Brésil : en sauvant ce poisson, les communautés locales se sont sauvées elles-mêmes
20 juin 2024
20 juin 2024
Les poissons géants d’eau douce comptent parmi les animaux les plus menacés de la planète. Mais dans les cours d’eau luxuriants de l’Amazonie, un léviathan nage à contre-courant.
Il s’agit de l’arapaïma, un poisson pouvant mesurer jusqu’à 4,5 mètres de long et peser jusqu’à 300 kilos. Il y a un peu plus d’une décennie, cette populaire espèce comestible était menacée d’extinction car ses effectifs avaient été ravagés par la surpêche. Mais les efforts de conservation menés par les communautés locales ont depuis changé la donne, puisque les populations d’arapaïmas ont augmenté de façon spectaculaire dans toute l’Amazonie.
Photographie d’un pêcheur ayant capturé un arapaïma dans la communauté de Lago Serrado, dans l’État d’Amazonas, au Brésil, en 2022.
Dans les zones où les communautés ont adopté des pratiques de pêche durables, le nombre d’arapaïmas a augmenté de 425 % en 11 ans, selon les recherches de João Campos-Silva, écologiste brésilien, explorateur National Geographic, et membre de la National Geographic and Rolex Perpetual Planet Amazon Expedition, une exploration scientifique du bassin du fleuve Amazone d’une durée de deux ans. Depuis, ce nombre est passé à 600 %, mais les résultats n’ont pas encore été publiés, précise-t-il.
À ce jour, Campos-Silva a travaillé avec une quarantaine de communautés le long de la rivière Juruá, un affluent majeur de l’Amazone qui traverse une forêt tropicale en grande partie vierge dans l’ouest du Brésil. Au total, près de 1 100 communautés ont adopté des mesures de conservation pour protéger ce poisson. Mais les données sont jugées insuffisantes par l’Union internationale pour la conservation de la nature.
La résurgence de l’arapaïma est un triomphe en matière de conservation qui peut servir de modèle pour la sauvegarde d’autres grandes espèces aquatiques en Amazonie et dans le monde. Elle met également en évidence le rôle crucial des communautés locales dans la mise en place réussie d’efforts de conservation.
« Pendant de très nombreuses décennies, les gens se sont tournés vers l’extérieur pour trouver des solutions aux problèmes de l’Amazonie, mais l’histoire de l’arapaïma montre que les réponses sont souvent entre les mains des populations locales et des communautés de la forêt », explique Campos-Silva.
« Ce sont les gardiens du savoir. »
D’une superficie équivalente à celle des États-Unis contigus, le bassin de l’Amazone, dont 60 % se trouvent à l’intérieur des frontières du Brésil, abrite des dizaines de millions de personnes, dont environ 400 groupes indigènes. Le bassin est traversé par des milliers de rivières qui abritent plus d’espèces de poissons que n’importe quel autre système fluvial sur Terre.
Les pêcheurs de la communauté de Lago Serrado partent au lever du soleil pour pêcher l’arapaïma. Environ 1 100 communautés de l’Amazonie ont adopté des initiatives de conservation de l’arapaïma.
Plus grand poisson d’eau douce à écailles du monde, l’arapaïma est connu au Brésil sous le nom de « pirarucu », un mot de la langue aborigène tupi qui se traduit par « poisson rouge », en référence à sa queue rougeâtre. Rôdant dans les lacs et les marécages de la région, l’arapaïma est un prédateur qui ne peut rester immergé que 10 à 20 minutes avant de devoir remonter à la surface pour respirer à l’aide d’une vessie natatoire spécialisée, semblable à un poumon.
Cette remontée à la surface rend l’espèce comestible facile à pêcher. Une étude réalisée en 2014 a révélé que la demande en arapaïmas à des fins comestibles a entraîné une grave surpêche qui a fortement réduit les populations de ce poisson dans trois des quatre communautés de pêcheurs interrogées ; le poisson a complètement disparu dans une cinquième communauté.
Pêcheurs de Lago Serrado. Dans les zones où les communautés ont mis en œuvre des programmes de conservation, le nombre d’arapaïmas a augmenté de 425 % en 11 ans.
À l’époque, le gouvernement brésilien avait alors mis en place un vaste réseau de zones protégées dans toute l’Amazonie, et plusieurs États avaient interdit la pêche à l’arapaïma. Pour mieux protéger l’espèce, les scientifiques avaient également mis au point une méthode de comptage des arapaïmas dans leurs habitats lacustres, en s’inspirant des techniques utilisées pour recenser les baleines remontant à la surface dans l’océan.
Les personnes les plus mieux placées pour compter les poissons sont celles qui les connaissent le mieux : les pêcheurs locaux.
« Dans la fraction de seconde où un arapaïma remonte à la surface, un pêcheur expérimenté peut vous indiquer sa taille, son poids et vers où il se dirige », explique Leandro Castello, écologiste tropical au Global Change Center de l’institut polytechnique et université d’État de Virginie, qui a mis au point le modèle de comptage des arapaïmas.
Il y a une quinzaine d’années, Campos-Silva, qui travaillait sur les oiseaux avant de s’intéresser à la biodiversité amazonienne, a commencé à travailler le long de la rivière Juruá, en étroite collaboration avec les habitants de la communauté très unie de São Raimundo. Il a également soutenu les efforts d’un groupe local, l’Association des producteurs ruraux de Carauari, dans le cadre de la gestion des zones protégées de l’arapaïma.
