Dans l’archipel des tuamotu conjurer la disparition

 

D’ATOLLS, le plus vaste du monde ? Parmi les anneaux dorés éparpillés sur l’immensité bleue du Pacifique, lequel disparaîtra en premier ? En Polynésie française, dans l’archipel des Tuamotu, 77 îles basses s’étirent sur plus de 1 500 kilomètres. Autour des lagons turquoise, seule la moitié de ces ceintures de terre morcelées en motus (îlots séparés de chenaux) sont peuplées ; 15 000 Océaniens y vivent, à quatre mètres au plus au-dessus des flots. Les dentelles de sable et de corail s’étirent sous leurs légers nuages de coton, ce beau jour d’avril. Le choix se porte sur deux paradis abîmés par l’homme. Deux minuscules morceaux du monde contraints de repenser leur survie face au dérèglement climatique global.

Takaroa, 26 kilomètres carrés, 530 habitants, se situe à mi-chemin entre Tahiti et les Marquises. L’île a vécu une ruée vers la perle au début des années 2000. En dix ans de perliculture industrielle, population, consommation, pollution ont explosé. Les nouveaux millionnaires ont trop produit ; depuis Papeete, le gouvernement a piétiné ses propres quotas. En 2012, le cours de la précieuse bille noire s’est effondré. Au même moment, le lagon s’est asphyxié, devenant vert et trouble. Les gros producteurs venus d’ailleurs ont tourné les talons en jetant leur matériel dans la mer, laissant les habitants désemparés. 
 
Hao, 47 kilomètres carrés, 1 200 habitants, fut la base arrière des essais nucléaires français. De 1964 à 1996, ce furent trois décennies d’abondance factice et de destruction lente de l’environnement. Stade de football, cinémas, écoles, eau et électricité gratuites, bars à prostituées au village. Puis l’abandon. Le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a fermé le 1er juillet 2000. « On vivait tous bien du nucléaire. Certains ont gagné beaucoup d’argent mais n’ont rien investi. Les gens ne se sont pas préparés pour leur futur », résume la tavana (maire) Yseult Butcher. Maintenant, l’eau monte. De 1,5 millimètre à 2 millimètres chaque année sur les atolls bercés par les alizés. Menace insidieuse. Mais les terres plates sont également soumises à des inondations, frappantes en raison des effets cumulés de la dilatation de l’océan et de la houle océanique, toujours plus forte. « Nous sommes vivants, jusqu’à demain »
 
A Hao, en juillet 2022, la mer a franchi le mur du quai du petit port, haut de quatre mètres, et a coulé jusqu’à la mairie. Un énième envahissement, plus brutal que d’autres. En 2021 aussi, l’océan a traversé sans bruit les rues perpendiculaires tranquilles du village. Puis il n’a pas plu pendant sept mois, et c’est l’eau douce qui a manqué. Les citernes noires des maisons, deux fois 7 500 litres par foyer, se sont trouvées vides en dépit de leur parcimonieux usage. Ici, on a toujours compté sur la pluie pour boire. « La mer, on est habitués à la voir monter, chavirer dans le village et repartir. Mais l’eau, c’est ce dont j’ai peur », ajoute la tavana, qui investit dans toujours plus de réserves potables. Les Pa’umotu, habitants des Tuamotu, tendent l’oreille quand la radio annonce des creux supérieurs à cinq mètres. Ils n’ont nul besoin d’alerte pour savoir que les vents du sud, les mara’amu, portent les plus grands dangers. Ou que les éclairs, dont les fourches plongent comme des racines de banian dans l’horizon, annoncent le cyclone. Ils connaissent ces signes depuis mille ans.
 
