À Tahiti, des jardiniers sous-marins prennent soin du corail
27 décembre 2024
27 décembre 2024
De la minutie, de l’ingéniosité et de la patience… au large de l’île de Moorea, de jeunes plongeurs redonnent vie aux récifs malmenés par le réchauffement climatique. notre reporter a accompagné ces artisans de l’océan.
Sous l’eau, le courant nous emporte vers la passe, là où les eaux turquoise et étincelantes du lagon de Moorea se mélangent au bleu profond de l’océan Pacifique. Imperturbable au milieu du ballet des poissons-trompettes, chirurgiens et perroquets, la silhouette de Tehei Faretahua semble en lévitation. Le plongeur parfait son sur-place, faisant onduler ses palmes avec précaution pour éviter de heurter le récif ou remuer le fond sablonneux. Le regard concentré derrière son masque, il rythme son apnée en relâchant à intervalles réguliers quelques bulles avec lesquelles viennent jouer de petits poissons striés, des demoiselles à queue blanche.
Puis Tehei s’approche d’un Pocillopora verrucosa, un corail mauve dont les bras aplatis en spatules irrégulières rappellent la forme du brocoli. Au moyen d’un ciseau à bois, le plongeur sectionne un fragment de la colonie, provoquant un son perçant qui détonne avec la douceur de son geste et les sons enveloppants du clapotis. La main gantée de noir de Tehei se retire, laissant deviner une entaille blanchâtre : une plaie que le lagon viendra lécher au cours de la quinzaine de jours que prendra la guérison.
Espèce, dimensions, localisation GPS, photos… En quelques clics, le plongeur enregistre sur un smartphone protégé d’un caisson étanche les informations nécessaires au suivi de la colonie de corail dont il vient de prélever quelques morceaux pour pouvoir les bouturer – autrement dit, les démultiplier. Tehei repositionne ensuite son tuba pour acheminer, à coups de palmes, sa cargaison jusqu’au bateau. Chantant à tue-tête en tahitien, ses coéquipiers accrochent sur des cordes torsadées les fragments de récif allant du beige au rose pastel. Ils se hâtent afin d’éviter que le tout ne souffre trop longtemps dans l’eau stagnante des bassines où les a déposés le plongeur.
Le corail, abrasif et gluant entre leurs doigts, relâche un mucus de défense qui le fait briller telle une pierre précieuse. Bientôt l’équipe ira le «planter» dans son nouvel écrin, une structure en acier située à un mètre de profondeur, à quelques coups de brasse d’une plage de sable fin bordée de cocotiers, dans le nord-est de l’île de Moorea. Les «bébés» coraux resteront un à deux ans dans cette pépinière, où ils seront pouponnés par des scientifiques avant d’être transplantés sur Tiaia Experiment, le site de restauration adjacent, étendu sur 1 100 mètres carrés – la superficie d’une piscine olympique.
Depuis sa naissance en 2017, l’association Coral Gardeners («Jardiniers du corail»), créée par des jeunes de Moorea, a permis la plantation de quelque 100 000 coraux. Forte de 70 employés, elle est aussi présente désormais aux îles Fidji et en Thaïlande. Le bouturage de corail a été mis au point à la fin des années 1990 et il est aujourd’hui utilisé dans environ 400 projets de restauration de récifs à travers le monde. Mais les Coral Gardeners de l’archipel de la Société sont sans doute les premiers à donner à cette technique une visibilité mondiale, avec 700 000 abonnés sur Instagram, l’appui de célébrités comme Thomas Pesquet et Matt Damon, et le soutien de grandes marques de vêtements et de montres. Une telle notoriété est un phénomène rare pour cette petite île tranquille de Polynésie.
Assis sur la terrasse sur pilotis du siège de l’association, à l’ombre d’un imposant tamanu (Calophyllum inophyllum), bel arbre tropical qui pousse près des rivages, Titouan Bernicot contemple la vue imprenable sur la baie de Cook et le mont Rōtui (899 mètres), dans le nord de Moorea. Fondateur de Coral Gardeners, aujourd’hui âgé de 26 ans, il se remémore sa brutale prise de conscience, il y a une décennie : «Imaginez que vous avez passé votre enfance à jouer dans un jardin et que, du jour au lendemain, il perd toutes ses couleurs. Les fleurs sont en train de mourir, les oiseaux ne sont plus là. C’est la découverte que j’ai faite à 16 ans, en allant surfer avec ma bande de copains. Sous la vague, notre récif était devenu blanc, les poissons avaient déguerpi. C’était à la fois étrange et magnifique. Comme une sculpture ou comme un squelette, je ne savais pas bien…»
Le jeune homme, qui a grandi à Moorea après avoir passé ses trois premières années de vie sur l’atoll d’Ahe, dans l’archipel des Tuamotu, où ses parents géraient une ferme de perles, se souvient de son vertige lorsqu’il a ensuite tapé «corail blanc» dans un moteur de recherche. C’était la première fois qu’il entendait parler du blanchissement. Le dépérissement des coraux se traduit en effet par une décoloration de l’animal quand celui-ci expulse ses zooxanthelles, des algues microscopiques utilisant les déchets métaboliques des coraux pour faire la photosynthèse, fournissant ainsi à leur hôte de l’oxygène en échange d’un abri. «J’ai ainsi appris que les coraux étaient des organismes vivants, qu’ils étaient en train de mourir à cause du réchauffement et de l’acidification des océans, et que même s’ils existaient avant les dinosaures, la moitié [en superficie] avait disparu en un demi-siècle, raconte Titouan. Mes amis n’étaient pas au courant, mes parents ne m’en parlaient pas. Comment était-ce possible ?» Le surfeur envisagea alors des études en biologie marine. Mais renonça après quelques nuits blanches : «Face à l’urgence du changement climatique, ma génération n’a pas le luxe de faire une thèse avant de s’atteler au problème», affirme-t-il.
