pratiques »

Toutes les organisations et personnes mentionnées dans cet article ont été contactées en vue de recueillir leurs avis et remarques. Les réponses de MarinTrust, de la table ronde sur les ingrédients marins et de l’IFFO sont consultables ici. 

 

Une industrie mondiale puissante

DeSmog a analysé les données figurant sur le site web de ces trois initiatives volontaires, ainsi que les informations relatives aux parcours professionnels de leurs membres à partir de profils LinkedIn, afin de déterminer quelles entreprises, quels individus et quels groupes de la société civile participaient à ces programmes.

Figure 1 : Carte interactive reflétant l’influence de l’industrie sur les initiatives de durabilité dans le domaine des farines de poisson en Afrique de l’Ouest

Figure 1: Les acteurs gérant les trois programmes de l’industrie visant à promouvoir une pêche durable et axés sur l’Afrique de l’Ouest. De gauche à droite : les partenaires référencés du programme de gestion des pêches « Mauritania Small Pelagics Fisheries Improvement Project » (FIP), les membres de l’initiative de durabilité « Global Roundtable on Marine Ingredients », et les principaux membres du conseil d’administration et du comité de direction du programme de certification des farines et huiles de poisson « MarinTrust ». Crédit : Brigitte Wear et Michaela Herrmann

DeSmog a cartographié et analysé trois initiatives sectorielles interconnectées en Afrique de l’Ouest (voir figure 1). L’étude a passé en revue les 21 partenaires du Fishery Improvement Project (FIP), qui est dirigé par le secteur en collaboration avec le gouvernement mauritanien et qui a été mis en place par la société française de raffinage d’huile de poisson Olvea.

L’étude a également passé à la loupe les affiliations des 39 membres de différents comités du programme de certification MarinTrust ainsi que celles des 14 membres de la Global Roundtable on Marine Ingredients (Table ronde mondiale sur les ingrédients marins).

Ces deux programmes ont été créés par la très influente association professionnelle IFFO, dont l’objectif principal est la « gestion de sa réputation » face à ce qui constitue, selon cette organisation, « de nombreuses critiques négatives et injustes » à l’encontre de l’industrie.

Les sociétés membres de l’IFFO représentent plus de la moitié de la production mondiale de farine et d’huile de poisson et 80 % de son commerce mondial. Parmi ces entreprises, figurent certains des plus grands producteurs de saumon d’élevage, qui consomment 44 % de l’huile de poisson produite dans le monde et dont la valeur du marché mondial est estimée à 16 milliards de dollars en 2022.

L’association professionnelle considère les ingrédients marins (farine et huile de poisson) comme la base du secteur des produits de la mer d’élevage. Fabriqués à partir d’organismes tels que les petits poissons, le krill et les algues, la majorité des ingrédients marins sont utilisés pour produire des aliments destinés au marché croissant des poissons d’élevage. Cependant, l’alimentation porcine, l’alimentation pour animaux de compagnie et les nutraceutiques (compléments alimentaires pour les humains) constituent également d’importantes destinations pour les ingrédients marins.

L’industrie de la farine et de l’huile de poisson est souvent critiquée pour son utilisation inefficace des ressources, car elle dépend des poissons sauvages pour nourrir d’autres animaux. On l’accuse également de dommages écologiques : elle génère de la pollution, favorise la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (pêche INN), et provoque l’épuisement du réseau alimentaire marin pour les oiseaux de mer et d’autres espèces marines.

En Afrique subsaharienne, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a conclu que « l’industrie constitue une menace pour les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire et nutritionnelle des communautés locales. » Consommés frais ou séchés, les petits poissons représentent une source vitale (souvent irremplaçable) de zinc, de vitamine A, de fer, de calcium et d’acides gras, en particulier pour les enfants au cours de leurs 1 000 premiers jours de vie. Ils sont consommés par les habitants des régions côtières de l’Afrique de l’Ouest et de l’intérieur des terres.

En 2023, les usines de Mauritanie ont exploité un volume de poisson sauvage qui aurait pu permettre à 6 à 9,6 millions de personnes de la région de disposer d’un approvisionnement en poisson suffisant pour répondre à tous leurs besoins nutritionnels pendant un an [1].

 

Les liens entre MarinTrust et les associations professionnelles

 

Les consommateurs et les détaillants exigent de plus en plus que les poissons d’élevage soient nourris avec des matières premières certifiées, mais l’offre est insuffisante

Plus de la moitié de la production mondiale de farine et d’huile de poisson est certifiée conformément à la norme MarinTrust. Le programme s’est fixé comme objectif de parvenir en 2025 à ce que 75 % de tous les ingrédients marins soient certifiés, que ce soit dans le cadre d’une évaluation ou d’un « programme d’amélioration » (‘Improver Programme’) de pré-certifications.

MarinTrust a fait ses débuts en tant que « norme responsable » de l’organisation IFFO (IFFO ‘Responsible Standard’) en 2009, une norme créée par l’association professionnelle en réponse au « besoin accru de rassurer sur la durabilité de la pêche à travers la chaîne de valeur ».

L’organisme vise à « améliorer l’approvisionnement en produits de la pêche responsable et la production d’ingrédients marins à l’échelle mondiale » via l’établissement de normes pour les usines, les transformateurs et les négociants de farine de poisson, et des programmes pour les usines s’approvisionnant auprès de « pêcheries en voie d’amélioration ». 