Quand, en 1768, Louis Antoine de Bougainville met un pied sur Haoroagai – devenue Hao pour la commodité paresseuse des colons européens –, l’explorateur français salue les résidents avec ces mots : « J’admire leur courage, s’ils vivent sans inquiétude sur ces bandes de sable qu’un ouragan peut d’un moment à l’autre ensevelir sous les eaux. » Ils ne vivent pas sans inquiétude. « Il fallait surélever la route, construire des protections. En partant, l’armée ne nous a pas aidés. On a perdu du temps », estime Francine Bustin, une des adjointes à la maire, qui salue joyeusement en tahitien tous ceux qu’elle croise au volant du pick-up municipal. A l’extrémité nord de l’atoll, le vieux brise-lames fissuré protège encore l’aéroport et sa piste de 3,4 kilomètres. Mais côté lagon, la route s’effrite, complètement rongée, dans l’indifférence des poissons-perroquets multicolores qui évoluent près du rivage.
 
Proche du village, la maison de la sœur de Francine Bustin tient, elle aussi. Mais chez Kerina Tetua Ndoumbe, la famille a désormais les pieds dans l’eau. En pleine nuit, en 2009, un ancien mur du CEP est tombé d’un seul coup, englouti par la houle, juste à côté. « Je veux une digue, répète cette femme de 58 ans, mariée à un militaire retraité. Quand la mer arrive, nous sommes dans une passoire. L’eau va d’abord sur la route où on l’a jusqu’aux genoux, puis elle revient ici. Cela donne un peu de temps pour réagir. Trois, quatre fois par an, il faut tout relever dans la maison. » Kerina Tetua Ndoumbe vient de placer un tas de pierres devant sa terrasse pour tenter de retenir le sable. « Tu ne dors pas vraiment bien. Tu te prépares à tailler la route avec juste ta carte d’identité et ton numéro de compte bancaire », confie-t-elle. Magnolia, sa fille trentenaire, éclate d’un interminable rire quand on lui demande où organiser le repli, sur ce ruban de terre large de 140 mètres. « Sur le coup, on s’entraide, on répare. Si on reconstruit un mur, il va tenir un temps. Puis quand la tempête est passée, on se dit qu’on a un an à vivre, dans la joie. »
 
Le bonheur n’est jamais feint, aux Tuamotu. Thon et carangue, komene, ouna, kito, copa bleu, meko, et même anguille des eaux saumâtres… la mer regorge de poissons, qu’on attrape à la main au « parc » de Takaroa, un piège naturel ouvert à chacun selon ses besoins, à un jet de bateau du rivage. Les fruits s’offrent, à portée eux aussi, coco, mangue, uru. On passe le dimanche au lagon, avec du porc laqué et des bières Hinano plein la glacière pour le repas. « Avec 5 000 francs Pacifique [41 euros], tu vis bien pendant une semaine », apprend-on au visiteur. Il ne manque vraiment ici que le riz, la mayonnaise américaine et le café soluble, que le bateau de fret apporte à l’épicerie. Pour le reste, les cocoteraies permettent la survie économique – le gouvernement achète 80 euros le sac de 25 kilogrammes de coprah (la coco séchée) à qui veut bien se donner la peine de travailler. Mais demain ? « Nous sommes vivants, jusqu’à demain. » Face à l’eau turquoise, Francine Tangi, résidente de Hao depuis 1962, entretient un jardin d’Eden, avec les fleurs de sa pépinière à ciel ouvert et une petite cocoteraie. « Imagine ta mère emportée par la vague, il faut te préparer », lance-t-elle à l’adresse de la génération qui vient. En désignant la ligne des motus à l’horizon, elle ajoute : « C’est nous, ça. On ne peut pas nous séparer. » Dans le conte, le roi couronné de corail, Tuhoropuga, ou Tukipaia, immergé à mi-corps, protège le pêcheur effrayé. Francine Tangi raconte aussi l’histoire du garçon né avec quatre yeux, que sa famille voulait tuer et que sa mère a laissé dériver en mer dans un panier. Dans les temps qui ont suivi, des disparitions ont endeuillé le village. L’enfant, lui, a survécu. « Le vent, la pluie, les poissons, les marées, ces éléments étaient sa famille », sourit-elle.
 