Le personnel du centre de transformation du poisson de Carauari, dans l’État d’Amazonas, au Brésil, transforme des arapaïmas issus de la pêche durable.
La communauté de São Raimundo a associé ses connaissances traditionnelles aux méthodologies scientifiques, s’appropriant ainsi les efforts de conservation. « Ils avaient constaté le déclin de leurs pêcheries et étaient impatients de trouver des solutions pour améliorer la situation », explique-t-il.
Sur la base du comptage des poissons, la communauté a établi un quota de capture durable, le gouvernement fédéral autorisant la pêche de jusqu’à 30 % des arapaïmas adultes dans les zones protégées. Les poissons de moins d’un mètre cinquante ne peuvent pas être pêchés.
La plupart des arapaïmas frayent juste après la montée des eaux saisonnière puis se dispersent dans la forêt. Lorsque les eaux se retirent pendant la saison sèche, les poissons se retrouvent confinés dans des lacs isolés et des canaux fluviaux. C’est à cette période que les opérations de pêche sont autorisées.
Ces actions ont eu des résultats presque immédiats : le nombre d’arapaïmas, stimulé par le taux de croissance exceptionnellement rapide de l’espèce, s’est rapidement rétabli.
Cette vue aérienne montre la végétation des plaines inondables de l’Amazonas. Pendant la saison sèche, les arapaïmas se retrouvent confinés dans des lacs isolés et des canaux fluviaux où ils se reproduisent et pondent des œufs dans les fonds vaseux.
Alors que d’autres communautés de la rivière Juruá adoptaient cette stratégie, Campos-Silva a été stupéfait par les avantages économiques et sociaux qu’elle procurait à la population locale. Outre le fait que les ménages gagnaient plus d’argent, les revenus de la pêche étaient réinvestis dans les écoles locales, les centres de santé et les infrastructures de base. « Les gens ont compris que la conservation de la nature leur permettait d’avoir une vie meilleure », explique-t-il.
Les initiatives communautaires ont également amélioré le statut des femmes qui, bien qu’elles constituent près de la moitié de la main-d’œuvre mondiale dans le secteur de la pêche, ne sont souvent pas reconnues ni rémunérées. Selon les recherches, en Amazonie brésilienne, les femmes assument de plus en plus de rôles à bord des bateaux et participent plus activement aux processus de prise de décision.
« Nos recherches montrent que, pour la première fois, les femmes gagnent leur propre argent grâce à la pêche en Amazonie, ce qui contribue à éradiquer la pauvreté générale », souligne Campos-Silva.
En 2018, il a fondé l’Instituto Juruá, une organisation à but non lucratif installée à Manaus qui promeut la conservation de la biodiversité et l’amélioration de la qualité de vie des communautés locales. Depuis, il a étendu son travail à d’autres régions de l’Amazonie brésilienne ainsi qu’à la rivière Ucayali au Pérou, autre affluent majeur de l’Amazone où vit une importante population indigène.
Avec d’autres scientifiques, il continue d’étudier les déplacements, l’écologie et la dynamique des populations d’arapaïmas, notamment grâce au marquage et au radiopistage des poissons. Ils ont par exemple découvert que pour qu’une population d’arapaïmas soit considérée comme saine, il doit y avoir un minimum de 30 poissons par kilomètre carré de plaine inondable.
Cette approche de la conservation par le biais des communautés locales a donné des résultats encore plus spectaculaires en Guyane, où les populations d’arapaïmas ont été multipliées par dix depuis le début du millénaire, explique Donald Stewart, professeur spécialiste de la pêche au College of Environmental Science and Forestry de l’université d’État de New York.
Pourtant, il existe encore de nombreuses zones non surveillées de l’Amazonie où les arapaïmas pourraient être localement en voie d’extinction. « De vastes zones ne font toujours pas l’objet d’un comptage rigoureux des populations ou d’un engagement local pour protéger les poissons contre les étrangers », explique-t-il.
Selon Stewart, l’arapaïma pourrait être le plus grand poisson d’eau douce de la planète. L’étude du dépôt des anneaux de croissance sur les écailles des arapaïmas vivant dans le fleuve Essequibo, en Guyane, a montré que ces animaux pouvaient devenir beaucoup plus gros que ceux du centre du Brésil. Ses recherches ont montré qu’il existe plusieurs autres espèces distinctes d’arapaïmas et que certaines pourraient encore être considérées comme en danger critique d’extinction.
Les déplacements non contrôlés d’arapaïmas autour du Brésil pourraient entraîner des transferts de maladies et des mélanges génétiques entre ces populations potentiellement distinctes. Mais ces problématiques restent encore très peu étudiées.
Pour Zeb Hogan, professeur de biologie à l’université du Nevada, à Reno, et explorateur National Geographic, le succès de la conservation de l’arapaïma peut servir de modèle à la protection et la gestion des populations d’autres poissons géants menacés dans le monde.
« Ces résultats déjouent la tendance au déclin observée chez la majorité des espèces de la mégafaune aquatique », explique-t-il. « C’est un exemple rare de solution gagnant-gagnant qui peut être appliquée à de nombreuses autres régions du monde. »