La norme RS de l’IFFO a été renommée MarinTrust en 2020. Elle a par le passé rejeté les allégations selon lesquelles elle était un « organisme de certification quasi interne » au sein de l’IFFO, déclarant sur son site Internet qu’il s’agissait bien d’une « entité distincte dotée de sa propre structure de gouvernance, de ses propres statuts, de ses propres objectifs et de son propre budget. »

Mais l’analyse de DeSmog a révélé que MarinTrust et l’IFFO ont des liens étroits et durables.

L’analyse des liens d’affiliation de ses membres montre que le conseil d’administration de MarinTrust est entièrement contrôlé par l’organisation des ingrédients marins. Sur ses six administrateurs, quatre occupent actuellement des postes de direction ou de très haut niveau au sein de l’IFFO, dont notamment le directeur technique de l’IFFO (qui est mandaté pour siéger au conseil d’administration en vertu des termes de référence de MarinTrust et qui est également membre de son comité de direction), le directeur général de l’IFFO et de deux membres du conseil d’administration de l’IFFO.

MarinTrust et l’IFFO sont également enregistrées à la même adresse à Londres, d’après les documents publiés par la Companies House (registre des sociétés).

Les organisations environnementales à but non lucratif Changing Markets Foundation et Feedback Global ont déjà pointé du doigt les relations étroites qu’entretient MarinTrust avec cette association professionnelle. Kevin Fitzsimmons, professeur de sciences de l’environnement à l’université de l’Arizona, a comparé cette situation au « renard qui garde le poulailler ».

« Le fait que tant de personnes membres d’une association professionnelle soient les mêmes que celles qui dirigent un organisme de certification n’a aucun sens pour moi », a déclaré M. Fitzsimmons à DeSmog. « Ils ne vont pas demander à leur propre association professionnelle de rendre des comptes ».

« Si l’on veut prendre ces certifications au sérieux, il faut que les organismes qui les délivrent s’ouvrent et soient plus indépendants », exhorte-t-il.  

Petter M. Johannessen, directeur général de l’IFFO, explique dans un communiqué que « L’IFFO encourage ses membres à aller bien au-delà du respect des exigences légales : l’adhésion à des normes de certification volontaires est essentielle pour garantir un approvisionnement et une production responsables ».

Et de poursuivre : « Les programmes volontaires ne constituent pas une approche binaire où il n’y aurait que deux choix à faire : il s’agit clairement d’une initiative axée sur le marché, qui exerce une pression sur ce dernier. Ils complètent les cadres réglementaires et peuvent contribuer à responsabiliser les entreprises en les amenant à se conformer aux exigences du standard international ISO (International Organisation for Standardisation). Ces programmes doivent être crédibles à la fois du point de vue de l’industrie et de la société civile. Cette crédibilité est assurée par des consultations publiques et des mécanismes de gouvernance solides.»

 

Représentation de l’industrie

 

L’analyse de DeSmog a révélé que près de 30 % des membres du Comité de MarinTrust sont actuellement employés dans l’industrie de la farine et de l’huile de poisson ou dans l’industrie de l’alimentation animale (en mai 2024). L’analyse a également révélé que MarinTrust avait un nombre significativement plus élevé de représentants d’entreprises et de groupes de lobbying au sein de son conseil d’administration (83 %) que des organisations comparables, telles que l’Aquaculture Stewardship Council (33 %) et le Marine Stewardship Council (11 %) (voir figure 2).

Figure 2. Liens entre l’industrie des produits de la mer et les conseils d’administration des programmes de certification

Répartition des principales affiliations des membres des comités exécutifs au sein des programmes de certification MarinTrust, ASC et MSC. Le nombre (n) de membres de chaque conseil d’administration ou comité de direction est indiqué au-dessus de chaque barre verticale. Le terme « industrie » englobe l’aquaculture, les produits de la mer, la pêche, les entreprises de farine et d’huile de poisson, ainsi que leurs groupes de lobbying et associations professionnelles respectifs. (MarinTrust dispose de deux structures de type conseil d’administration, contrairement à ASC et MSC, et nous avons donc inclus les deux pour donner une image plus complète des affiliations des membres). Crédit : Brigitte Wear

Bien que MarinTrust publie en ligne les biographies des membres de son comité, il ne mentionne pas sur son site web leurs conflits d’intérêts, ni ses propres sources de financement.

Au total, huit entreprises sont représentées au sein du conseil d’administration de MarinTrust et de son comité de direction, dont les responsabilités incluent la révision et l’interprétation des normes du programme de certification.

Le comité de direction compte parmi ses membres le grand producteur d’aliments pour animaux Cargill, qui fabrique des produits aquacoles et qui est copropriétaire du géant chilien du saumon Multi-X et de l’entreprise norvégienne Grieg, spécialisée dans la production de saumon, le producteur norvégien de farine de poisson Pelagia, les négociants grecs Distral et Veolys, ainsi que le détaillant français de produits de la mer Labeyrie Fine Foods. Les directeurs généraux du géant péruvien de la farine et de l’huile de poisson TASA et du négociant danois de farine de poisson FF Skagen siègent tous deux au conseil d’administration de MarinTrust.

L’analyse a révélé que cinq employés (directeurs, gestionnaires et responsables) actuellement en poste chez Cargill, Skretting, BioMar et Pelagia, le géant de la farine de poisson, siègent dans les comités de MarinTrust, et notamment au sein des comités de direction des normes (Standard Steering) et de conseil technique. 