Les vieux égrènent de nombreux changements récents du climat. La fraîcheur arrivait fin mai, elle tarde, jusqu’à fin juillet. Les mois d’abondance du poisson, d’octobre à décembre, se décalent. La mer recule plus loin, à marée basse. Le vent change brusquement et trop souvent. Les cocotiers donnent moins. A Takaroa, « on ne peut plus travailler au soleil », s’amuse même celui qu’on appelle « papy Teheu », assis à l’ombre d’un grand arbre devant sa maison de tôles au bord de l’océan, juste devant la déchetterie municipale. A présent, même d’anciens sites sacrés se trouvent menacés de submersion. « Avec le cadastre, j’ai vu que les limites des terrains sont à 10 mètres sous l’eau par rapport aux années 1970 », illustre Tomy Huri, le secrétaire général de la mairie de Takaroa. Sur l’île, l’énorme épave du County of Roxburgh, un quatre-mâts de 2 200 tonnes échoué avec sa cargaison de jute lors du cyclone de 1906, a depuis longtemps passé le platier récifal. La masse d’acier rouillée atteint désormais la forêt qui domine la dune.
 
Le carottage des coraux a montré que la mer se situait 140 mètres plus bas en Polynésie il y a treize mille ans. Des atolls vont sûrement disparaître, affirmait, en 2013, Franck Courchamp, directeur de recherches au CNRS. Il va même jusqu’à prévoir, dans un scénario pessimiste, que 30 % des îles de Polynésie n’existeront plus en 2100. Virginie Duvat, directrice de recherche à l’université de La Rochelle, qui achève une mission inédite sur les traits de côte des outre-mer français, n’est pas de cet avis : « Les îles ne sont pas menacées car pour l’heure les coraux vont bien aux Tuamotu. » Modèles climatiques imprécis.
 
Le carottage des coraux a montré que la mer se situait 140 mètres plus bas en Polynésie il y a treize mille ans. Des atolls vont sûrement disparaître, affirmait, en 2013, Franck Courchamp, directeur de recherches au CNRS. Il va même jusqu’à prévoir, dans un scénario pessimiste, que 30 % des îles de Polynésie n’existeront plus en 2100. Virginie Duvat, directrice de recherche à l’université de La Rochelle, qui achève une mission inédite sur les traits de côte des outre-mer français, n’est pas de cet avis : « Les îles ne sont pas menacées car pour l’heure les coraux vont bien aux Tuamotu. » Modèles climatiques imprécis.
 
Il faudra surtout tenir compte des hommes, et de leur passé. A Hao, les murs sont partout. La culture du béton héritée des militaires s’est fichée dans les têtes. Entre 2009 et 2016, l’armée a dégagé des milliers de tonnes de déchets, démolissant ses bâtiments dont une part, sous forme de gravats, a consolidé des remblais. Il reste 100 000 mètres cubes de terres polluées aux métaux lourds à décontaminer. En étudiant neuf atolls des Tuamotu, l’équipe de Virginie Duvat a établi en 2020 la nocivité de ces « défenses lourdes », bâties face à la mer : « Les activités telles que le remblaiement, l’extraction de sédiments, les murs de protection contribuent à perturber des processus naturels et donc participent de l’augmentation des risques côtiers. » A l’inverse, quand les îles respirent, que la houle dépose des sédiments à chaque passage, leurs motus s’élèvent. Mais comment convaincre Kerina Tetua Ndoumbe qu’une digue précipitera la fin de son univers ?
 
