Anthropophonie : la pollution marine qui fait peu de bruit

Il n’y a pas que le plastique et le mercure qui polluent nos océans. Alors que le court répit « offert » par la pandémie touche à sa fin, les scientifiques tentent à nouveau d’attirer l’attention du public sur l’anthropophonie ; ou comment notre omniprésence dans le paysage sonore sous-marin altère durablement la vie de ses habitants.

Le monde marin est un univers d’une incroyable richesse acoustique. Loin d’être un royaume silencieux, il vibre de mille chants. 

Il y a d’abord les chants de toutes ses tribus, de tous ses peuples. Les appels des poissons, les sérénades des baleines à bosse, les clics des cachalots, les sifflements des phoques… Une merveilleuse diversité de sons, aux fréquences et intensités variables, qui voyagent à travers les mers du monde. C’est ce que l’on appelle la “biophonie”. 

Et puis il y a les chants du ciel et de la terre : le vacarme des tempêtes, les vagues qui se lèvent et se brisent, le vent qui hurle. La glace qui éclate et qui fond, les icebergs qui grondent. Les volcans sous-marins, les séismes… Une contribution assourdissante à l’environnement sonore des océans, que l’on désigne par le terme “géophonie”. 

Nous allons voir que, depuis la révolution industrielle, une troisième source a pris le pas sur les deux autres. 

“Anthropophonie”

Lorsque l’on associe les termes “pollution” et “océan”, les premières sources auxquelles on pense sont sans doute le plastique, le mercure, ou encore les hydrocarbures. Plus méconnue car plus insidieuse, la pollution sonore représente pourtant un grand défi environnemental et un véritable casse-tête pour les organisations de conservation. Mais en quoi au juste consiste la pollution sonore, elle si souvent ignorée ? 

Le magazine Futura-Sciences propose une définition simple : on parle de pollution sonore lorsque “les nuisances sonores provoquées par les activités humaines (carrière, transport, etc.) dépassent les seuils d’innocuité vis-à-vis de l’acuité auditive, de la santé et des écosystèmes”. Appliqué au milieu marin, la pollution sonore regroupe donc l’ensemble des nuisances qui, par leur intensité et/ou leur régularité, ont des conséquences mesurables sur un habitat. 

La majeure partie des activités humaines, qu’elles se conduisent sur la côte ou en haute mer, présentent leur lot de perturbations acoustiques. C’est ce que l’on appelle l’ “anthropophonie”, la contribution humaine à la musique des océans. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a quelques fausses notes. 

Un bruit qui coule 

La majorité du “bruit” émis par les activités humaines est un byproduct, un effet secondaire incontrôlé (et pas nécessairement incontrôlable) de ce qui est entrepris. 

Le transport maritime est ainsi l’une des sources majeures de pollution sonore dans les océans ; d’après une étude parue dans le magazine Science, la pollution sonore basse fréquence dont il est la source aurait été multipliée par 32 au cours des 50 dernières années*, en particulier sur les routes principales. 

La Tendance est également amplifiée par le réchauffement climatique ; les ondes se propagent davantage dans une eau plus chaude, et la glace – barrière acoustique naturelle – se fait de plus en plus rare. Le recul constant de la banquise annuelle dans l’hémisphère Nord ouvre de nouvelles routes de navigation et de prospection, propageant ainsi le vacarme à proximité du Pôle. Une autre conséquence du bouleversement du climat est l’augmentation du nombre de phénomènes climatiques extrêmes ; tempêtes et ouragans ont un impact significatif sur le paysage sonore océanique, et perturbent la communication des animaux dans de nombreux bassins. 

D’autres activités humaines produisent des nuisances sonores basse fréquence : le forage, le dragage, le chalutage de fond, la prospection minière, etc. Dans certaines régions du monde, notamment en mer du Nord, les déminages et détonations contrôlées de bombes datant de la Seconde Guerre Mondiale sont aujourd’hui encore une composante de l’anthropophonie.

Les parcs éoliens offshore, comme celui que pourrait bientôt accueillir la baie de St-Brieuc, génèrent eux aussi (entre autres) des nuisances sonores, neutralisant parfois la biophonie sur plusieurs centaines de mètres. Bien que de nouveaux dispositifs soient expérimentés localement pour diminuer l’intensité de ces nuisances, aucune donnée ne permet aujourd’hui de leur attribuer un impact autre qu’anecdotique.

Plus localisées (mais également plus létales) sont les activités dont la nature implique une dimension acoustique intentionnelle, sciemment contrôlée. On retrouve parmi elles les sonars militaires, les équipements de répulsion acoustique, ou encore les canons à air utilisés pour la prospection sismique par l’industrie pétrolière. Ces appareils délivrent des ondes de choc dont l’intensité à la source peut dépasser 250 décibels, et peuvent être entendues à près de 3000km à la ronde sous la surface.

Les sonars multi-faisceaux, utilisés quant à eux pour la cartographie sous-marine comme pour la détection de bancs de poissons, culminent dans les hautes fréquences, et traversent l’intégralité de la colonne d’eau depuis la surface jusqu’au plancher océanique.

Une nuisance pour l’ensemble du vivant

Les premières victimes de nos dissonances (ou du moins les mieux étudiées) sont les cétacés. Il existe aujourd’hui des centaines d’études sur l’impact de la pollution sonore sur ces animaux, et 94%* d’entre elles exposent un “impact significatif” sur leurs conditions de vie.

Les cétacés dépendent quasi-intégralement des sons pour survivre. Ils en usent pour communiquer, chasser, identifier des dangers, rassurer leurs jeunes, voyager… Voilà pourquoi la cacophonie humaine les met si sérieusement en danger. Ainsi, les effets néfastes décrits comme “impact significatif” par les scientifiques comprennent entre autres troubles du comportement, absence de réponse à la présence de prédateurs, difficultés pour communiquer et s’orienter. Les appels des baleines bleues auraient ainsi perdus 9/10ème de leur portée depuis la révolution industrielle.