Par ailleurs, les sept producteurs et négociants de farine et d’huile de poisson siégeant dans les comités de MarinTrust possèdent tous des sites certifiés conformes à la norme MarinTrust. Parmi eux, figurent les sociétés représentées au conseil d’administration de MarinTrust (TASA et FF Skagen) ainsi que Pelagia, dont le PDG est également l’actuel président du groupe de lobbying sur les ingrédients marins, l’IFFO.

Les trois géants des produits aquacoles siégeant dans les comités de MarinTrust ont tous des objectifs à court terme pour inclure une plus grande proportion d’aliments certifiés dans leurs produits. BioMar a pour objectif de « s’approvisionner à 100 % auprès de pêcheries responsables d’ici 2030 », Skretting vise à ce que « 100 % des ingrédients marins soient certifiés ou issus de pêcheries en FIP [Fishery Improvement Project] d’ici 2025, avec 85 % pour les certifications et 15 % pour les pêcheries en FIP d’ici décembre 2025 » et Cargill a « fixé un objectif intermédiaire consistant à s’approvisionner en ingrédients marins auprès de sources certifiées ou ‘en amélioration’ d’ici 2025 ».

Les structures de MarinTrust sont « fortement défectueuses », selon Dyhia Belhabib, responsable du programme Pêches de l’organisation à but non lucratif EcoTrust Canada. « Elles ne prennent en compte aucune dimension sociale, ni aucune notion de véritable durabilité et de son sens le plus large », s’inquiète-t-elle.  

« Je soutiens l’implication de l’industrie dans les programmes de certification et de durabilité, mais il faut veiller à ce que l’approche soit fondée sur un principe d’indépendance », ajoute-t-elle. « Il s’agit clairement d’un programme conçu par l’industrie pour l’industrie. Si vous intégrez des membres actuels de l’industrie qui bénéficient du système, cela constitue un énorme conflit d’intérêts, et cela ne devrait pas être autorisé. »

Daniel Lee, de la Global Seafood Alliance, qui siège au conseil d’administration de MarinTrust et au comité d’application du programme d’amélioration (Improver Programme Application), a précisé dans un e-mail que « MarinTrust est un organisme de mise en place de normes et non un organisme de certification et, en tant que tel, MarinTrust ne certifie rien. Cette distinction des rôles est fondamentale dans les systèmes de certification par des tiers ; elle est comparable à la ‘séparation de l’Église et de l’État.’ »

MarinTrust a fait savoir dans une communication adressée à DeSmog que « la certification MarinTrust porte sur le site [l’usine] et non sur l’entreprise, la marque ou la pêcherie. MarinTrust garantit que les ingrédients marins certifiés font l’objet d’un approvisionnement et d’une production responsables, et NON qu’ils sont durables. »

Pourtant, toutes les grandes entreprises de produits aquacoles  (CargillSkretting et Biomar) ont élaboré leurs politiques d’approvisionnement sur la base des programmes de certification de MSC et de MarinTrust et des projets d’amélioration des pêches (FIP). Cargill cite l’approvisionnement en « ingrédients marins produits de manière responsable et certifiés par MarinTrust » pour illustrer la manière dont ils « contribuent à la protection des stocks de poissons sauvages », tandis que Skretting classe MarinTrust dans la catégorie A en matière de durabilité (‘Sustainability class A’)

 

La Table ronde mondiale sur les ingrédients marins

 

MarinTrust indique dans son rapport annuel qu’il « continue de jouer un rôle central » dans le volet Afrique de l’Ouest de la Table ronde mondiale sur les ingrédients marins (Global Roundtable for Marine Ingredients). 

Également mise en place par l’association professionnelle IFFO, en partenariat avec l’ONG internationale de conservation marine Sustainable Fisheries Partnership (SFP), la table ronde a été instaurée en 2021 afin de « relever une série de défis environnementaux et sociaux urgents », de recueillir des informations fiables et factuelles sur les impacts de l’industrie, de contribuer aux discussions et « d’accroître la disponibilité d’ingrédients marins durables. »

La table ronde n’a pas publié de critères de participation et celle-ci se fait « sur invitation ». L’organisation n’a pas voulu divulguer les noms des représentants des entreprises à DeSmog, mais Dave Robb, responsable du programme de développement durable chez Cargill, a confirmé sa participation à cette initiative, ainsi qu’aux deux autres initiatives analysées dans notre enquête. Par ailleurs, la table ronde compte parmi ses membres six organisations qui sont également représentées au sein du conseil d’administration et du comité de direction de MarinTrust. 

Parmi les 14 membres de la table ronde, figurent notamment : Nestlé, qui utilise des ingrédients marins dans les aliments pour animaux de compagnie, les préparations lactées pour nourrissons et les compléments alimentaires à base d’huile de poisson, mais aussi Mars, le fabricant d’aliments pour animaux de compagnie, ainsi que Nissui, une entreprise de produits de la mer qui possède des fermes d’élevage de saumons au Chili.

Les entreprises d’aliments aquacoles Cargill, BioMar et Skretting, ainsi que Olvea, la société française de raffinage et de commerce d’huile de poisson, participent à la table ronde, de même que l’association professionnelle de l’aquaculture au sein de l’UE, la Federation of European Aquaculture Producers (FEAP), l’IFFO, et le groupe de lobbying Global Seafood Alliance. Le Sustainable Fisheries Partnership (SPF) constitue la seule ONG présente à la table ronde (voir figure 1).