Sur le talus envahi de parpaings qui longe le collège-internat de Hao, de frêles pousses vertes s’abritent du vent derrière des feuilles de cocotier tressées. Dans le cadre d’un projet d’aménagement, l’Office français de la biodiversité a financé la plantation de geogeo, l’arbre indigène, pour protéger le village. « Quand on parle du climat, la priorité consiste à recouvrer une barrière naturelle face à l’océan avec une levée détritique [formée de débris naturels]. Et côté lagon, il faut accepter que la mer passe et reparte », explique Bruno Jouvin, du cabinet d’urbanisme Pae tai pae uta à Tahiti, qui a travaillé pour la commune. Mais les habitants continuent de préférer les aïtos, ces arbres qui ont l’air de conifères arrivés avec l’armée en 1960, appréciés pour couper le vent et fournir de l’ombre. Selon les scientifiques, ils sont une « peste » car ils consomment quatre fois plus d’eau qu’un feuillu classique, et ne retiennent pas le sable avec leurs racines horizontales. « Une énorme sensibilisation est nécessaire. Nous n’avons pas encore totalement convaincu », convient l’aménageur. Les mirages du passé récent, les produits de la mondialisation, la profusion garantie par la France ne seront pas faciles à dissiper, confirme Tony Foster, pêcheur de 74 ans aux cheveux argentés. « Les enfants nés pendant les années du CEP sont des feignants, ironise le grand-père. Il faut vivre de façon autonome maintenant, se mettre dans la tête qu’on peut faire un petit élevage, faire pousser nos propres légumes. » Il vient de se lancer dans la vanille bio, un tout nouveau programme subventionné.
 
Des projets pharaoniques qui avaient émergé au départ de l’armée sont aujourd’hui abandonnés. Pour accueillir une ferme aquacole chinoise géante en 2015, on a élevé encore un mur de béton inutile. Les permis de rejets en mer avaient été promis sans connaissance des produits qui seraient employés. De quoi achever de détruire Hao. « Hamano », « pensez à demain », dit-il. Nestor Tangi vit au bout de la piste de l’aéroport, dans sa maison de tôles dévorée par le sel. Le sexagénaire se souvient du moment où l’armée avait arraché tant de sable à la mer pour bâtir qu’elle avait créé une dune plus haute que le village, « la sablière ». « On pourra continuer à vivre ici à condition de ne pas détruire la nature. Aujourd’hui on est tranquilles. Je dis aux enfants : faites attention à tout ce que vous voyez dans la mer, sur la terre, il faut le préserver. » « Installations arrêtées faute d’entretien » La maire cherche des projets soutenables, l’aquaculture à petite échelle, le carénage des voiliers de tourisme. Mais elle manque cruellement de moyens d’action. A l’échelle de la Polynésie, sur une surface grande comme l’Europe, les défis sont titanesques. 80 % de la population vit sous le régime de la solidarité territoriale avec moins de 600 euros par mois. « Dans les faits, c’est l’Etat qui finance à 95 % les projets climat et les gère malgré la décentralisation, indique le haut-commissaire de la République, Eric Spitz. Dans les Tuamotu, on ne compte plus les installations arrêtées faute d’entretien. » Sur le quai de Hao, l’unique éolienne reste désespérément immobile.
 
Le « pays », le gouvernement autonome de Papeete, a concentré sa politique récente sur la protection des populations, après les cyclones de 1983, 1996 et 2010. Un plan de construction d’abris s’achève. La loi locale impose depuis 2022 que les bâtiments neufs soient construits sur pilotis, comme le faisaient systématiquement les Polynésiens jusqu’aux années 1960. Avec leurs toits caractéristiques de tôle verte, des lotissements sur pilotis de l’Office polynésien de l’habitat éclosent sur les atolls. Seules 5 % à 7 % des habitations sont aux normes.
 
