Un tout premier « plan climat » doit être adopté prochainement. Tout reste à faire pour l’assainissement, l’autonomie énergétique et alimentaire, la gestion des déchets que chacun continue d’enfouir chez soi au risque de polluer l’eau douce. Dans leurs îles, les Pa’umotu attendent que les pollueurs soient les payeurs. « Ceux qui ont produit le réchauffement avec leurs projets à grande échelle se sont lancés sans nous demander notre avis, remarque avec une ironie amère Francine Tangi, dans son jardin de Hao. Et nous, qui nous sentons impuissants dans nos îles, devrions-nous recommencer de zéro, participer à régler leurs bêtises ? Non, à eux de trouver des solutions, à grande échelle. » [object Object] La « dalle Vautour » de l’époque des essais nucléaires du Pacifique, à proximité de l’aérodrome, à Hao, le 22 mai 2023. VAIKEHU SHAN/HANS LUCAS POUR « LE MONDE » Localement, on bute sur un problème à ce jour insoluble : les terres, en indivision depuis deux siècles, sont devenues intouchables à mesure que les familles croissaient. « Les aléas avaient conditionné dans le passé la position des villages à l’abri des fortes houles du sud ou des vents cycloniques de nord-est, mais avec les problèmes d’indivision, les populations se retrouvent à vivre en zones inondables », souligne Victoire Laurent de Météo-France. Faute de terrains, à Hao, c’est sur la « dalle Vautour », du nom des avions militaires qui prélevaient les poussières radioactives dans l’atmosphère après les essais atomiques, que la mairie va installer en 2024 une ferme photovoltaïque de 11 000 mètres carrés.
Oter la vieille couche de béton ferait courir le risque de libérer le plutonium accumulé dans le sol. Le projet permettra d’arrêter les groupes électrogènes quinze heures par jour, selon l’entreprise Engie, qui gère l’électricité de l’atoll. A Takaroa, en avril, on a manqué de s’entretuer dans la principale cocoteraie de l’île. Ce n’est pas l’extension de la trop courte piste d’atterrissage qui divise, avec l’extraction de 10 000 mètres cubes de roches et les 67 000 mètres cubes de terrassement prévus, mais le devenir des déchets. Quand le tavana Panaho Temahaga a creusé une tranchée de 50 mètres sur 15 mètres pour y enfouir des saletés sans prévenir quiconque, sur le terrain qu’il exploite à son compte, des propriétaires ont surgi pour affirmer leurs droits. Il s’ensuivit une bagarre générale. « J’ai pensé bien faire », balaie M. Temahaga. Dans l’atoll de Takaroa, habitations et perliculture menacés par le réchauffement climatique AGRANDIR L’INFOGRAPHIE Après avoir estimé à 3 700 tonnes les résidus plastiques des élevages de perles du lagon, un rapport, réalisé pour la direction des ressources marines de Polynésie, notait en 2015 : « Il n’existe aucun dispositif de récupération, de conditionnement sur place et de réexpédition des déchets à Tahiti, pour traitement. Tant que les habitants n’auront pas les moyens d’avoir le geste juste avec leurs déchets, qu’ils soient perlicoles ou ménagers, il sera difficile de faire changer les mentalités. » A ce jour, 5 % de la pollution marine de Takaroa a été enlevée. Et les alternatives au plastique, pour l’élevage des nacres, émergent à peine dans les laboratoires de recherche de l’université à Tahiti. [object Object] Un greffeur de nacres dans la ferme perlicole de Georges Temanaha, sur le lagon de Takaroa, le 26 avril 2023. NATHALIE GUIBERT/« LE MONDE » Un seul greffeur de nacres, concentré, travaille avec ses pinces ce matin-là dans le petit atelier carrelé de blanc, au service de Georges Temanaha, le jeune perliculteur. Lui vient de se lancer, confiant : « Ce sont toujours les gros qui s’enrichissent.
Maintenant, à nous, habitants de Takaroa, d’imposer des quotas. On apprend les activités durables. » Il ajoute que sur Kaukura, une île du sud des Tuamotu, « quand le pays a donné 100 hectares aux Chinois, la population a protesté et les a chassés. Elle est devenue un exemple pour nous. » Son voisin Taumata Temanaha produit 80 000 nacres par an et se réjouit de voir revenir anémones et algues rouges, un signe de meilleure santé du lagon, selon lui. « Parfois, il faut une épreuve pour que les gens prennent conscience des choses », constate-t-il. « Fatalisme teinté de bondieuserie » Mais si Takaroa va vivre, selon Taumata, « c’est parce qu’elle est une île bénie peuplée de chrétiens qui ont foi en l’avenir ». Quatre Eglises se partagent la petite communauté, mormone aux deux tiers de ses ouailles, à l’instar du maire. L’élu local a bien des projets – un centre d’enfouissement des déchets en bonne et due forme, un pont sur le principal chenal pour l’évacuation du village. Toutefois, il affirme : « Dans quinze à vingt ans, l’île aura disparu. Cela ne sert à rien d’aller contre ça. On ne peut pas savoir le plan de Dieu. » L’évêque mormon Rautiare Orbeck, qui est aussi le boulanger de l’île, assure qu’en 2005 les prières ont éloigné une forte dépression tropicale qui menaçait les Marquises. « La disparition arrivera, déclare-t-il lui aussi en cessant quelques minutes de peindre son canoë de course au bord du lagon. Les Ecritures le disent et l’homme accélère les choses.