« La table ronde est largement dominée par les producteurs d’aliments pour animaux », constate le chercheur Devlin Kuyek. « Elle ressemble à une organisation sectorielle qui est là pour protéger ses intérêts. »

M. Kuyek souligne également que les entreprises viennent principalement d’Europe et d’Amérique du Nord, et que les entreprises chinoises, qui constituent pourtant un autre gros acheteur de farine de poisson en Afrique de l’Ouest, en sont absentes. « Cela montre qu’elles se préoccupent d’un ensemble particulier d’intérêts, et de marchés particuliers », ajoute-t-il. 

La Mauritanie est le septième exportateur d’huile de poisson à destination de l’UE. Avec la Norvège, l’UE représente un marché important pour l’huile de poisson, qui est essentielle à l’optimisation de la nutrition du saumon et de la truite. 

Sur une période de cinq ans allant jusqu’en 2021, la Norvège (le plus grand producteur de saumon au monde) a toujours été le plus grand importateur d’huile de poisson mauritanienne, représentant plus de la moitié des exportations en 2021. La France, le Danemark, l’Espagne, la Grèce et la Turquie sont également des importateurs réguliers d’huile de poisson mauritanienne sur la même période.

Kevin Fitzsimmons estime que la table ronde ressemble à « l’industrie qui se parle à elle-même », tout comme le conseil d’administration de MarinTrust. « La plupart des tables rondes que je connais s’efforcent d’obtenir une certaine diversité dans leur composition, avec des représentants de la société civile et du gouvernement », a-t-il déclaré.

Árni M Mathiesen, président indépendant de la Table ronde mondiale sur les ingrédients marins, a expliqué à DeSmog par e-mail : « Nous pensons que la pression du marché peut créer un environnement favorable dans lequel les régulateurs se sentent en confiance pour agir. La Table ronde mondiale sur les ingrédients marins a été créée pour constituer un point de contact unique pour les parties prenantes qui produisent ou utilisent des ingrédients marins ou qui définissent des normes pour un approvisionnement et une utilisation responsable de ces ingrédients, avec la volonté de susciter des changements positifs dans le secteur par le biais de la pression du marché. Nous félicitons le gouvernement mauritanien d’avoir mis en place des réglementations plus strictes sur la production de farine de poisson en 2023. »

Mathiesen a rappelé qu’un rapport commandé par la table ronde à une ONG, Partner Africa, se faisait l’écho d’études antérieures menées par les Nations unies et de nombreuses ONG, confirmant que les usines de production de farine de poisson en Mauritanie et au Sénégal polluaient l’air, l’eau et le sol, entraînaient une insécurité alimentaire, en particulier pour les personnes à faible revenu, ainsi que des pertes d’emploi et de revenus pour les femmes transformatrices de poisson.

« Cette plateforme ne fixe aucun critère de durabilité, mais s’appuie plutôt sur des données scientifiques et des audits réalisés par des tierces parties (comme le rapport de Partner Africa) », a-t-il précisé.

Les trois entreprises d’aliments aquacoles participantes, Cargill, Skretting et BioMar, mettent toutes en avant leur participation à la table ronde dans leurs rapports annuels sur le développement durable.

L’entreprise BioMar affirme qu’elle favorise une « aquaculture plus durable » en raison de son adhésion à des initiatives volontaires. De son côté, l’entreprise Skretting soutient qu’en participant à l’initiative, elle contribuera à « … nourrir une population croissante avec des protéines marines sûres et nutritives. »

Mais M. Kuyek ne croit pas que l’initiative permettra de lutter contre l’insécurité alimentaire. « Une table ronde dominée par l’industrie ne fera qu’aggraver la situation, car c’est bien l’augmentation de la production de ces denrées qui pose problème ici », conclut-il. « Cette initiative s’apparente tout bonnement à de l’écoblanchiment pur et simple. »

« Les initiatives privées portées par de puissantes multinationales ne feront qu’aggraver la situation », estime Andre Standing, conseiller principal de la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE), une plateforme d’organisations européennes et africaines. « Toute réponse qui se veut efficace doit reposer sur la transparence et la participation du public. Tout le contraire de cette table ronde à laquelle les citoyens des pays d’Afrique de l’Ouest ne sont pas conviés. »

À l’intérieur d’un site d’Atlantic Protein, une usine de farine et d’huile de poisson basée à Nouadhibou, en Mauritanie. Credit: imageBROKER.com GmbH & Co. KG / Alamy Stock Photo


La participation des communautés locales à la table ronde

 

Standing reconnaît que des partenaires d’Afrique de l’Ouest ne souhaitent peut-être pas être associés à cette table ronde. Il suggère que les organisateurs de cette initiative invitent plutôt des « observateurs » à titre de solution provisoire. « C’est un cercle très fermé. La table ronde n’est pas ouverte à l’examen du public, alors qu’elle traite de biens publics aussi importants », fait-il remarquer.

La table ronde a donné lieu à un atelier en collaboration avec la FAO et des représentants des communautés d’Afrique subsaharienne en décembre 2023. Par la suite, ses organisateurs ont publié « un communiqué commun insistant sur la nécessité de réglementer le secteur des ingrédients marins, d’appliquer les lois et de ne transformer en farine de poisson que les matières premières qui n’ont pas de marché pour la consommation humaine directe », souligne M. Mathiesen dans un entretien accordé à DeSmog.