 
Un tout premier « plan climat » doit être adopté prochainement. Tout reste à faire pour l’assainissement, l’autonomie énergétique et alimentaire, la gestion des déchets que chacun continue d’enfouir chez soi au risque de polluer l’eau douce. Dans leurs îles, les Pa’umotu attendent que les pollueurs soient les payeurs. « Ceux qui ont produit le réchauffement avec leurs projets à grande échelle se sont lancés sans nous demander notre avis, remarque avec une ironie amère Francine Tangi, dans son jardin de Hao. Et nous, qui nous sentons impuissants dans nos îles, devrions-nous recommencer de zéro, participer à régler leurs bêtises ? Non, à eux de trouver des solutions, à grande échelle. » [object Object] La « dalle Vautour » de l’époque des essais nucléaires du Pacifique, à proximité de l’aérodrome, à Hao, le 22 mai 2023. VAIKEHU SHAN/HANS LUCAS POUR « LE MONDE » Localement, on bute sur un problème à ce jour insoluble : les terres, en indivision depuis deux siècles, sont devenues intouchables à mesure que les familles croissaient. « Les aléas avaient conditionné dans le passé la position des villages à l’abri des fortes houles du sud ou des vents cycloniques de nord-est, mais avec les problèmes d’indivision, les populations se retrouvent à vivre en zones inondables », souligne Victoire Laurent de Météo-France. Faute de terrains, à Hao, c’est sur la « dalle Vautour », du nom des avions militaires qui prélevaient les poussières radioactives dans l’atmosphère après les essais atomiques, que la mairie va installer en 2024 une ferme photovoltaïque de 11 000 mètres carrés.
 
Oter la vieille couche de béton ferait courir le risque de libérer le plutonium accumulé dans le sol. Le projet permettra d’arrêter les groupes électrogènes quinze heures par jour, selon l’entreprise Engie, qui gère l’électricité de l’atoll. A Takaroa, en avril, on a manqué de s’entretuer dans la principale cocoteraie de l’île. Ce n’est pas l’extension de la trop courte piste d’atterrissage qui divise, avec l’extraction de 10 000 mètres cubes de roches et les 67 000 mètres cubes de terrassement prévus, mais le devenir des déchets. Quand le tavana Panaho Temahaga a creusé une tranchée de 50 mètres sur 15 mètres pour y enfouir des saletés sans prévenir quiconque, sur le terrain qu’il exploite à son compte, des propriétaires ont surgi pour affirmer leurs droits. Il s’ensuivit une bagarre générale. « J’ai pensé bien faire », balaie M. Temahaga. Dans l’atoll de Takaroa, habitations et perliculture menacés par le réchauffement climatique AGRANDIR L’INFOGRAPHIE Après avoir estimé à 3 700 tonnes les résidus plastiques des élevages de perles du lagon, un rapport, réalisé pour la direction des ressources marines de Polynésie, notait en 2015 : « Il n’existe aucun dispositif de récupération, de conditionnement sur place et de réexpédition des déchets à Tahiti, pour traitement. Tant que les habitants n’auront pas les moyens d’avoir le geste juste avec leurs déchets, qu’ils soient perlicoles ou ménagers, il sera difficile de faire changer les mentalités. » A ce jour, 5 % de la pollution marine de Takaroa a été enlevée. Et les alternatives au plastique, pour l’élevage des nacres, émergent à peine dans les laboratoires de recherche de l’université à Tahiti. [object Object] Un greffeur de nacres dans la ferme perlicole de Georges Temanaha, sur le lagon de Takaroa, le 26 avril 2023. NATHALIE GUIBERT/« LE MONDE » Un seul greffeur de nacres, concentré, travaille avec ses pinces ce matin-là dans le petit atelier carrelé de blanc, au service de Georges Temanaha, le jeune perliculteur. Lui vient de se lancer, confiant : « Ce sont toujours les gros qui s’enrichissent.
 
