Contre la pollution des océans, «aucun acte vertueux n’est vain»

 
L’une plonge, l’autre navigue. Tous les deux partagent la même passion pour la grande bleue. Pour «Libé», l’apnéiste Julie Gautier et le navigateur Marc Thiercelin font le point sur les pollutions dont ils ont été témoins et sur leurs engagements.

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Julie Gautier, 44 ans, et Marc Thiercelin, 63 ans, connaissent bien les mers et les océans. Fins observateurs des fonds marins, des courants et des vents, ils entretiennent une proximité quasi quotidienne avec les éléments, ces forces naturelles qui agitent la terre, la mer et l’atmosphère. La première est championne d’apnée, danseuse et réalisatrice de nombreux courts métrages sous-marins. Le second est navigateur et skipper aux cinq tours du monde en solitaire, dont quatre Vendée Globe. Deux disciplines, deux générations, deux visions aussi sur et dans l’eau. Mais un constat unanime sur les pollutions, à l’heure où les négociations pour un traité international contre le plastique patinent. Combat qu’ils n’estiment pas vain.

Julie Gautier, vous pratiquez l’apnée depuis vos 11 ans. Marc Thiercelin, vous sillonnez les océans depuis que vous en avez 10. C’est de cette façon qu’on noue une relation intime avec la grande bleue ?

M.T. : Quand j’ai grandi, vers 17 ans, j’ai tout laissé en plan et je suis parti en Bretagne pour faire ma vie avec la mer. J’ai décidé qu’elle serait mon horizon. J’ai vécu aussi à La Rochelle, à Marseille, et aujourd’hui je suis installé à Toulon. Très longtemps, je ne me suis pas senti bien à terre. Je conservais constamment sur moi une carte postale de la grande bleue. Je la regardais, ça me rassurait. Lors de mon premier Vendée Globe, en 1996, je n’ai vu ni être humain ni terres pendant 113 jours et nuits d’affilée. Il m’est même arrivé de passer dix mois par an sur l’eau. Certes, ce n’est pas la même dimension que d’être dedans, comme Julie. D’ailleurs, peu de marins aiment ça, car généralement c’est mauvais signe. Mais les mers nous fascinent tous. J’y ai vu toutes les nuances de rouge, de vert, de bleu et de blanc. On vit en osmose avec les animaux marins. Je me souviens de cette baleine de près de 25 mètres de long qui s’est collée à mon bateau à l’entrée des 50e hurlants, [le nom donné par les marins aux latitudes situées entre les 20e et 60e parallèles, en raison des vents forts, ndlr], entre l’Afrique du Sud et l’Antarctique.

J.G. : Il y a quelque chose de sensoriel, de sensuel même, lorsqu’on s’immerge dans le milieu marin. Je suis née à La Réunion, j’ai été conçue dans l’océan, et je porte un masque de plongée depuis ma plus tendre enfance. Contrairement à Marc, je n’aime pas être sur l’eau, je n’aime pas non plus m’éloigner de la côte, et j’ai besoin de voir le fond de là où je plonge. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté les compétitions d’apnée. C’est une forme de méditation, un regard intérieur et pas extérieur sur ce qu’il se passe dans les océans. Cela dit, je n’ai pas un besoin vital d’être dans l’eau, ni de la voir. C’est comme ma mère, je sais qu’elle est là, mais je n’ai pas besoin d’être avec elle tous les jours !

Comment vous qualifiez-vous ? D’observateur et observatrice des milieux marins ?

J.G. : J’aime bien dire que je suis une conteuse d’histoires qui se passent entièrement sous l’eau. Ainsi qu’une chasseuse-cueilleuse, non pas des forêts, mais de la mer. Je vais rarement dans l’océan pour profiter. L’eau m’impose la lenteur, la patience. Immergée, on ne peut pas courir, aller vite. C’est aussi un univers qui me permet de retrouver un peu de calme et de sérénité, bien qu’il soit tout sauf silencieux !

 

M.T. : J’ai soixante ans de compagnonnage avec l’océan. Je suis un marin, pas seulement sous le prisme de la compétition. La mer apprend à être observateur, une faculté que les terriens urbains ont perdue. Dans mon cas, elle est aussi un remède à mes allergies, à mon asthme, qui disparaissent à son contact. Je ne suis pas la même personne.

 

Vous êtes les premiers témoins des pollutions. Avez-vous noté des changements ces dernières années ?

J.G. : Je voyage beaucoup, parfois dans des coins très reculés de la planète et je n’arrive plus à voir une eau pure. Il y a toujours eu des zones avec de gros amoncellement de déchets plastiques. Mais les microplastiques, c’est ce qu’il y a de plus effrayant. On peut nettoyer une plage jonchée de déchets, mais comment nettoyer la mer de plastiques qui ont la taille et la densité du plancton ? Il faut absolument, au-delà de consommer moins ou de recycler le plastique, arrêter de le produire.