Pour Devlin Kuyek, les collaborations avec l’ONU ne se substituent pas à l’obligation de rendre des comptes : « Lorsque ces entreprises participent à des initiatives avec la FAO, cela leur donne plus de poids. Parce qu’ils ne se présentent pas comme le groupe de lobbying de l’industrie de l’alimentation animale, mais comme une table ronde consacrée à la durabilité ». 

Diaba Diop, présidente du Réseau des Femmes de la Pêche Artisanale du Sénégal (REFEPAS), qui représente plus de 45 000 travailleuses de la pêche au Sénégal, a participé à l’atelier organisé au Ghana par la FAO, en collaboration avec la table ronde sur les ingrédients marins. « J’ai abordé les difficultés liées à ces usines auxquelles les femmes sont confrontées », confie-t-elle. « Notre secteur de la transformation emploie des milliers de personnes et crée beaucoup d’emplois. Cependant, d’une part, les usines de farine de poisson n’emploient que quelques personnes, et d’autre part, elles ne fabriquent que des aliments pour animaux. Est-il normal que l’on nourrisse des animaux plutôt que des êtres humains ? »

« Nous n’avons pas le même pouvoir politique », fait observer Mme Diop. « Si c’était le cas, nous n’aurions pas à plaider auprès des autorités. Elles accordent les autorisations aux usines, et nous ne pouvons rien y faire. Nous ne cessons de plaider pour notre cause et de rencontrer différents acteurs pour les sensibiliser au fait que si les usines perdurent, le métier de femme transformatrice disparaîtra. »

Un porte-parole du groupe de lobbying du secteur des produits de la mer, la Global Seafood Alliance (GSA), a indiqué que « les programmes volontaires tels que ceux promus par les membres de la table ronde sont essentiels, en particulier dans les régions où la réglementation gouvernementale concernant ces ressources halieutiques est moins stricte. La GSA est membre de la Table ronde mondiale sur les ingrédients marins parce que nous nous sommes engagés à suivre les principes des objectifs de développement durable des Nations unies. Dans ce contexte, nous reconnaissons que les pêcheries du monde entier subissent d’importantes pressions pour leur exploitation à des fins de production d’alimentation animale et humaine. Toutes ces pêcheries doivent être gérées de manière à promouvoir des pratiques d’approvisionnement responsables. »

Un porte-parole de l’entreprise Mars a invité DeSmog à se référer à la déclaration de la Table ronde et à sa politique d’approvisionnement responsable.

Un porte-parole de Skretting a quant à lui mentionné le rapport de Partner Africa, commandé par la Table ronde, estimant que « cette action audacieuse, combinée à des groupes de discussion et à des ateliers, tels que celui organisé conjointement avec la FAO au Ghana, entraînera des changements positifs dans ces pays et positionnera l’industrie à l’avant-garde de la gestion durable des ressources naturelles et du dialogue avec les communautés locales. »

 

Historique des campagnes de lobbying

 

DeSmog a démontré que trois des entreprises et associations professionnelles membres de MarinTrust et de la Table ronde sur les ingrédients marins s’opposent depuis longtemps aux réglementations en matière d’environnement. 

L’un des membres de la Table ronde, l’association professionnelle European Fishmeal and Fish Oil Producers (EFFOP), a mené une campagne de lobbying contre une proposition de législation visant à renforcer les règles de l’UE relatives aux niveaux autorisés de dioxine, un polluant hautement toxique et cancérigène, dans les farines de poisson. Un autre membre, la FEAP, a également fait pression sur les organes de l’UE afin qu’ils « trouvent un équilibre » entre la protection de l’environnement et la production aquacole.

Cargill affiche un bilan médiocre en matière de violations des droits humains et d’atteintes à l’environnement dans sa chaîne d’approvisionnement. La société a déjà mené des actions de lobbying et manœuvré pour bloquer les mesures de protection des forêts liées à la culture du soja, une accusation qu’elle nie.

Le groupe European Fishmeal and Fish Oil Producers (EFFOP) a fait savoir à DeSmog que la proposition de l’UE sur les restrictions concernant la dioxine ne serait pas réaliste au vu des technologies actuelles. Leur réponse est publiée dans son intégralité ici.

 

Des ONG qui « approuvent les yeux fermés »

 

Sustainable Fisheries Partnership (SFP) est la seule ONG qui est associée à l’ensemble des trois initiatives. Elle participe à la fois à la Table ronde sur les ingrédients marins et à MarinTrust, et se décrit comme un soutien de l’initiative FIP en Mauritanie.

WWF UK, une autre organisation internationale qui se consacre à la conservation des milieux marins, est la seule autre ONG identifiée dans l’analyse DeSmog à être impliquée au niveau exécutif : elle dispose d’un siège au sein du comité de direction de MarinTrust.

Le Sustainable Fisheries Partnership (SFP) et l’organisation caritative WWF UK reçoivent tous deux un financement important de la part des entreprises. En 2022, le SFP a reçu plus d’un million de dollars provenant de partenariats avec des entreprises, soit près de 20 % de ses revenus, tandis que le WWF UK a reçu plus de 21 millions de dollars au cours de la même année. 

Le SFP déclare que les solutions axées sur l’industrie « ne font pas seulement partie de l’approche du SFP, c’est l’approche du SFP ». En 2022-2023, les partenaires du SFP comprenaient des chaînes de supermarchés américaines, britanniques et européennes, McDonald’s, Nestlé Purina et le géant de la pêche Thai Union Group.