Maintenant, à nous, habitants de Takaroa, d’imposer des quotas. On apprend les activités durables. » Il ajoute que sur Kaukura, une île du sud des Tuamotu, « quand le pays a donné 100 hectares aux Chinois, la population a protesté et les a chassés. Elle est devenue un exemple pour nous. » Son voisin Taumata Temanaha produit 80 000 nacres par an et se réjouit de voir revenir anémones et algues rouges, un signe de meilleure santé du lagon, selon lui. « Parfois, il faut une épreuve pour que les gens prennent conscience des choses », constate-t-il. « Fatalisme teinté de bondieuserie » Mais si Takaroa va vivre, selon Taumata, « c’est parce qu’elle est une île bénie peuplée de chrétiens qui ont foi en l’avenir ». Quatre Eglises se partagent la petite communauté, mormone aux deux tiers de ses ouailles, à l’instar du maire. L’élu local a bien des projets – un centre d’enfouissement des déchets en bonne et due forme, un pont sur le principal chenal pour l’évacuation du village. Toutefois, il affirme : « Dans quinze à vingt ans, l’île aura disparu. Cela ne sert à rien d’aller contre ça. On ne peut pas savoir le plan de Dieu. » L’évêque mormon Rautiare Orbeck, qui est aussi le boulanger de l’île, assure qu’en 2005 les prières ont éloigné une forte dépression tropicale qui menaçait les Marquises. « La disparition arrivera, déclare-t-il lui aussi en cessant quelques minutes de peindre son canoë de course au bord du lagon. Les Ecritures le disent et l’homme accélère les choses.
 
Les croyants sont mieux préparés que les autres. » De tels propos font bouillir Titaua Peu, dont les romans anticoloniaux dissèquent la violence sociale. « C’est contre ce fatalisme teinté de bondieuserie que j’écris. Non, nous ne sommes pas le pays résilient, le pays heureux », s’insurge l’autrice de Mutismes et de Pina (Au vent des îles, 2003 et 2016). L’histoire de son prochain livre prendra place dans vingt ans. Dans une Polynésie indépendante, il y sera question de catastrophe climatique et de théocrates devenus trop puissants. Titaua Peu vient de rejoindre le projet d’un lieu de mémoire des essais nucléaires français. « Le choc de l’ère nucléaire, c’est d’abord l’exode des îles, le déracinement de milliers de personnes entassées dans les bidonvilles de Tahiti. L’urgence est sociale. Le moment est venu de traverser cette histoire à fond. » [object Object] Au bord du lagon bleu de Takaroa, au nord de l’île, le 28 avril 2023. La mer a avancé et une partie de la cocoteraie se dégrade. NATHALIE GUIBERT/« LE MONDE » Les Tuamotu continuent de perdre des habitants en raison de l’attrait de la ville, plus que de la menace climatique. Dans le huis clos des atolls, le quotidien peut peser lourd. Takaroa, l’île sublime, compte des jeunes adultes pendus aux branches des arbres, des viols intrafamiliaux, des chiens maltraités qu’on a lestés d’un parpaing dans le port. Ici, on surélève ses murs pour écarter le voisin, alors qu’il faudrait continuer de laisser entrer le vent dans la maison pour en rafraîchir les pièces. « Regarder les pratiques des anciens » Titaua Peu n’est pas seule à penser que leurs racines, plus sûrement que le Dieu des missionnaires européens, permettront aux Pa’umotu de survivre. « Les solutions d’adaptation vont être prises dans le passé. Nous allons devoir regarder les pratiques des anciens », souligne la météorologue tahitienne Victoire Laurent. L’écologiste Jacky Bryant en est convaincu.
 
