En Méditerranée, des pêcheurs gèrent eux-mêmes une réserve marine

Dans le Var, un collectif de pêcheurs gère collectivement une zone de la mer laissée en jachère pour que la biodiversité prospère. Un modèle bénéfique pour la vie marine et les pêcheurs artisans.

Saint-Raphaël (Var), reportage

C’est un havre profond, salé, que l’on ne peut espérer découvrir sans branchies ni compétences en plongée. Pour se le représenter, il faut se laisser porter par les souvenirs de ceux qui ont eu la chance d’y frayer, bouteilles sur le dos. « C’est la corne d’abondance, s’enthousiasme le photographe et explorateur marin Alexis RosenfeldJ’aurais aimé apprendre à Monet à plonger pour l’y emmener. Je pense qu’après ça, il aurait eu du mal à choisir entre la mer et son jardin. »

Cet endroit, c’est le cantonnement de pêche du Cap Roux. Une étendue de 445 hectares d’eau, d’herbiers de posidonie et de rochers, située au pied du massif de l’Estérel (Var). La pêche y est strictement interdite. Mérous, dentis, pagres et barracudas foisonnent, voltigeant en bancs dodus entre des bouquets de gorgones écarlates, décrit Muriel Verrier, secrétaire du club de plongée voisin d’Agay et monitrice de biologie marine : « Des poissons, il y en a beaucoup, gros, et pas farouches. »

La particularité de ce lieu : ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui ont collectivement décidé, en 2003, d’y interdire la capture de poissons, afin de laisser la biodiversité marine prospérer. Une première dans le pays. Depuis près de vingt-et-un ans, la zone est autogérée par la vingtaine d’entre eux qui travaillent aux alentours, fédérés au sein de la prud’homie de pêche de Saint-Raphaël. « Les pêcheurs se sont enlevé une partie de leur chiffre d’affaires pour protéger la ressource », souligne Olivier Bardoux, pêcheur artisan et membre de la prud’homie de Saint-Raphaël.

L’initiative a été prise dans le contexte de la création des premières aires marines protégées. « On commençait à entendre parler de projets de zones Natura 2000 en mer et de parcs régionaux marins, se souvient Christian Decugis, pêcheur professionnel et premier prud’homme de la prud’homie de Saint-Raphaël. Ils nous arrivent en général d’en haut et ne sont pas adaptés au contexte local. On s’est dit, tant qu’à faire, autant proposer nous-mêmes une zone, plutôt qu’elle nous soit imposée depuis un bureau à Paris. »

Le Cap Roux est rapidement apparu comme le lieu idéal. « C’est une zone exposée au mauvais temps, donc on y allait seulement quand il faisait beau. Une zone juste devant le port nous aurait bloqué 60 ou 70 % de notre temps de travail. Mais ce n’est pas non plus une zone pourrie, un fond de golfe pollué où il n’y a jamais rien eu et où il n’y aura jamais rien ! insiste Christian Decugis. C’est une zone très belle et très riche. »

« Pour compenser la perte de chiffre d’affaires, on a pu modifier notre façon de travailler »

Fatalement, le projet a entraîné quelques protestations de la part des pêcheurs fréquentant le plus ce coin de Méditerranée. « Mais la majorité y était favorable », dit Christian Decugis. Ce plébiscite peut s’expliquer par l’adaptabilité et la polyvalence des petits pêcheurs méditerranéens, dont est composée la prud’homie de Saint-Raphaël.

« On s’adapte à chaque époque, on picore un peu de chaque ressource, explique Olivier Bardoux. Pour compenser la perte de chiffre d’affaires, on a pu modifier notre façon de travailler, nos techniques et nos zones de pêche. » En Bretagne, où la pêche industrielle est davantage présente, une telle initiative pourrait rencontrer plus d’embuches, selon Maud Maury, chargée de plaidoyer au sein de l’association de défense des océans Bloom.

Encore aujourd’hui, la plupart des membres de la prud’homie de Saint-Raphaël soutiennent l’existence du cantonnement de pêche du Cap Roux : en avril dernier, ils ont renouvelé pour dix ans l’interdiction de capturer des espèces marines dans la zone. « Il y a toujours des voix qui aimeraient une réouverture de la réserve, constate Olivier Bardoux. Mais dans l’esprit collectif, il n’y a pas de retour en arrière possible pour le moment. »

L’implication directe des pêcheurs fait partie des principaux avantages de ce modèle, selon Maud Maury. « Une aire marine protégée mise en place par les pêcheurs a plus de chance d’être acceptée par la filière », explique-t-elle. Cela limite le risque que les professionnels dérogent en masse aux interdictions de capture.

