Climat : « Une défiance grandissante s’installe dans notre communauté scientifique vis-à-vis du pouvoir politique »

 

Malgré les menaces que l’humanité fait peser sur son environnement, le gouvernement tient des discours déconnectés du réel et pratique la course de lenteur, fustige un collectif de 260 scientifiques, dont le climatologue Jean Jouzel, dans une tribune au « Monde ».

L’humanité fait peser des pressions insoutenables sur son environnement, en particulier sur l’océan, qui occupe les trois quarts de la surface de notre planète. Leur liste est longue : réchauffement climatique, acidification des océans, désoxygénation, aménagements littoraux et hauturiers, déchets plastiques, pollutions, exploitation des ressources minières ou vivantes (surpêche).

Il en résulte des effets néfastes considérables pour la nature et les sociétés humaines qui vont s’aggraver si rien ne change. Deux tiers de la biomasse des poissons prédateurs (comme les thons) ont disparu en un siècle, et plus de la moitié de cette perte a eu lieu lors des quarante dernières années. En cent cinquante ans, la moitié des récifs coralliens a été rayée de la carte. Depuis le milieu du XXe siècle, des centaines de millions de tonnes de plastiques se sont accumulées dans l’océan. Un réchauffement climatique non maîtrisé conduirait à des disparitions d’espèces en grand nombre, avec des conséquences pour les écosystèmes tout entiers difficiles à anticiper. En bref, pratiquement tous les signaux sur l’océan et le climat sont au rouge.

Depuis des décennies, notre communauté travaille à identifier et alerter la société sur les dangers que ces pressions nous font courir. Face à ces menaces, il arrive souvent au gouvernement français de rappeler le constat scientifique et de manifester son ambition. La mise en place de la convention citoyenne sur le climat, exercice démocratique inédit, fut l’un de ces moments porteurs d’espoir venus d’un haut qui semblait vouloir faire confiance au bas. Espoirs largement justifiés au regard des 149 propositions de mesures concrètes, et lucides sur la nature et la gravité de nos difficultés présentes et à venir. Mais ces espoirs ont finalement été douchés : non-respect par le président de la République des engagements pris, propositions ignorées ou amoindries, et une loi Climat et résilience qui n’est à la hauteur ni du défi à relever ni des engagements initiaux.

 

(In) action publique

 

Dans un registre voisin, on pourra citer l’annonce d’une planification écologique, en septembre 2023, après des demandes insistantes du Haut Conseil pour le climat. Six mois plus tard, aucun signe concret d’un changement de méthode et la présentation de la nouvelle loi de programmation pluriannuelle de l’énergie à l’Assemblée nationale est sans cesse repoussée. Nous voilà donc dans une nouvelle course de lenteur, à rebours du volontarisme des annonces initiales.

Et puis il y a ces « Summits », vitrines de l’ambition de la France, par exemple sur la politique d’aires marines protégées (AMP) : à la pointe des nations, la France aurait déjà dépassé le seuil de 30 % de couverture des eaux françaises par des AMP. Dans le même temps, son gouvernement bataille à Bruxelles pour la poursuite du chalutage intensif dans la majorité d’entre elles. De fait, il est aujourd’hui démontré que la proportion des eaux nationales réellement protégées, avec un impact effectif sur la biodiversité, ne s’élève qu’à 1,6 % (et seulement 0,04 % dans les eaux métropolitaines, d’après des données de 2021).

Nous observons depuis des années, comme nombre de nos concitoyens, le clivage entre annonces et (in) action publique. A force de désillusions, nous prenons l’habitude de nous méfier. Nous nous permettrons donc, pour compléter le tableau, d’énoncer certains éléments bien connus qui menacent déjà le grand plan gouvernemental sur le plastique : horizon lointain (2040) pour la fin du plastique jetable ; liste d’exemptions sans fin ; absence de sanction en cas de non-respect ; faiblesse des actions concrètes en faveur d’alternatives sobres (le vrac, la consigne) ; absence de guidage des investissements industriels, etc.

 

Tragédies combinées N’en jetez plus…

 

La défiance grandissante qui s’installe dans notre communauté vis-à-vis du pouvoir politique ne devrait étonner personne. Il s’agit, au fond, d’appliquer au personnel politique certaines considérations élémentaires qui régissent nos vies professionnelles et personnelles. La confiance se mérite et s’entretient dans le concret. Du concret, la situation en appelle. Les occasions de redresser la barre ne manquent pas et nous en indiquons trois pour finir : renouer, autour d’une loi Climat et résilience 2, avec l’esprit de la convention citoyenne pour le climat, avec les ambitions de ses mesures et le sérieux de sa méthode : implication de la population et justice sociale dans la transformation écologique, place du constat scientifique et de l’évaluation des effets des mesures proposées ; assurer aux AMP françaises le niveau élevé de protection recommandé par l’Union internationale pour la conservation de la nature (au minimum l’interdiction de la pêche industrielle).

Le 8 juin, Journée mondiale de l’océan, offrira à la France une occasion symbolique d’œuvrer en vue d’une protection réelle des océans, à commencer par ceux sous sa responsabilité ; modifier la classification des plastiques et les intégrer aux entités dangereuses (polluants bioaccumulatifs et toxiques) sur la base de recherches récentes. Cette classification ouvrirait la voie vers un traité « plastique » (en cours d’élaboration) ayant un réel impact.

On pourra trouver le ton de cette tribune irrévérencieux et s’étonner de la vigueur des critiques. Alarmés par nos constats, nous sommes soucieux d’éviter à notre société les tragédies combinées d’un emballement climatique et de dégradations écologiques de grande ampleur. Comme scientifiques, nous pensons que ne pas participer à la légitimation de discours déconnectés du réel est une responsabilité éthique. Et toujours confiants dans l’élan qu’une nation comme la France pourrait insuffler à la transformation écologique, il nous paraît un devoir professionnel et citoyen de promouvoir des actions comme celles énumérées ci-dessus.

Ne pas en tenir compte continuerait, pour nos dirigeants politiques, de faire monter les risques d’un échec collectif face à l’un des plus grands défis planétaires que l’humanité ait connus. Premiers signataires : Olivier Aumont, chercheur océanographe ; Xavier Capet, chercheur océanographe ; Julie Deshayes, chercheuse océanographe ; Jean Jouzel, climatologue ; Sara Labrousse, chercheuse en écologie polaire ; Juliette Mignot, chercheuse océanographe ; Francesco d’Ovidio, chercheur océanographe ; Camille Richon, chercheuse océanographe ; Jean-Baptiste Sallée, chercheur océanographe ; Claire Waelbroeck, chercheuse en paléo-océanographie

Source: Le Monde