Ces dernières années « personne n’a pris le problème climatique à bras-le-corps », accuse celui qui n’a récolté que 2 300 voix (1,9 %) aux élections territoriales d’avril. « Nous devons regarder les toponymes donnés par ce peuple de l’océan que sont les Polynésiens aux passes, au corail, aux terres, car ils ont du sens. Si on identifie ces noms, on sait où la terre est vivable, où le risque est moindre », explique-t-il. A Taha’a, proche de la célèbre Bora-Bora, le terrain sur lequel cinq villageois ont disparu lors d’un cyclone en 1998 se nomme one-tere, « one » voulant dire « sable », « tere » signifiant « voyager, se déplacer ». L’île de Tubuai, dans les Australes, porte un sommet haut de 422 mètres nommé tai-taa, « mer-menton » : « Cela veut dire que des réfugiés ont eu un jour en ce lieu de l’eau jusqu’au menton. » Ailleurs, on a construit un collège sur un terrain nommé matagi-kino : « vent mauvais ». Toutes ces connaissances sont vérifiées par les mesures scientifiques, souligne Frédéric Torrente, anthropologue. « Je me bats pour que les projets d’aménagement comportent au préalable une étude toponymique. La direction de l’urbanisme lance un programme sur trois ans », se réjouit-il. Avant d’être regroupées autour de l’église par les missionnaires coloniaux, les Pa’umotu vivaient sur tout le pourtour des atolls. Ils savaient que tout motu supérieur à un hectare comportait une lentille d’eau douce souterraine. L’eau alimentait de grandes fosses à culture ombragées de Pisonia grandis et fertilisées par les oiseaux marins. Elles étaient capables de survivre aux cyclones. « Les anciens étaient aussi excellents pêcheurs qu’horticulteurs, précise Frédéric Torrente.
 
Cette connaissance s’est perdue avec la catastrophe de la monoculture du cocotier. » « Ici, personne ne veut quitter son île » Que son île disparaisse, nul ne le formule. Mais beaucoup y pensent. Il faudra, demain, peut-être, partir pour de bon. « L’Etat et le pays doivent préparer un endroit où évacuer la population, estime Bernard Chong, responsable adjoint de l’atelier municipal de Hao. Tant bien que mal on consolide, on essaie de ne pas penser à ce qu’on va devenir. Mais je dis à mes enfants qu’ils doivent envisager leur vie ailleurs. » Le pays a songé en 2015 accueillir ses réfugiés éventuels aux Marquises, sur l’île de Nuku Hiva. Virginie Duvat a étudié le déménagement des habitants de Rangiroa, chef-lieu des Tuamotu, au sein même de leur atoll, depuis les motus du nord, urbanisés, vers ceux du sud et de l’ouest, plus hauts. « Une ONG libertarienne américaine avait même tenté de vendre au gouvernement polynésien un prototype d’île flottante artificielle », rappelle l’urbaniste de l’Institut Paris Région, Laurent Perrin, qui a collaboré en 2017 au schéma d’aménagement général de l’espace polynésien, mort-né. Aucun dispositif légal foncier n’existe pour prévoir de telles relocalisations.
 
 
Sous l’auvent de sa vaste maison bleue à étages, l’ancienne maire de Takaroa, Teapehu Teahe, va plus loin : « Si l’on veut garder notre identité, notre histoire, la mémoire des anciens, il faudra négocier, transférer nos communes ailleurs avec leur drapeau. La “vallée Takaroa” aux Marquises, par exemple. Sinon, nous serons réduits à une légende. » Mais les élus ne parlent plus de cela à l’Assemblée de la Polynésie française. Et, ajoute-t-elle, « ici, personne ne veut quitter son île ». Le Polynésien porte le nom de sa terre. « Cet attachement est l’essence de tout », abonde l’éditeur Christian Robert, dont la maison, Au vent des îles, publie nombre d’auteurs du Pacifique. La tradition qui consiste à enterrer le placenta de chaque nouvel enfant le prouve, rappelle-t-il : « Déplacer les gens veut dire les couper au sens chirurgical, les transformer en objets flottants comme le fruit hotu painu », un nom qui désigne aussi l’étranger, en tahitien. Sur Hao, Kerina Tetua Ndoumbe et sa fille ont déjà répondu qu’elles ne bougeraient pas de leur maison rongée par la mer. Par Nathalie Guibert (Takaroa, Hao (Polynésie française), envoyée spéciale).