Andre Standing, de la Coalition pour des accords de pêche équitables (CAPE), se dit préoccupé par le fait que les partenariats de longue date conclus avec les organisations non gouvernementales, les coopérations et les liens financiers avec les entreprises signifient « qu’elles ne peuvent plus se prononcer et critiquer leurs partenaires » et qu’elles risquent de finir par « approuver les yeux fermés » ou faciliter des conflits d’intérêts.

Les multinationales comme celles qui participent à la table ronde et siègent aux conseils d’administration et comités de MarinTrust « n’ont l’air respectables uniquement parce qu’elles ont conclu des partenariats avec des organisations comme la SFP et le WWF, ce qui les rend légitimes », insiste-t-il. 

Dave Martin, directeur de la SFP pour les tables rondes sur la chaîne d’approvisionnement et les enjeux sociaux, a expliqué à DeSmog que l’organisation acceptait des fonds de l’industrie pour évaluer les pêcheries, et que les résultats étaient publiés sur le site FishSource. Les conclusions « mettent clairement en évidence les lacunes et les besoins d’amélioration des pêcheries » et sont « basées de manière transparente sur des données scientifiques et ouvertes à tous ceux qui souhaitent y contribuer et les critiquer. »

Et d’ajouter : « Les actions volontaires de la part de l’industrie des produits de la mer ont permis d’améliorer la gestion de diverses pêcheries et de créer un environnement propice à l’action des décideurs politiques. Mais les solutions permanentes permettant de garantir des pêches durables et équitables reposent sur des cadres juridiques applicables. »

Un représentant du WWF UK a affirmé que l’organisation siège à MarinTrust à titre consultatif et qu’elle ne reçoit de financement d’aucune des organisations. Selon lui, « les entreprises et les industries ont un impact considérable sur les milieux naturels et exercent une grande influence sur la scène mondiale. Les entreprises peuvent et doivent en faire davantage et, pour le WWF, contribuer à modifier le comportement habituel des entreprises est indispensable en vue de lutter contre le changement climatique et d’inverser le processus de destruction de la nature. »

 

Le Projet d’amélioration des pêches en Mauritanie

 

DeSmog a également analysé les membres du Projet d’amélioration des pêches (ou FIP, de l’anglais ‘Fishery Imrovement Project’) pour les petits pélagiques en Mauritanie (voir Figure 1). Les FIP sont des outils fondés sur le marché et utilisés pour aider les pêcheries à améliorer leur durabilité, dans le but d’obtenir à terme une certification.

Le FIP relève d’une initiative du secteur privé qui fait appel aux acteurs de la chaîne d’approvisionnement pour soutenir le plan de gestion des petits pélagiques du gouvernement mauritanien, qui prévoit la collecte de données, l’évaluation des stocks et l’application de ses règles.

La Mauritanie constitue l’épicentre de l’industrie de la farine et de l’huile de poisson de la région, avec 29 usines qui, en 2023, ont transformé environ 350 000 tonnes de poissons entiers en farine et en huile de poisson [2].

Le FIP mauritanien pour les petits pélagiques a été lancé en 2017 par le distributeur français d’huile de poisson Olvea qui, avec Cargill et Skretting, finance le projet. Il regroupe aujourd’hui 23 partenaires, dont 70 % sont des fabricants ou des utilisateurs de farine et d’huile de poisson.

Les autres partenaires sont liés au gouvernement mauritanien et comprennent les garde-côtes, le ministère de la pêche et l’Institut mauritanien de recherche océanographique et halieutique (IMROP).

La section industrielle des protéines marines (SIPM) de la Fédération nationale de pêche de Mauritanie (FNP) est un autre partenaire du FIP. Le secrétaire de la FNP a indiqué à DeSmog que la SIMP ne représentait « que les propriétaires d’usines. »

Harouna Ismail Lebaye, président du groupe de pêcheurs artisanaux de la section de Nouadhibou de la Fédération libre de la pêche artisanale (FLPA), a confirmé que les pêcheurs artisanaux n’étaient pas représentés par ce groupe, déclarant : « Il n’est pas possible de défendre en même temps le loup et l’agneau. Et c’est le cas avec la pêche artisanale et la pêche industrielle. »

La pêcherie mauritanienne de petits pélagiques a été acceptée dans le ‘Improver Programme’ de MarinTrust en octobre 2019, devenant ainsi le premier projet d’amélioration des pêches (FIP) accepté par le programme de certification en Afrique. Elle vise désormais également la certification plus stricte du Marine Stewardship Council.

Le FIP a été mis en place, en partie, en réponse à une baisse spectaculaire des stocks de poissons ciblés par les usines. Plus particulièrement, le stock migrateur de sardinelles rondes (l’ingrédient phare de la thieboudienne, le plat national du Sénégal voisin) se trouve dans un état critique, selon la FAO. 

Face à la croissance des usines, qui ont absorbé en 2018 90 % du total des captures de pélagiques, les stocks de sardinelles plates et rondes ont chuté pour atteindre les niveaux les plus bas jamais enregistrés (voir la figure 3).