Les bénéfices peuvent être doubles. Pour les habitants à queue et à écailles du Cap Roux, l’absence de filets est salvatrice. « Quand il n’y a plus de mortalité par pêche dans une zone, les poissons peuvent grandir, explique Joachim Claudet, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des aires marines protégées. Ce sont des animaux particuliers qui n’arrêtent jamais leur croissance. Plus ils grandissent, plus ils font d’œufs et de larves. Ils se reproduisent donc davantage. »

« Les pêcheurs peuvent avoir de meilleures captures autour de ces aires marines protégées »

Laisser en jachère une partie de la mer peut également profiter aux pêcheurs. La littérature scientifique montre que la biomasse qui prospère dans les aires de non-capture peut déborder hors de leurs frontières. « Normalement, les pêcheurs peuvent avoir de meilleures captures autour de ces aires marines protégées », observe Joachim Claudet. De quoi réconcilier fin du monde et fin du mois « Il y a une vraie pédagogie à faire auprès des pêcheurs sur les bénéfices des aires marines protégées », estime Maud Maury.

Selon le pêcheur Olivier Bardoux, les cantonnements de ce type pourraient, un jour, ouvrir la porte à une « diversification » du métier : « À l’avenir, je pense que les pêcheurs seront un peu des multicartes de la mer, qu’ils tireront leurs revenus autant de la pêche que de la collaboration avec les scientifiques ».

Les membres de la prud’homie de Saint-Raphaël ont déjà participé à quelques campagnes de prélèvement, ainsi qu’à de courtes missions de surveillance contre rémunération. « C’est intéressant, philosophiquement et économiquement », estime Olivier Bardoux.

Le modèle reste cependant perfectible, selon les scientifiques. Pour qu’un cantonnement ait de réels bénéfices pour la biodiversité, il doit avoir vocation à rester fermé — et non à servir de « frigidaire » où aller se servir en poissons lorsque leur nombre augmente, dit Joachim Claudet : « Quand on les rouvre à la pêche, les effets sont immédiatement annihilés. »

« Si on avait des subventions, on pourrait mettre en place des plans pérennes »

Le chercheur l’a constaté en Mélanésie, où des systèmes similaires, les « rahui », existent. « Les poissons sont plus facilement capturables, parce qu’ils oublient d’avoir peur des engins de pêche. En une journée, on se retrouve exactement au même stade qu’à l’extérieur de la zone protégée. » La prud’homie de Saint-Raphaël aspire pour le moment à laisser le Cap Roux fermé. Afin qu’il soit efficace, il doit le demeurer sur le long terme, selon le chercheur.

Autre limite : le manque de budget alloué à la gestion du cantonnement, et donc à la surveillance des éventuels braconniers. En raison de son statut autogéré, le Cap Roux ne dispose de quasiment aucune subvention de l’État, contrairement au reste des aires marines protégées. « On manque de moyens, regrette Olivier Bardoux. C’est là où le bât blesse. Si on avait des subventions, on pourrait mettre en place des plans pérennes pour que les pêcheurs puissent s’investir durablement dans la réserve et la surveiller. »

Le pêcheur artisan l’a observé : par méconnaissance des règles — ou volonté délibérée de frauder —, « il y a toujours des gens qui pêchent un peu » dans la zone, notamment des plaisanciers. Quoique rares, ces captures pourraient brider l’efficacité du cantonnement, selon le chercheur italien Antonio Di Franco, qui a participé à de nombreuses études sur les aires marines protégées méditerranéennes, dont le Cap Roux. « Son potentiel est très grand, mais il ne s’est pas exprimé à 100 %, estime-t-il. Si [le cantonnement] disposait d’un budget conséquent, d’un personnel dédié, il est très probable que ses bénéfices écologiques seraient beaucoup plus marqués que maintenant. »

« Il faut les mettre au sein de zones réservées à la pêche artisanale »

Ce type de réserve gagnerait à essaimer ailleurs en France, selon Swann Bommier, responsable du plaidoyer chez Bloom. Mais pour qu’elles puissent « vraiment » concilier protection de l’océan et justice sociale, elles devraient s’intégrer à un réseau plus large d’aires marines protégées. « Il faut les mettre au sein de zones réservées à la pêche artisanale, pense-t-il. Ça permettrait aux pêcheurs artisans côtiers de bénéficier de l’effet de débordement, sans que cet effet soit raflé par la pêche industrielle. »

À l’échelle mondiale, explique-t-il, il est courant que les navires industriels — bien conscients des bénéfices des zones de non-capture — pêchent à leur bordure immédiate. Dans ce cas de figure, il est rare que les pêcheurs artisans soutiennent sur le long terme ces zones, puisqu’ils n’en captent aucun bénéfice.

« Le gouvernement doit faire ce qu’on lui demande de faire depuis des années, c’est-à-dire mettre en place de vraies aires marines protégées », répète le spécialiste du sujet. Sur le papier, la France protège plus de 30 % de ses eaux. Une fraction seulement est cependant réellement préservée de la pêche industrielle.

En Méditerranée, la réglementation de 95 % des aires marines « protégées » est identique à celle des zones qui ne le sont pas, selon une étude publiée en 2020 dans la revue scientifique One Earth. Seul 0,23 % des aires marines protégées sont réservées aux techniques les moins agressives (comme le harpon ou la ligne) ou strictement interdites à la pêche, comme c’est le cas au Cap Roux.

Source: Reporterre