Au Kazakhstan, l’inquiétant recul de la mer Caspienne
9 août 2024
9 août 2024
Le niveau de la plus grande mer intérieure au monde baisse sans discontinuer depuis 2006. Les autorités kazakhes prennent cet assèchement de plus en plus au sérieux.
Comme chaque matin, Sonia, une sexagénaire retraitée (qui n’a pas souhaité communiquer son nom) effectue sa séance de sport sur la promenade piétonne d’Aktaou, cité portuaire du Kazakhstan, face à la mer Caspienne. Le recul du rivage ? « Bien sûr, tout le monde le voit ! », s’écrie-t-elle, en montrant du doigt des rochers et plantes sauvages, sous la promenade. « Avant, l’eau arrivait jusqu’ici », à des dizaines de mètres du niveau actuel.
Plus loin sur la côte, de petits coquillages tapissent encore le sable, à bonne distance des premières vagues d’eau salée. Eux aussi sont le signe qu’il y a encore quelques années l’eau était là, avant qu’elle commence à reculer, sans discontinuer depuis 2006. Selon l’Institut d’hydrobiologie et d’écologie du Kazakhstan, la profondeur de cette mer intérieure quasi de la taille de la Norvège (371 000 kilomètres carrés), située entre l’Europe et l’Asie, se réduit de 25 centimètres par an. Au total, la profondeur de la mer Caspienne a diminué de 2 mètres depuis 2000 et, en dix-huit ans, elle se serait rétrécie de 22 000 kilomètres carrés, une surface dont la moitié se situe dans la partie kazakhe.
Pour cette république d’Asie centrale, la situation n’est pas sans rappeler le sort de la mer d’Aral, entre le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, qui s’est asséchée à 90 % pendant l’époque soviétique.
La mer « respire »
Les scientifiques ne sont pas aussi inquiets concernant la mer Caspienne, bien que les raisons de la diminution de celle-ci soient toujours débattues. Certains attribuent ce phénomène au réchauffement climatique et aux mouvements des plaques tectoniques ; d’autres l’expliquent par le fait que la mer « respire », alternant naturellement des périodes de régression et de transgression. Entre 1930 et 1977, la mer Caspienne a de fait reculé de près de 30 mètres sur les côtes du Kazakhstan, avant de laisser place, entre 1978 à 1995, à une période de forte élévation du niveau de l’eau. Au point que certaines villes côtières du pays ont été partiellement inondées.
« Beaucoup se souviennent de cette période d’augmentation de l’eau, c’est pour cela que peu de gens s’inquiètent réellement de ce problème », souligne Kirill Osin, écologue et militant. Sollicité par Le Monde, le ministère des ressources en eau et de l’irrigation assure ainsi qu’« il n’y a actuellement aucun problème d’assèchement de la mer Caspienne ». « Bien entendu la baisse du niveau de la mer aura des conséquences négatives, ce qui nécessite une étude », précise-t-on au ministère.
Dans les modestes bureaux de son ONG Eco Mangystau, à Aktaou, Kirill Osin tente d’alerter sur la dangereuse diminution du débit des fleuves qui se jettent dans la Caspienne, en particulier celui de la Volga, responsable de 80 % des apports en eau douce et dont le débit est aujourd’hui de 212 kilomètres cubes (km3), nettement inférieur à la norme de 238 kilomètres cubes.
« Il n’y a jamais eu de réglementation de ces rivières en amont de la mer. Ni lorsque la Russie construit des barrages et centrales hydroélectriques en amont, ni lorsque les agriculteurs au Kazakhstan creusent eux-mêmes des canaux, précise Kirill Osin. C’est un problème global, qui doit être résolu par tous les Etats qui la bordent », juge l’écologue, à savoir la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, le Turkménistan.