Les croyants sont mieux préparés que les autres. » De tels propos font bouillir Titaua Peu, dont les romans anticoloniaux dissèquent la violence sociale. « C’est contre ce fatalisme teinté de bondieuserie que j’écris. Non, nous ne sommes pas le pays résilient, le pays heureux », s’insurge l’autrice de Mutismes et de Pina (Au vent des îles, 2003 et 2016). L’histoire de son prochain livre prendra place dans vingt ans. Dans une Polynésie indépendante, il y sera question de catastrophe climatique et de théocrates devenus trop puissants. Titaua Peu vient de rejoindre le projet d’un lieu de mémoire des essais nucléaires français. « Le choc de l’ère nucléaire, c’est d’abord l’exode des îles, le déracinement de milliers de personnes entassées dans les bidonvilles de Tahiti. L’urgence est sociale. Le moment est venu de traverser cette histoire à fond. » [object Object] Au bord du lagon bleu de Takaroa, au nord de l’île, le 28 avril 2023. La mer a avancé et une partie de la cocoteraie se dégrade. NATHALIE GUIBERT/« LE MONDE » Les Tuamotu continuent de perdre des habitants en raison de l’attrait de la ville, plus que de la menace climatique. Dans le huis clos des atolls, le quotidien peut peser lourd. Takaroa, l’île sublime, compte des jeunes adultes pendus aux branches des arbres, des viols intrafamiliaux, des chiens maltraités qu’on a lestés d’un parpaing dans le port. Ici, on surélève ses murs pour écarter le voisin, alors qu’il faudrait continuer de laisser entrer le vent dans la maison pour en rafraîchir les pièces. « Regarder les pratiques des anciens » Titaua Peu n’est pas seule à penser que leurs racines, plus sûrement que le Dieu des missionnaires européens, permettront aux Pa’umotu de survivre. « Les solutions d’adaptation vont être prises dans le passé. Nous allons devoir regarder les pratiques des anciens », souligne la météorologue tahitienne Victoire Laurent. L’écologiste Jacky Bryant en est convaincu.
Ces dernières années « personne n’a pris le problème climatique à bras-le-corps », accuse celui qui n’a récolté que 2 300 voix (1,9 %) aux élections territoriales d’avril. « Nous devons regarder les toponymes donnés par ce peuple de l’océan que sont les Polynésiens aux passes, au corail, aux terres, car ils ont du sens. Si on identifie ces noms, on sait où la terre est vivable, où le risque est moindre », explique-t-il. A Taha’a, proche de la célèbre Bora-Bora, le terrain sur lequel cinq villageois ont disparu lors d’un cyclone en 1998 se nomme one-tere, « one » voulant dire « sable », « tere » signifiant « voyager, se déplacer ». L’île de Tubuai, dans les Australes, porte un sommet haut de 422 mètres nommé tai-taa, « mer-menton » : « Cela veut dire que des réfugiés ont eu un jour en ce lieu de l’eau jusqu’au menton. » Ailleurs, on a construit un collège sur un terrain nommé matagi-kino : « vent mauvais ». Toutes ces connaissances sont vérifiées par les mesures scientifiques, souligne Frédéric Torrente, anthropologue. « Je me bats pour que les projets d’aménagement comportent au préalable une étude toponymique. La direction de l’urbanisme lance un programme sur trois ans », se réjouit-il. Avant d’être regroupées autour de l’église par les missionnaires coloniaux, les Pa’umotu vivaient sur tout le pourtour des atolls. Ils savaient que tout motu supérieur à un hectare comportait une lentille d’eau douce souterraine. L’eau alimentait de grandes fosses à culture ombragées de Pisonia grandis et fertilisées par les oiseaux marins. Elles étaient capables de survivre aux cyclones. « Les anciens étaient aussi excellents pêcheurs qu’horticulteurs, précise Frédéric Torrente.
Cette connaissance s’est perdue avec la catastrophe de la monoculture du cocotier. » « Ici, personne ne veut quitter son île » Que son île disparaisse, nul ne le formule. Mais beaucoup y pensent. Il faudra, demain, peut-être, partir pour de bon. « L’Etat et le pays doivent préparer un endroit où évacuer la population, estime Bernard Chong, responsable adjoint de l’atelier municipal de Hao. Tant bien que mal on consolide, on essaie de ne pas penser à ce qu’on va devenir. Mais je dis à mes enfants qu’ils doivent envisager leur vie ailleurs. » Le pays a songé en 2015 accueillir ses réfugiés éventuels aux Marquises, sur l’île de Nuku Hiva. Virginie Duvat a étudié le déménagement des habitants de Rangiroa, chef-lieu des Tuamotu, au sein même de leur atoll, depuis les motus du nord, urbanisés, vers ceux du sud et de l’ouest, plus hauts. « Une ONG libertarienne américaine avait même tenté de vendre au gouvernement polynésien un prototype d’île flottante artificielle », rappelle l’urbaniste de l’Institut Paris Région, Laurent Perrin, qui a collaboré en 2017 au schéma d’aménagement général de l’espace polynésien, mort-né. Aucun dispositif légal foncier n’existe pour prévoir de telles relocalisations.