M.T. : Je suis de ceux qui ont connu les grandes marées noires de la Bretagne à la Normandie. Je n’ai quasiment rien observé dans les océans du Sud – mis à part des troncs d’arbres, des baleines et de la glace. En revanche, j’ai été témoin d’un certain nombre de pollutions sur les principales routes maritimes de l’Atlantique et du Pacifique Nord : conteneurs, pneus… Le pire, c’est sur les littoraux, en Indonésie, ou en Inde. On l’oublie, mais les pollutions proviennent de la terre ! Il faut faire en sorte que les plastiques aient plusieurs vies.

Julie Gautier, vous avez réalisé plusieurs courts-métrages sur les océans, et même un clip pour la chanteuse Beyoncé. Marc, vous êtes allé à la rencontre des peuples des mers et en avez tiré un ouvrage ainsi qu’une série documentaire pour Arte. Ecrire, raconter des histoires, faire du beau pour développer une curiosité et sensibiliser, ça fonctionne ?

M.T. : Je l’ai fait pour montrer qu’il existe d’autres formes de vie avec la mer. Plus sobres, plus respectueuses de la nature. Malheureusement, bien souvent, les gens visionnent les documentaires de manière désabusée. Ils se disent : «Tiens, on va partir en vacances là-bas !» Le fameux syndrome Instagram.

J.G. : Je sais faire de belles images. Elles attirent l’attention, touchent une frange de la population sensible à l’art. Problème : après la sortie de One Breath Around the World (en 2019) – tourné dans la cité sous-marine japonaise de Yonaguni – tout le monde voulait aller nager avec les cachalots ! Je me suis posée beaucoup de questions. Bakelite – du nom de l’ancêtre du plastique – est mon premier film véritablement engagé, bien que je ne me considère pas comme une écologiste ou une activiste. En vérité, ce court-métrage ne servirait à rien s’il n’était pas réutilisé dans le cadre de la campagne #SickOfPlastic du mouvement de mobilisation citoyenne On Est Prêt, qui propose, lui, des solutions concrètes pour que les attentions ne s’évanouissent pas.

Ne plus «suggérer», donner des armes concrètes pour agir contre les pollutions marines, c’est la clé ?

J.G. : Chaque projet contemplatif doit être associé à une solution. Il y en a déjà mille ! Il n’y a plus rien à inventer.

M.T. : L’écologie doit être quelque chose d’intéressant et de festif, surtout pas de punitif. Si on arrive à communiquer de façon à «embarquer» et non à «stigmatiser», les gens s’engageront volontairement.

Pensez-vous qu’on puisse encore sauver nos océans ? Rien n’est vain ?

M.T. : On a de belles décennies devant nous. Différentes, mais belles. Toutes nos activités sur terre polluent, on doit faire de notre mieux pour les combattre avec tout un tas d’armes. Je crois dans le progrès : recycler des bagnoles, des bateaux et des vélos, multiplier les cargos à voile… La société sera transformée en 2040-2050. On en aura fini avec la mondialisation sauvage.

J.G. : Aucun acte vertueux n’est vain. Il faut prendre conscience que la seule chose sur laquelle on peut agir, c’est soi et son environnement proche. Il n’y a rien de plus puissant.

Quel est votre plus beau souvenir avec la mer ?

J.G. : En 2006, j’étais aux Galápagos – un archipel de l’océan Pacifique qui fait face à l’Equateur – pour un tournage avec des lions de mer. Les femelles sont gracieuses et taquines. Les mâles sont très impressionnants et territoriaux. L’un d’eux s’est approché. Il a commencé à chanter doucement près de mon oreille, avant de poser sa tête sur mon ventre ! C’est fou la façon dont un animal sauvage est capable de nous intégrer dans sa communauté. Oui, j’ai été la femme d’un lion de mer !

M.T. : Je me souviendrai toujours de la première fois où je suis arrivé dans le Grand Sud, non loin du cercle polaire. Un territoire hostile, balayé par les tempêtes. Le vent hurle constamment et les vagues atteignent 25 mètres de haut. Des zones du monde shakespeariennes !

J.G. : Mon milieu est tellement différent et doux. Quand la mer est houleuse, je n’y vais pas. A contrario, est-ce que toi tu partirais en mer si c’était le calme plat ?

M.T. : Je cherche l’émotion, à ce qu’il se passe quelque chose. Certains navigateurs aiment la régularité. Moi, c’est l’inverse. La tempête révèle tout ce que l’on est.

Source: Libération