Emballement climatique ou variabilité naturelle : les scientifiques s’interrogent face au maintien de températures extrêmes

Une étude, publiée dans « Science », attribue la forte hausse de la température en 2023 au fait que la Terre renverrait moins d’énergie solaire vers l’espace. D’autres scientifiques estiment qu’il s’agit d’un effet combiné des émissions de gaz à effet de serre et d’une forte variabilité naturelle du climat.

C’est une poussée de fièvre que les scientifiques n’arrivent toujours pas à comprendre totalement. Entre juin 2023 et août 2024, chaque mois a battu son propre record de chaleur, et, depuis, les températures mondiales se maintiennent à des sommets. De sorte que l’année 2024 s’annonce comme la plus chaude jamais enregistrée et devrait dépasser de 1,5 ºC la période préindustrielle, l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Paris.

« Les années 2023 et 2024 ont été nettement plus chaudes que ce qu’attendaient la plupart des scientiques », rapporte le climatologue Zeke Hausfather, de l’institut Berkeley Earth. Un « bond de températures inhabituel » que ne su sent pas à expliquer, à ses yeux, la hausse des émissions de gaz à e et de serre d’origine humaine et le phénomène naturel El Niño, qui a tiré le thermomètre à la hausse, notamment au moment de son pic, en décembre 2023. « Nous nous attendions à ce que les températures diminuent après la n d’El Niño, au printemps, mais cela n’a pas été lé cas, et c’est un peu surprenant », abonde le climatologue Gavin Schmidt, directeur de l’Institut Goddard de la NASA pour les études spatiales. Faute d’explication « claire et consensuelle », tous deux se disent « mal à l’aise »

Car ces scienti ques s’interrogent de manière plus profonde : assiste-t-on seulement à une intense variabilité naturelle du climat, ou les données récentes trahissent-elles le début d’un emballement, avec le déclenchement de cercles vicieux climatiques qui entraîneraient un réchau ement plus rapide que prévu ?

Une étude, publiée dans Science jeudi 5 décembre, tente de clore ce débat. Selon ces travaux, la hausse soudaine de la température observée en 2023 et 2024 s’explique principalement parce que la Terre est devenue moins ré échissante. « En 2023, l’albédo planétaire pourrait avoir atteint son niveau le plus bas depuis au moins 1940 », relate Thomas Rackow, du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme, l’un des auteurs. L’albédo, c’est-à-dire le pourcentage de rayonnement solaire ré échi dans l’espace, décline depuis les années 1970 du fait de la réduction des banquises arctique puis antarctique. Baisse des nuages bas Mais, davantage que les régions polaires, c’est la diminution des nuages de basse altitude qui serait en cause. Ces nuages situés en dessous de 2 000 mètres, comme les stratus, ré échissent les rayonnements solaires, produisant un e et refroidissant. Leur baisse est particulièrement manifeste au-dessus de l’Atlantique, où des températures totalement inédites l’an passé.
Ces nouveaux travaux ne parviennent cependant pas à trancher une question essentielle : pourquoi y a-t-il moins de nuages bas ? Au-delà de la variabilité naturelle, la baisse des aérosols, grâce à la lutte contre la pollution de l’air en raison des nouvelles restrictions dans le transport maritime, pourrait être en cause. Ces particules en suspension jouent un rôle dans la formation des nuages, en plus de ré échir directement une partie des rayons du Soleil. Dernière hypothèse, la plus inquiétante : le changement climatique lui-même réduirait le nombre de nuages bas. « Cette évaluation, utile, soulève autant de questions qu’elle apporte de réponses, réagit Zeke Hausfather, qui n’y a pas participé. La baisse des nuages bas traduit-elle un nouveau changement en cours dans le système climatique ? »

Le climatologue Michael Mann, de l’université de Pennsylvanie, balaie l’explication de la baisse de l’albédo, un « facteur réel, mais intégré depuis un certain temps dans les modèles, qui ne peut pas causer un changement soudain », assure-t-il. Il pointe un seul coupable : El Niño, comme le suggérait une étude publiée en octobre.

Selon ces travaux, la combinaison d’un épisode de refroidissement, baptisé La Niña, pendant trois ans, qui a fait baisser les températures mondiales de 2020 à 2022, immédiatement suivi d’un El Niño, pourrait expliquer la hausse inattendue des températures en 2023. Une explication qui ne convainc pas Gavin Schmidt et Zeke Hausfather.

« Variabilité interne »


Quant au maintien d’une forte chaleur en cette n d’année 2024, elle serait liée, pour Michael Mann, au fait que la bascule vers une nouvelle La Niña n’a pas eu lieu à l’automne comme anticipé. Le climatologue Christophe Cassou ajoute d’autres facteurs : un El Niño très particulier, qui a entraîné une hausse des températures plus précoce et plus longue qu’à l’accoutumée, la diminution des aérosols et un Atlantique extrêmement chaud. La surchau e de ce bassin océanique a été ampli ée par de la variabilité interne du climat, selon une étude dont il est le coauteur. « Il y avait environ une chance sur cent que ça se produise, c’est la faute à pas de chance », dit-il. Michael Mann dénonce une tendance à « surestimer » le réchau ement, qui s’avère, pour lui, conforme aux modèles. Il dresse un parallèle avec la réaction inverse observée au début des années 2010, lorsque de nombreux climatologues avaient adhéré à l’idée d’une « pause » du réchau ement alors qu’il s’agissait simplement d’une variabilité naturelle.

Aurélien Ribes, chercheur au Centre national de recherches météorologiques, appelle également à ne pas tirer de conclusions trop hâtives. « Les pics de chaleur observés en 2023 et 2024 sont parmi les plus extrêmes depuis 1940, mais ils ne sont pas implausibles. Ils peuvent s’expliquer par un intense pic de variabilité interne et par la hausse des émissions de gaz à e et de serre. Cette dernière, avec la baisse des aérosols, entraîne une accélération du réchau ement cohérente avec les modèles », assure-t-il, reprenant les conclusions d’une étude dont il est l’un des auteurs,
publiée en octobre.


Ce débat autour des températures mondiales risque de détourner l’attention « des conséquences les plus importantes du changement climatique en termes d’impacts, qui ont lieu au niveau des régions », met en garde Christophe Cassou.

 

La banquise antarctique en recul


Des travaux publiés n novembre ont montré que sur tous les continents, sauf en Antarctique, des régions connaissent des canicules bien plus extrêmes que prévu par les modèles. Cette accélération a principalement eu lieu lors des cinq dernières années et elle a touché le plus durement des zones très peuplées, comme l’Europe du Nord-Ouest et la Chine. Les extrêmes les plus froids sont aussi sous estimés, mais dans une moindre mesure. « C’est sans doute dû à un mélange entre de la variabilité interne et des boucles de rétroaction, comme la baisse des aérosols et le fait que les sols plus secs chau ent davantage », explique Kai Kornhuber, l’auteur principal, climatologue à l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués.

Parmi les autres processus mal compris, l’étendue de la banquise antarctique a connu son étendue la plus faible jamais enregistrée par satellite en 2023 et 2024. Son équivalent arctique ne se porte guère mieux. « Concernant la banquise, nous observons clairement une rupture et l’émergence d’un nouvel état avec des processus de cercle vicieux », note Christophe Cassou, alors que cette fonte aggrave le réchau ement. A l’échelle mondiale, les scienti ques s’accordent sur un point : les humains se situent désormais en territoire inconnu, tant le régime climatique actuel est totalement di érent de celui du XXe siècle.

Source: Le Monde