Comment les scientifiques se penchent sur les fonds marins ?

 

L’Institut Polytechnique de Paris (IP Paris) est en train de créer un nouveau Centre Interdisciplinaire pour l’étude des Mers et Océans, le CIMO. Ce projet est le résultat de la fusion très prochaine de l’ENSTA Bretagne et de l’ENSTA Paris qui offre à l’IP Paris un campus océanique à Brest et un potentiel important pour l’enseignement et la recherche marine et maritime. L’observation des océans est l’un des axes du CIMO. Dans le contexte des crises climatique et de biodiversité, des objectifs du développement durable, l’observation de l’Océan est aujourd’hui d’une importance capitale. Les Nations Unies ont justement mis en place la « Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable » (2021–2030) que l’UNESCO anime. Et les Nations Unies organisent la 3ème conférence sur l’Océan, l’UNOC, qui aura lieu à Nice l’année prochaine. En tant qu’ingénieurs, les scientifiques de l’IP Paris peuvent apporter un regard neuf sur la recherche de l’environnement marin et des activités maritimes et le CIMO va en être le creuset.

Les techniques d’observation des océans ont progressé à pas de géant au cours des dernières décennies. Si depuis longtemps les observations sont réalisées à partir de navires de recherche, commerciaux ou même de plaisance et de course, ce sont les observations par satellite qui, dans les années 1970, ont révolutionné de nombreux aspects de l’observation des terres et des océans. Aujourd’hui, à l’ère de la robotique, les observations de surface par les satellites peuvent aller de façon totalement autonome de la surface au plancher sous-marin. Les systèmes autonomes, et en particulier les planeurs (ou gliders en anglais), ont révolutionné l’observation du milieu marin. Ils sont peu coûteux et peuvent transporter des capteurs scientifiques miniaturisés jusqu’à des profondeurs de bientôt 6 000 mètres. Et ils suscitent des innovations dans de nombreux domaines.

Pour tirer le meilleur parti de ces petits robots qui sont déployés en grand nombre –  4 000 profileurs « Argo » aujourd’hui (les plus simples de ces robots) – des infrastructures spécialisées sont nécessaires.

 

GROOM II et AMRIT, des projets clés pour soutenir la recherche océanique

 

En Europe, il existe de nombreuses grandes Infrastructures de Recherche (IRs) consacrées aux différentes sciences ou grands sujets sociétaux et organisées et largement financées à l’échelle de l’Union européenne. L’une d’entre elles, dont tout le monde a entendu parler, est le CERN [N.D.L.R. : L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire]. Un autre est l’Observatoire européen austral (ESO) situé au Chili, un ensemble de très grands télescopes. Dans le contexte de l’observation des océans, le projet Horizon 2020 GROOM II (Gliders for Research, Ocean Observation and Management Infrastructure and Innovation) développe une IR européenne distribuée pour soutenir la recherche et les Systèmes d’Observation de l’Océan (OOSs) avec les systèmes autonomes capables de rester de longs mois, voire des années, en autonomie dans l’Océan.

Laurent Mortier, de l’ENSTA Paris, depuis 20 ans, consacre sa carrière à mettre en place de telles IRs et OOSs. Il est aujourd’hui le coordinateur du projet Horizon Europe Advanced Marine Research Infrastructure Together (AMRIT) après avoir coordonné GROOM II qui vient de s’achever. L’Europe encourage de plus en plus l’intégration des IRs et l’innovation, et à cet égard les systèmes marins autonomes et les propositions de GROOM II joueront un rôle de pierre angulaire pour le futur édifice des IRs marines. AMRIT va notamment développer les standards, les bonnes pratiques et les outils pour garantir que des données d’observation puissent être intégrées de manière optimale dans les modèles de prévision climatique existants et futurs, et servir les besoins de la recherche et plus généralement de l’économie bleue et de la société.

« L’un des objectifs d’AMRIT est en effet d’améliorer la composante océanique du programme Copernicus [N.D.L.R. : un programme de l’UE qui collecte et restitue des données sur l’état de la Terre en continu] », explique-t-il. C’est en observant l’Océan, moteur du climat, que les modèles pourront mieux prévoir sa dynamique océanique, mais aussi le temps météorologique et le climat. « C’est évidemment essentiel pour comprendre le changement climatique mais surtout pour proposer des mesures de mitigation et d’adaptation », précise Laurent Mortier. Aujourd’hui, la prévision des océans et les services d’information sont principalement assurés par le Copernicus Marine Service, piloté par Mercator Ocean International à Toulouse. Cette entité a été créée dans une large mesure par des polytechniciens issus du Service Hydrographique et Océanographique de la Marine française.