Figure 3

Les captures de sardinelles rondes et plates ciblées par les usines de fabrication de farine de poisson sont en forte baisse, alors que le nombre d’usines en activité en Afrique de l’Ouest a augmenté au cours de la dernière décennie. Les lignes pointillées rouges et la zone ombrée indiquent la date à partir de laquelle les deux espèces de sardinelles ont été évaluées comme étant surexploitées. NB. Les captures sont utilisées comme indicateur approximatif des populations de poissons. Un changement dans les captures peut être lié à des changements dans le nombre de poissons, mais peut également indiquer des changements au niveau de l’effort de pêche. Les données relatives au nombre d’usines recensées proviennent des sources suivantes : FAO, 2022 ; Corten et al., 2017 ; IMROP, 2023 ; DITP, 2022 ; Fall et al., 2023. Crédit : Brigitte Wear

Les entreprises qui s’approvisionnent en Mauritanie

 

Trois des quatre entreprises partenaires du programme FIP achètent activement de la farine et de l’huile de poisson provenant de Mauritanie, bien que la pêcherie ne soit pas encore certifiée comme étant « gérée de manière responsable » aux termes de la norme MarinTrust.

Olvea vend 49 000 tonnes d’huile de poisson par an, dont un tiers provient de Mauritanie et de son usine de Nouadhibou, le cœur de l’industrie de la farine de poisson.

Norsildmel (société détenue à 50 % par Pelagia, partenaire du FIP) a importé 24 000 tonnes de farine et d’huile de poisson provenant de Mauritanie entre 2017 et 2020, ce qui en fait le cinquième plus grand importateur au cours de cette période. Le PDG de Pelagia, Egil Magne Haugstad, est également l’actuel président de l’IFFO. 

Les deux géants du secteur de l’alimentation aquacole (Skretting et Cargill) participant à ce FIP ont indiqué au Financial Times s’approvisionner en Mauritanie en « petites quantités ». Skretting et Cargill déclarent se fournir auprès de l’une des deux usines reconnues par MarinTrust comme travaillant à l’amélioration de la pêche. Cargill déclare s’approvisionner en sardines, tandis que Skretting s’est approvisionné en sardinelles en 2022.

Royal Canin a déclaré qu’il ne s’approvisionnerait auprès de la pêcherie couverte par le FIP mauritanien que lorsque son « huile de poisson serait certifiée MarinTrust. »

 

Les prémices d’une réglementation

 

La Mauritanie a mis en place des règles visant à protéger les principales espèces de poissons et à améliorer la collecte et le partage des données. Mais si les défenseurs d’une pêche responsable se félicitent du renforcement de la transparence, l’application de la réglementation reste limitée.

Depuis 2021, par exemple, la Mauritanie stipule que 20 % de tous les poissons introduits dans une usine doivent être congelés et réservés à la consommation humaine. Cette règle devait permettre de remédier à la baisse drastique de la consommation de petits poissons, qui a notamment diminué de moitié en dix ans au Sénégal. Mais un fonctionnaire de l’institut de recherche gouvernemental IMROP a informé DeSmog que le poisson congelé mis de côté est exporté vers l’Asie, l’Europe et le Maroc.

Dès 2016, le gouvernement mauritanien a fixé un quota pour les usines de farine de poisson afin de limiter la production de farine de poisson fabriquée à partir de poissons entiers frais à 2000 tonnes par an, le reste étant fabriqué à partir de sous-produits. Mais cette mesure ne semble pas avoir été respectée.

Une étude publiée en mars 2024 indique que 95 % de la farine et de l’huile de poisson sont fabriqués à partir de poisson frais entier (ce qui correspond aux chiffres des précédents rapports). Pourtant, les exportations mauritaniennes ont fortement augmenté après 2016, et la production moyenne enregistrée en 2017 par les cinq usines partenaires du FIP s’élevait à 10 660 tonnes (plus de cinq fois supérieure à la limite).

Le règlement prévoyait également que les usines réduisent leur production de farine de poisson de 15 % chaque année jusqu’en 2019. Or, les exportations de farine et d’huile de poisson de la Mauritanie ont triplé entre 2010 et 2020.

Depuis mai 2021, l’utilisation des sardinelles rondes dans la production de farine de poisson est interdite en Mauritanie, ce qui a pour effet de déplacer l’effort de pêche minotière vers les sardines, qui ne sont pas encore « pleinement exploitées », conformément à la classification de la FAO.

Un rapport de MarinTrust de 2021 confirme que l’industrie de la farine de poisson utilise des volumes considérablement réduits de sardinelles rondes. Cette information a été confirmée à DeSmog par le représentant du FIP et responsable des statistiques à l’IMROP, Cheikh-Baye Braham, qui a déclaré qu’aujourd’hui « la farine de poisson est principalement produite à partir de sous-produits et de sardines, qui ne sont pas largement consommées localement. »

Mais selon cette même évaluation de MarinTrust, les contrôles du FIP relatifs à la composition des captures, et à la « déclaration des débarquements par espèce » ne sont pas non plus satisfaisants (obtenant la mention « fail »). Par ailleurs, une évaluation de la pêcherie réalisée en 2023 par le SFP indique que la pêche illégale, non réglementée et non déclarée (INN) des sardines en Mauritanie « est préoccupante ». Et malgré l’initiative FIP et les réglementations du gouvernement, la sardinelle ronde et la sardinelle plate sont toujours classées comme des espèces surexploitées par la FAO, dans une évaluation de 2022.

« Je peux comprendre les raisons pour lesquelles l’industrie, qui possède des capitaux, cherche à soutenir la gouvernance de la pêche en Afrique de l’Ouest, et pourquoi le gouvernement mauritanien, qui souhaite garantir une pêche durable, coopère avec eux », explique Christina Hicks, spécialiste des sciences sociales de l’environnement et professeur au groupe d’écologie politique de l’université de Lancaster.