Trop chargés, les cargos touchent le fond
Comme le Kazakhstan, ces pays voient eux aussi les plages s’étendre de plus en plus. « En Azerbaïdjan, il y a certains endroits où le rivage s’est éloigné d’une centaine de mètres », dit le professeur azerbaïdjanais Amir Alïev, de l’institut de géographie de l’Académie nationale des sciences, à Bakou. Même phénomène côté Turkménistan, d’après une récente publication du média indépendant Turkmen News, « où, au cours des dix dernières années, le bord de l’eau s’est déplacé de 200 à 220 mètres dans certaines zones ».
Au Kazakhstan, au nord-est de la mer Caspienne, la profondeur dépasse rarement les 4 mètres. A Aktaou, jusqu’à 20 mètres du rivage, les nageurs ont toujours pied, leur buste est à peine immergé.
Près de 400 kilomètres au nord, le port commercial d’Atyraou, autrefois dynamique, est inactif depuis quatre ans, en raison de l’assèchement de la zone maritime. Pour éviter de connaître le même sort, le grand port d’Aktaou, maillon central reliant le Kazakhstan au port d’Alat, en Azerbaïdjan, par lequel des milliers de tonnes de conteneurs transitent chaque jour, fait tout pour s’adapter. « Nous devons réagir vite : au cours des trois dernières années, le niveau de la mer a baissé d’environ 50 centimètres, explique Amir Atambaïev, ingénieur en chef du port d’Aktaou. Des travaux de dragage ont commencé, pour augmenter la profondeur de la zone maritime. Actuellement, les cargos ne peuvent être chargés à plus de 75 %, sinon ils touchent le fond ! »
La vie quotidienne des habitants d’Aktaou est, elle aussi, déjà affectée par ces changements. En juillet, des quartiers entiers ont été temporairement privés d’eau courante, pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, sous des températures frôlant les 40 °C. La raison ? La nécessité pour la ville de désaliniser l’eau de la Caspienne pour son alimentation en eau potable. « La baisse du niveau de la mer conduit au réchauffement de l’eau, qui devient alors trop chaude lorsqu’elle entre dans les usines de dessalement », souligne Kirill Osin. Ces coupures d’eau suscitent la colère de la population et le désarroi des hôteliers. La ville, censée être la capitale touristique du pays, a investi près de 5,3 milliards de tenges (plus de 10 millions d’euros) dans des complexes hôteliers en bord de mer, en 2023.
La baisse du niveau de la Caspienne vient s’ajouter à diverses pollutions menaçant la biodiversité, en particulier la population de phoques. « Au cours des cent dernières années, la population de phoques de la Caspienne a chuté de 90 %, et continue de diminuer chaque année », selon Aselle Tasmagambetova, fondatrice de l’Institut d’Asie centrale pour la recherche environnementale, qui étudie la santé des phoques de la mer Caspienne. « Rien qu’en 2023 plus de 2 500 animaux inscrits sur le registre des espèces en voie d’extinction, dont la plupart étaient des phoques femelles en gestation, sont morts sur les plages de la Caspienne », explique-t-elle. La raison : « La baisse du niveau de la mer et la pollution marine », ajoute la philanthrope, qui retrouve dans les échantillons d’eau de mer étudiés une « concentration accrue de métaux lourds, comme du cadmium, du plomb ou de l’arsenic ».
La pollution plastique a atteint « toutes les parties des océans », alerte le WWF
Au Kazakhstan, les autorités commencent à prendre conscience de la gravité du problème. Début juillet, le président Kassym-Jomart Tokaïev a tenté de tirer la sonnette d’alarme, lors du sommet de l’Organisation des Etats turciques, en Azerbaïdjan, en déclarant que « la mer Caspienne est en état de disparition ». Conjointement avec la France, il organisera, en septembre, à New York, un One Water Summit, où seront évoqués, entre autres, les défis liés à l’eau en Asie centrale.
Mais les décisions politiques concrètes se font encore rares : à ce stade, seule la création d’un institut de recherche sur la mer Caspienne, destiné à étudier l’environnement et les ressources en mer, a été annoncée à Aktaou, en 2022. L’ouverture du lieu n’est toujours pas effective.