 

L’importance d’un jumeau numérique de l’Océan

 

À ces fins, les chercheurs se sont déjà tournés vers les techniques de l’intelligence artificielle (IA). Destination Earth, un important projet de la Commission européenne et de l’Agence spatiale européenne, développe un jumeau numérique de la Terre, avec son volet océanique EDITO. Ces jumeaux numériques s’appuient sur des modèles avancés du système Terre pour intégrer ensuite des jumeaux numériques plus applicatifs. Mais ces modèles et jumeaux numériques ont besoin pour fonctionner d’un flux régulier d’observations et de données, couvrant l’ensemble des compartiments physiques et vivants, par exemple, dans les milieux extrêmes, à grandes profondeurs ou sous la glace de l’Arctique. « C’est une tâche quasi-impossible, à moins d’y aller avec des systèmes autonomes sous-marins, explique Laurent Mortier. La robotique est une solution, mais il n’est pas facile d’envoyer des robots sous la glace et les instruments qu’ils transportent peuvent se perdre. Les jumeaux vont ainsi s’avérer utiles pour concevoir les systèmes d’observations du XXIème siècle. »

La France a souvent été pionnière, et l’IA a été très utile pour mieux concevoir la mission satellitaire SWOT de cartographie des courants océaniques depuis l’espace à haute résolution, ajoute-t-il. L’IP Paris pourrait se positionner dans ce domaine puisqu’elle dispose de nombreux laboratoires capables de prendre en charge de tels travaux sur des problèmes bien plus complexes avec de très nombreux paramètres.

 

GOOS et EOOS, des systèmes à financer et à soutenir

 

« Au-delà d’Argo, ce programme révolutionnaire d’observation lancé dans les années 1990, pilier du Système mondial d’observation des océans (GOOS), il nous faut maintenant intégrer tous les systèmes d’observations pour que ces jumeaux numériques se révèlent vraiment utiles, explique Laurent Mortier. Et le GOOS n’existerait pas vraiment sans le financement de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) des États-Unis. L’Europe n’a pas l’équivalent de la NOAA pour l’Océan. Les agences comme Ifremer, les organismes de recherches et les universités essaient bien de coordonner la composante européenne du GOOS, l’European Ocean Observing System (EOOS), mais ni la Commission ni les États membres n’ont encore trouver la façon de la faire fonctionner et surtout de la financer.  La Commission européenne m’a contacté récemment parce qu’elle voit dans AMRIT un projet qui pourrait changer la donne. »

Il ajoute qu’un projet de règlement de la Commission intitulé « Ocean Observation – Sharing Responsibility » pourrait être un pas en avant déterminant. S’il est adopté par la prochaine Commission, il obligera les États membres de l’Union européenne à observer les océans de manière opérationnelle. « L’observation des océans comprend de nombreux éléments : la température, la salinité, bien sûr le carbone, mais aussi les poissons et des paramètres plus en rapport avec les activités maritimes, comme le bruit – et bien sûr la pollution. Le carbone est le paramètre que nous voulons tous essayer de mesurer de façon beaucoup plus systématique parce que l’Océan est une pompe à carbone et que cette pompe s’affaiblit dangereusement en raison du changement climatique. Un meilleur suivi de la capacité de l’Océan à absorber le carbone est aujourd’hui indispensable et c’est un enjeu mondial. » Le Global Green House Gases Watch (G3W), un programme en cours de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) travaille dans ce sens et la mesure des échanges de gaz carbonique pourrait devenir obligatoire.

« Ce sera l’objet de mon travail au cours des prochains mois. Avec mes collègues des IRs marines européennes, nous avons bien l’intention de peser dans le sens de l’EOOS et de proposer des solutions.  Et avec son potentiel exceptionnel de recherche, l’IP Paris doit participer à cet effort collectif », déclare Laurent Mortier.

Source: polytechnique-insights