« Mais la gestion de la pêche est toujours difficile, en particulier lorsque l’effort de pêche est dicté par les forces du marché mondial. Il aura fallu vingt ans d’une gestion intensive des pêches dans des pays disposant de ressources et de capacités considérables pour inverser la tendance au déclin des stocks. »

Christina Hicks n’est pas convaincue que les mesures prises en Mauritanie soient à la hauteur de l’ampleur du problème. « Il semble que ni la capacité de gestion intensive des pêches ni un engagement significatif ne soient au rendez-vous, puisque la pêche s’est poursuivie après que les stocks ont été déclarés surexploités et parce que les principaux acteurs ne se sentent pas représentés. Le risque est de légitimer la poursuite de la surexploitation de ce stock crucial », prévient-elle. 

 

Des allégations de durabilité

 

Cheikh-Baye Braham, du FIP mauritanien, a souligné à DeSmog que « la réglementation a été considérablement renforcée ces dernières années. » 

Et d’ajouter : « Toute usine qui le souhaite peut rejoindre le FIP en tant que participant. L’objectif est d’être inclusif. Tout ce que fait le FIP est, par nature, volontaire. La réglementation de la durabilité incombe au gouvernement mauritanien. »

Le SFP a déclaré à DeSmog que la présence d’un FIP « atteste que diverses parties prenantes se sont réunies pour résoudre les problèmes affectant une pêcherie. Il ne s’agit pas d’un gage de durabilité et il ne faut pas le décrire comme tel

« Tous les membres du FIP mauritanien reconnaissent pleinement les problèmes rencontrés dans la pêcherie, laquelle est identifiée comme étant ‘mal gérée’ dans le dernier rapport du SFP sur les pêcheries de réduction. »

Pourtant, les politiques de durabilité et d’approvisionnement des quatre plus grands producteurs d’aliments aquacoles au monde, CargillSkrettingBioMar et Mowi, indiquent toutes qu’ils s’approvisionnent auprès de « pêcheries certifiées, ou relevant d’un FIP. »

Un ancien employé d’une usine en Mauritanie a déclaré à DeSmog : « Toutes les usines de Mauritanie essaient de participer au FIP pour avoir accès aux marchés européens. »

Skretting a fait part de sa décision à DeSmog dans un communiqué : « Depuis notre implication dans le FIP pour les petits pélagiques (FIP), nous avons continuellement diminué nos achats de matières non certifiées en Mauritanie. À partir de 2024, et conformément à notre Politique d’approvisionnement en ingrédients marins, nous n’achèterons plus que des ingrédients provenant du FIP. » L’entreprise a ajouté qu’elle communiquait ses sources d’approvisionnement à l’Ocean Disclosure Project et dans son rapport annuel sur le développement durable.

Le MSC a fait savoir à DeSmog dans un communiqué qu’il n’existait pas de pêcheries certifiées dans le programme MSC en Afrique de l’Ouest : « Il n’y a pas de pêcheries certifiées MSC en Afrique de l’Ouest et nous ne participons pas au projet d’amélioration des pêches (FIP) en Mauritanie. »

Pour Mme. Belhabib, l’industrie de la farine de poisson est fondamentalement non durable : « elle retire le poisson, une excellente source de nourriture, de la bouche des habitants de communautés pauvres où les stocks de poissons ne sont déjà pas très abondants. C’est un véritable gâchis environnemental. Ce n’est pas durable et c’est contraire à l’éthique. »

« Il faut absolument que les communautés artisanales d’Afrique de l’Ouest, les personnes dont la subsistance dépend de ces poissons, soient représentées. Nous devons cesser de les considérer comme de simples parties prenantes. Il faut les considérer comme les propriétaires légitimes de la ressource ». 

Traduit par Grégoire Fournier

NOTES DE BAS DE PAGE

[1] Méthodologie de calcul. 1) DeSmog a pris les volumes déclarés de farine de poisson (FM, ‘Fishmeal’’) et d’huile de poisson (FO, ‘Fish oil’) produits en Mauritanie en 2023 (FM = 71 370 t/ FO = 17 645t), ce qui équivaut à 350 000 tonnes de poisson frais, selon le ratio 20:1 de poisson frais entier requis pour fabriquer de l’huile de poisson. 2) Nous avons pris la portion recommandée de 100 g de poisson / personne / par jour (= 36,5 kg / personne / an) établie par EAT-Lancet, sur la base de Hicks et al. 2019. 3) La limite supérieure de 9,6 millions de personnes suppose que le poisson est consommé entier (100%). La limite inférieure de 6 millions est une estimation prudente basée sur la taille des portions comestibles de la FAO (62 %). 4) La somme finale = 350 000 000 kilos de poisson frais/an/ divisé par 36,5 kilos/ consommation par habitant. Cette méthodologie suit celle utilisée par Feedback dans son rapport Blue Empire.

[2] DeSmog a pris les volumes déclarés de farine de poisson (FM) et d’huile de poisson (FO) produits en Mauritanie en 2023 (FM = 71 370 t/ FO = 17 645 t), ce qui équivaut à 350 000 tonnes de poisson frais, selon le ratio 20:1 de poisson frais entier nécessaire à la fabrication de l’huile de poisson.

Source: desmog