Les sonars – notamment ceux utilisés pour la lutte ASM – et les ondes sismiques de prospection pétrolière représentent une menace encore plus immédiate pour les cétacés, notamment les odontocètes évoluant en eau profonde. Un groupe d’expert·e·s publiait en 2019 une étude sur les échouages massifs de baleines à bec. Iels proposaient (rapports d’autopsie à l’appui) que les ondes basse / très basse fréquence émises par les sonars lors d’exercices militaires entraînent des comportements de panique et de fuite, résultant en des “accidents de plongée » chez les animaux. L’accumulation de bulles d’azote dans les vaisseaux sanguins, observée sur de nombreux cadavres lors des autopsies, tend à confirmer cette thèse.

De plus récentes études se sont intéressées à d’autres habitants des océans, comme les plantes et les céphalopodes. Une équipe de chercheurs de l’université de Catalogne s’est par exemple intéressée à la Posidonie de Méditerranée, une espèce emblématique du bassin Occidental Méditerranéen. Ils ont démontré qu’une exposition de seulement 2 heures à des ondes sonores basse fréquence provoque des dommages sévères sur la plante. Les dommages incluent par exemple le sous-développement d’un champignon symbiotique situé sur les racines de la Posidonie, qui participe notamment à l’absorption de nutriments. 

Ces nouvelles recherches sur les organismes végétaux n’en sont qu’à leurs balbutiements mais, d’après Michel André de l’université de Catalogne : “Il n’y a aucune raison de penser que d’autres plantes ne souffrent pas de traumatismes similaires”. 


Les dispositifs répulsifs acoustiques : piège en haute mer 

Expérimentés depuis plusieurs années sur différents types de navire de pêche, les dispositifs de répulsion acoustique, ou “pingers”, sont de petits appareils immergés placés directement sur les filets, émettant des ondes sonores censées disperser les petits cétacés – notamment les dauphins communs – qui se nourrissent sur les zones que leur disputent les chalutiers. Depuis le 1er janvier 2021, ces dispositifs sont obligatoires sur tous les chalutiers opérant dans le golfe de Gascogne ; il s’agirait, d’après le gouvernement et plusieurs ONG, de la solution la plus prometteuse pour mettre un terme aux captures accidentelles de dauphins communs, qui meurent chaque année par milliers dans les pièges tendus par les engins de pêche. 

Malheureusement, ce n’est pas si simple. Les pingers, lorsqu’ils sont efficaces, ne font que chasser les dauphins de leurs zones de nourrissages habituelles, ce qui les met également en danger. De plus, des captures accidentelles de dauphins ont été documentées sur des navires équipées de pingers, ce qui remet en question l’efficacité des dispositifs. Certains scientifiques attribuent ces captures à l’effet Dinner Bell (“cloche du dîner”) ; les animaux auraient appris à associer la fréquence des pingers à la présence de proies. Un “remède pire que le mal” pour Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France, qui se bat depuis des années pour une réduction de l’effort de pêche dans le golfe de Gascogne. 

 

Suffirait-il de baisser le volume ? 

Bien qu’elle soit aujourd’hui omniprésente, la pollution sonore est, contrairement à d’autres formes de pollution océanique, une pollution non-persistante. Cela signifie que, si la source émettrice est coupée, les nuisances dont elle est responsable disparaissent quasi instantanément. Et ainsi, des effets positifs peuvent être observés et mesurés très rapidement. 

En Nouvelle-Zélande, le chercheur Matthew Pine s’intéresse à la communication des créatures marines. Il a profité du premier confinement lié à la pandémie pour mesurer les possibles “bienfaits” que le ralentissement du trafic maritime aurait sur le monde sous-marin. Ses résultats sont épatants : au cours des 12 premières heures d’interruption du trafic dans le golfe de Hauraki, non loin d’Auckland, le bruit ambiant dans la zone étudiée a été divisé par 12. Les chercheurs estiment que cette réduction des nuisances a pu augmenter de 65% la portée des communications chez les dauphins. Toujours à proximité d’Auckland, à mesure que le nombre de navires diminuait, la portée des communications chez les petits cétacés augmentait : 50 mètres gagné pour 10% de baisse du trafic, d’après une étude. Au même moment, au large de Glacier Bay en Alaska, des chercheurs observaient un changement des modes de communication des baleines à bosse en l’absence des bateaux de croisière, habituellement nombreux à fréquenter la zone. 

Il n’a s’agit bien entendu pas de phénomènes localisés. Les effets de ce répit soudain (bien que partiel), de cette “anthropause”, ont été observés dans toutes les mers du globe. Des dauphins s’aventurant dans les ports, des rorquals communs s’approchant à seulement quelques encablures des calanques de Marseille… Les vidéos et témoignages ont largement inondé les réseaux sociaux. 

Bien qu’il semble raisonnable d’admettre qu’un ralentissement drastique des activités humaines – et des nuisances sonores qui leur sont associées – conduise à une amélioration quasi instantanée de la qualité de vie des créatures marines, la résilience n’est pas toujours aussi immédiate. Il existe malgré tout une inertie du désordre. Certaines espèces de cétacés, comme la baleine grise (Eschrichtius robustus), peuvent ainsi se tenir à distance d’une zone « agitée » pendant des années, même une fois la nuisance disparue. On ignore encore sur quelle échelle de temps les plantes marines se remettent des dommages infligés par le tapage sous-marin.

Néanmoins, il n’est peut-être pas encore trop tard pour se comporter en bons voisins, et commencer à baisser le volume.

Source: MEDIAPART