Dans l’affaire des câbles sous-marins endommagés en mer Baltique, l’étau se resserre autour du bateau chinois « Yi-Peng 3 »

 

Plusieurs jours après les avaries successives de deux câbles de télécommunication sous-marins en mer Baltique, qui ont réveillé les craintes de guerre hybride, un bateau de commerce chinois fait figure, selon les données analysées par Le Monde, de principal suspect dans ce possible sabotage inédit.

Depuis mardi 19 novembre en fin de journée, alors qu’il se dirigeait vers la sortie de la mer Baltique, le Yi-Peng 3, un vraquier de 225 mètres de long, est immobilisé au milieu du détroit du Cattégat, entre les côtes danoises et suédoises. Sous la bonne garde d’une frégate de la marine danoise : longtemps muettes, les forces armées du royaume ont fini par reconnaître, mercredi, leur présence aux côtés du navire chinois. Contrairement à ce que de nombreuses informations en ligne laissaient croire, le Danemark n’avait pas arraisonné le navire, jeudi en milieu de matinée.

Le vraquier chinois « Yi-Peng 3 » (en arrière-plan) au mouillage, sous la surveillance d’un navire de la marine danoise, au milieu du détroit du Cattégat (Danemark), le 20 novembre 2024. MIKKEL BERG PEDERSEN / VIA REUTERS
Le ministre de la défense danois restait très prudent, mercredi en fin de journée : « Nous ne connaissons pas encore l’ampleur de l’incident, ni s’il s’agit d’un sabotage », a déclaré Troels Lund Poulsen. Même précaution côté suédois, alors que les investigations semblent à la main de Stockholm, les deux points de rupture des câbles se trouvant dans sa zone économique exclusive. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois, Lin Jian, a pour sa part affirmé que la Chine avait « toujours rempli pleinement ses obligations en tant qu’Etat du pavillon », ajoutant exiger « des navires chinois qu’ils respectent scrupuleusement les lois et les réglementations en vigueur ».

Une enquête de police confiée à l’unité de lutte contre le crime international et organisé, avec l’assistance des garde-côtes et de la marine suédoise, a été rapidement ouverte. « La police et le parquet s’intéressent à un navire qui a été vu sur les lieux en question. Le bateau n’est pas dans les eaux suédoises actuellement », selon un communiqué de la police. D’après des sources de la télévision publique suédoise, l’enquête se concentre particulièrement sur le Yi-Peng 3. Pour le comprendre, il faut remonter quelques jours en arrière.

Un navire à la trajectoire très suspecte

C’est de Russie qu’est parti ce vraquier. Sa balise AIS, le système informatique qui lui permet d’être visible par les autres bateaux, pointe dans le port d’Oust-Louga, à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg, le 10 novembre. Sur une photo satellite prise ce jour-là à 13 h 37 (heure française), il est amarré au vaste port pétrolier et méthanier. Les dimensions du navire et les heures d’émission de sa balise ont permis au Monde de l’identifier. Nous sommes alors une semaine avant la rupture des câbles en mer Baltique.


Le vraquier « Yi-Peng 3 » à quai en Russie, le 10 novembre 2024.  LE MONDE AVEC PLANET LABS
Selon le registre du port et ses données AIS, le Yi-Peng 3 quitte la zone d’Oust-Louga vendredi 15 novembre peu avant 13 heures (heure française). « Il n’y avait absolument rien d’inhabituel au sujet du bateau », a déclaré au Guardian le pilote russe qui l’a manœuvré à la sortie du port, décrivant un navire « standard » et précisant que l’équipage était composé de ressortissants chinois. Le vraquier a pris ensuite la direction du large, vers l’ouest puis le sud.

Dimanche, aux alentours de 9 heures du matin (heure française), l’entreprise Telia, responsable du câble BSC, un filin de fibre optique qui relie la Lituanie à l’île suédoise de Gotland, détecte une coupure. Dix-huit heures plus tard, lundi en tout début de matinée, c’est au tour de Cilia, l’entreprise gestionnaire de C-LION1, un câble courant au fond de la Baltique dans un axe nord-sud entre la Finlande et l’Allemagne, de repérer une grave anomalie. Selon les données consultées par Le Monde, le Yi-Peng 3 se trouvait précisément au-dessus des deux câbles lorsque ces derniers ont dysfonctionné.

Il est possible d’identifier précisément le point de rupture du câble BSC : là où s’est immobilisé, jeudi à la mi-journée et depuis plusieurs heures, le Belos, un navire militaire suédois dépêché pour contribuer à l’enquête. Equipé de robots sous-marins, il doit notamment capter des vidéos du câble endommagé. Or les données AIS nous permettent de confirmer que le Yi-Peng 3 est justement passé au-dessus de ce point, dimanche matin entre 8 h 36 et 55 secondes et 9 h 15 et 54 secondes (heure française). C’est dans cet intervalle que le câble a cessé de fonctionner. De légères perturbations du réseau Internet causées par l’avarie du câble ont été détectées peu avant 9 heures. On peut déduire de la vitesse du navire qu’il est passé à l’aplomb du point inspecté par la marine suédoise à 8 h 51.

 

Zone de section du câble BCS


Rebelote quelques centaines de kilomètres plus loin. Selon l’autorité finlandaise des télécommunications, les données ont cessé de transiter le long du câble C-LION1 entre 3 heures 04 minutes et 22 secondes et 3 heures 04 et 33 secondes (heure française). Comme pour le premier câble, il est possible d’identifier le point précis de la rupture : il s’agit de la zone de quelques dizaines de mètres où le Belos a manœuvré, de mardi soir à mercredi dans l’après-midi.

 

Zone de section du câble C-Lion 1


Là encore, les coordonnées GPS issues des données AIS du vraquier chinois le placent exactement à la verticale de ce point entre 3 h 02 et 44 secondes et 3 h 05 et 15 secondes, intervalle pendant lequel le câble a été endommagé. En se basant sur sa vitesse, il est même possible d’estimer qu’il s’y trouvait moins d’une minute avant l’avarie du câble.

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Le Yi-Peng 3 poursuit ensuite sa route. Il s’immobilise pendant un peu plus d’une heure en milieu de matinée et pour une raison inconnue au large de Karlskrona, à l’extrême sud de la Suède. Le lendemain, toujours en chemin vers la mer du Nord, il franchit le Grand Belt, le détroit qui sépare les deux parties du Danemark. L’instant est capturé par Yörük Isik, un analyste turc spécialiste du trafic maritime. Les clichés, authentifiés par Le Monde, montrent le vraquier chinois passant sous le pont aux alentours de midi.


 
Il est talonné par le HDMS Hvidbjornen, une frégate de la marine danoise qui suit sa trace. Plusieurs bateaux militaires se relaient ensuite à ses abords. En fin d’après-midi, il s’immobilise dans les eaux du Cattégat, à mi-chemin entre la Suède et le Danemark.

La suite des opérations est incertaine, car le navire n’est pas arrêté dans les eaux territoriales danoises. Il est donc impossible de l’arraisonner, a expliqué à la télévision danoise Kristina Siig, professeur de droit maritime à l’université du Danemark du Sud : « Si nous voulons quand même le faire, nous avons besoin de l’autorisation du pays du pavillon, qui est dans ce cas la Chine. Si la Chine refuse et que nous le faisons quand même, nous risquons de devoir nous expliquer devant la Cour de justice maritime, car le navire est en principe considéré comme un petit morceau de la Chine. » Les autorités se trouvent désormais face à une situation délicate.
Thomas Eydoux, Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale), Liselotte Mas et Martin Untersinger.

Source: Le Monde