Ce mystérieux phénomène océanique pourrait nous aider à prédire notre avenir sur Terre
19 décembre 2024
19 décembre 2024
En 2011, Bob Pickart se trouvait à bord d’un navire de recherche dans le détroit de Danemark, face à un véritable mystère scientifique.
Alors qu’il étudiait les eaux qui séparent le Groenland et l’Islande avec une équipe de scientifiques islandais, les données ont révélé la présence d’un courant dont personne ne soupçonnait l’existence… et qui circulait dans le sens inverse.
« Je me suis demandé ce que ça pouvait bien être », se souvient Pickart, océanographe physique et chercheur à la Woods Hole Oceanographic Institution, dans le Massachusetts.
Le scientifique est retourné à ses recherches principales, et le mystère de cet étrange courant est resté dans un coin de son cerveau pendant plus de dix ans, et ce jusqu’à ce qu’il décide de se repencher sur le sujet cet été.
Avec un groupe interdisciplinaire de chercheurs, Pickart a traqué le courant, désormais baptisé Iceland Faroe Slope Jet (IFSJ). Pendant six semaines et en plein milieu d’une tempête majeure, ils ont suivi la trajectoire du courant à travers les mers nordiques, en direction du nord de l’Arctique.
Il est essentiel pour les scientifiques de déterminer le point de départ du courant, car ils savent déjà où il aboutit. L’IFSJ, un courant d’eau profonde et dense, commence quelque part dans les mers nordiques et s’écoule vers le sud et l’est, pour finalement s’engouffrer dans le canal des bancs de Féroé, une brèche dans la dorsale sous-marine qui s’étend du Groenland à l’Écosse. De là, ses eaux alimentent la branche inférieure de la circulation méridienne de retournement atlantique (AMOC).
L’AMOC, souvent décrite comme un tapis roulant océanique, est un système complexe de courants océaniques qui redistribue la chaleur autour de la planète et influence les régimes climatiques régionaux.
Les modèles climatiques indiquent cependant la possibilité d’un ralentissement, voire d’un effondrement de l’AMOC face au réchauffement de la planète ; dans les simulations, une quantité trop importante d’eau douce et chaude vient s’injecter et perturber le processus qui permet le bon fonctionnement de cette circulation. Les conséquences d’un tel effondrement seraient catastrophiques : les températures chuteraient dans le nord de l’Europe, le niveau de la mer augmenterait encore plus aux États-Unis, et les moussons de l’hémisphère sud pourraient changer de trajectoire.
La communauté scientifique ne s’accorde pas quant à l’échéance à laquelle ce phénomène pourrait se produire. Alors que le dernier rapport du GIEC suggère que ce déclin aura probablement lieu après 2100, certains scientifiques affirment qu’il est possible qu’un effondrement se produise dès les prochaines décennies. D’autres encore affirment que, si les données montrent que les eaux se réchauffent, le flux est resté stable dans les sections critiques de l’AMOC.
Selon certains experts, dont Dipanjan Dey, professeur adjoint à l’Institut indien de technologie de Bhubaneswar, l’absence de consensus sur les projections modélisées est due au manque d’observations réalisées sur du long terme. Les mesures complètes de l’AMOC ne remontent en effet qu’à vingt ans.
« Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude quand le point de basculement sera atteint… Néanmoins, même si nous n’en voyons pas encore toute l’ampleur, nous devrions nous y préparer », affirme Dey, qui n’était pas impliqué dans les recherches de Pickart, mais qui étudie l’impact potentiel de l’AMOC sur les moussons.
C’est pourquoi, à l’âge de soixante-cinq ans, Pickart se retrouvait à devoir s’agripper à des rampes pour pouvoir avancer dans un couloir alors que des vents violents et des vagues importantes secouaient le RV Neil Armstrong. Le chercheur espère que la découverte du point de commencement de l’IFSJ et de son lien avec l’AMOC permettra de combler les lacunes des données actuelles.
« Nous devons comprendre comment le système fonctionne avant de pouvoir vraiment prévoir comment il changera face au réchauffement du climat. »
Les scientifiques Yanxin Wang et Stefanie Semper prélèvent des échantillons d’eau pendant la nuit. Ce travail est éreintant pour les chercheurs qui travaillent toute la nuit dans des vagues parfois tumultueuses.
Pour comprendre le rôle de l’Iceland Faroe Slope Jet dans ce système et trouver son point d’origine, l’équipe de Pickart s’est mise à la recherche d’indices.
« Il laisse une empreinte, une certaine signature de température, de salinité, de vitesse : nous pouvons le retracer », affirme Stefanie Semper, trente-six ans, océanographe physique et scientifique à l’Université de Bergen, en Norvège.
C’est Semper qui, en 2019, a effectué la première analyse des données originales de l’IFSJ.
« Dans mon institut, on l’appelle encore le courant de Stefanie », a-t-elle révélé en riant.
Lors de cette expédition, Semper a recueilli l’empreinte laissée par le courant à l’aide d’une sonde CTD, un instrument conçu pour mesurer la conductivité électrique (pour la salinité), la température et la profondeur de l’eau, et d’autres instruments pour déterminer sa vitesse. Les CTD sont surveillées par des watchstanders, ou « veilleurs » qui, à l’exception de Semper, sont tous des chercheurs post-doctorants ou doctorants qui travaillent jour et nuit par équipe de deux.
Les sondes CTD sont installées sur des rosettes composées de grandes bouteilles métalliques. Pour réaliser ces mesures, ces rosettes sont soulevées par un bras hydraulique, transportées sur le côté du navire, puis descendues dans l’eau. Depuis le laboratoire principal, Semper a dirigé ces opérations avec l’équipe de nuit, en communiquant par talkie-walkie avec Chris Cabell, le membre de l’équipage chargé de contrôler le bras hydraulique depuis un point de vue situé deux étages plus haut. Assise devant douze écrans d’ordinateur, elle calculait la distance que la CTD devait parcourir pour atteindre le fond de l’océan.
« Et maintenant, nous attendons d’atteindre les 1 000 mètres », a-t-elle décrit pendant la descente de la CTD dans les profondeurs. Deux lignes verticales colorées sont ensuite apparues sur le graphique de l’un des écrans, et les capteurs ont commencé à transmettre des données.
Plus tard, au petit matin, Semper a enfilé un manteau d’hiver, un gilet de sauvetage et un casque de protection et est allée récupérer et sécuriser la CTD afin que le navire puisse poursuivre sa route.
Les missions de ce type sont froides et humides ; plus tôt dans la nuit, Semper avait failli être frappée par une vague qui avait envahi le pont.
Au total, les watchstanders de l’équipe ont effectué 212 descentes avec la CTD, tandis que Pickart collectait les données en temps réel et capturait un instantané vertical du courant. Grâce à cet instantané et aux prévisions météorologiques, le capitaine et le chercheur ajustaient occasionnellement le cap du navire ; l’Armstrong a ainsi navigué jusqu’à 75° nord, bien au-delà du cercle arctique, avant de faire demi-tour pour rentrer au port.
« 75° nord, c’est le point le plus septentrional que nous ayons jamais atteint à bord de ce navire, à un degré de latitude près, je crois », a commenté le capitaine Mike Singleton.
Sur la terre ferme, les données de l’Armstrong seront fusionnées avec celles de deux autres navires travaillant en coordination avec l’expédition de Pickart, et tous les échantillons d’eau qui n’auront pas été traités à bord seront analysés. Pickart a également déployé des moorings scientifiques ainsi qu’un planeur juste au nord des îles Féroé, qui recueilleront des données pendant un an avant d’être récupérés.
Le scientifique en chef Bob Pickart à bord du RV Neil Armstrong.
En tout, cela représente des années de travail supplémentaires, mais quelques premières observations ont déjà été faites. On savait que l’Iceland Faroe Slope Jet avait deux branches, et les scientifiques soupçonnaient, sans pouvoir le prouver, qu’elles provenaient de la mer du Groenland. Selon Pickart, ces recherches semblent confirmer que l’une des branches commence effectivement dans la mer du Groenland, ce qui est important, car ce courant relie la mer du Groenland et l’AMOC et transporte de l’eau provenant d’une zone qui connaît un réchauffement rapide.
La seconde branche, en revanche, semble provenir d’un tout autre endroit.
Pickart ne prévoit pas de répondre lui-même aux questions soulevées par cette découverte. Après plus de trente années en mer, le chercheur prévoit de prendre sa retraite dans les prochaines années, c’est pourquoi il a confié ces questions à une nouvelle génération d’océanographes physiques. Ainsi, Jie Huang, un chercheur post-doctorant de trente-et-un ans qui a travaillé en étroite collaboration avec Pickart lors de l’expédition, dirigera l’analyse sur la terre ferme avec l’aide de Semper.
« C’est comme un merveilleux cadeau d’anniversaire », a admis Jie Huang dans un e-mail, plusieurs semaines après l’expédition. « Ces données sont très rares. »
Pickart espère que d’autres jeunes scientifiques s’attaqueront également à un autre problème soulevé par l’expédition. Au milieu des mesures, des données ont révélé la présence d’un phénomène inattendu : un flux d’eau dont, encore une fois, personne ne soupçonnait l’existence.
Le courant a donc une troisième branche.
« Je ne suis même pas sûr des implications de cette troisième branche, mais elle transporte une quantité non négligeable d’eau », a commenté Pickart à la fin de l’expédition. « C’est ce qu’on de l’exploration. Incroyable, non ? »