Il a donc appris tout seul à bouturer du corail grâce à des vidéos en ligne et créé son premier fa’apu («potager») sur le bout de lagon où il barbotait enfant, juste devant la maison familiale de Maharepa, sur la côte nord de Moorea. Il a vendu des perles pour financer ses premiers prototypes de pépinières, puis obtenu une bourse de la National Geographic Society. De fil en aiguille et de rencontre en rencontre, il est devenu l’ambassadeur d’un nouveau mouvement de la conservation océanique, et a même été invité à parler devant les Nations unies, à New York, à l’occasion de la Journée mondiale des océans, en 2023.
Désormais forte d’un budget annuel d’environ 5 millions d’euros, issu en grande partie de partenariats avec des marques et de donations privées, mais aussi alimenté par des programmes d’éco-tourisme et la vente de produits dérivés, Coral Gardeners s’est donné pour objectif de planter un million de coraux d’ici à 2030. Grâce, notamment, à la technologie : l’équipe scientifique de l’association, qui comprend d’anciens ingénieurs de Tesla, SpaceX et Microsoft, a ainsi créé ReefApp, une application de suivi du récif permettant de faciliter et standardiser la prise de données par les jardiniers, en remplacement des traditionnelles ardoises sous-marines.
Elle a surtout mis au point la ReefCam, une caméra sous-marine recueillant en temps réel des données sur les pépinières et le récif restauré pour en analyser l’état de santé. Associé à des capteurs mesurant la température, l’acidité et la salinité de l’eau, le dispositif évalue aussi la biodiversité de la zone, grâce à un hydrophone enregistrant l’activité sonore du lagon et à une reconnaissance visuelle opérée par intelligence artificielle permettant de compter et identifier les espèces de poissons présentes. «Ce suivi est crucial parce que notre but n’est pas juste de planter des coraux, mais aussi de restaurer l’écosystème en créant un récif robuste et plein de vie, explique Hannah Stewart, la directrice scientifique de l’association. Ces données nous permettent aussi d’adapter en temps réel nos pratiques de restauration à la réalité de la situation.»
Ainsi, au printemps 2024, quand l’eau du lagon de Moorea a dépassé le seuil critique des 30 °C, environ 70 % des coraux élevés dans les pépinières de Coral Gardeners ont montré des signes de blanchissement. Et 40 % sont morts. «Un coup dur, confie l’experte. Mais ce qui était encourageant, c’était de constater au même moment que les coraux survivaient mieux sur le récif restauré de Tiaia que dans nos pépinières : en effet, seuls 12 % d’entre eux avaient blanchi. Et certaines espèces se sont avérées plus résilientes que d’autres, ce qui nous permet de mieux choisir lesquelles bouturer.»
Ainsi Acropora striata, longtemps très présent dans les pépinières, est désormais moins cultivé que Pocillopora verrucosa, qui a mieux résisté à la canicule. Mais une telle sélection est-elle vraiment une bonne idée ? «La décision de réimplanter telle espèce plutôt que telle autre a un impact énorme sur l’écosystème, surtout lorsque le bouturage est fait à grande échelle, avertit Évelyne Chavent, consultante en restauration corallienne, spécialiste de la zone Indo-Pacifique. C’est comme repeupler une forêt vierge avec une forêt de pins : il n’y aura plus la même faune et la même flore, et c’est quasi irrévocable. Il faut trouver l’équilibre entre assurer des colonies résilientes et assurer des colonies diverses, à la fois génétiquement et morphologiquement.» La spécialiste préconise un suivi du corail sur au moins cinq ans – soit bien plus longtemps que ce que pratique Coral Gardeners, qui ne le fait que sur une année. Elle conseille également d’évaluer l’impact de la restauration sur la reproduction naturelle du récif. «Il est important de savoir si le corail replanté est capable de se reproduire de manière sexuée, en pondant, ce qui permet un brassage génétique et une plus grande résilience sur le long terme, expliquet- elle. Pour que ce soit possible, il faut essayer de bouturer plein d’espèces différentes, quitte à avoir un taux de survie moins bon et des pépinières moins belles à regarder…»
Et le «jardinage» de corail seul ne pourra pas suffire à sauver les récifs, estime l’experte : «Cela nous fait juste gagner du temps en attendant que de vraies décisions politiques soient prises, qui freineraient la dégradation des océans…» Il y a néanmoins urgence, puisqu’un réchauffement de 2 °C du climat global pourrait faire disparaître 99 % des récifs coralliens d’eaux chaudes d’ici à la fin du siècle, selon le rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) publié en 2023.
En cet après-midi de juillet, fleur d’hibiscus à l’oreille, Salomé Chauvelot, native de Moorea âgée de 26 ans, reçoit une famille de Nouvelle-Zélande dans le cadre d’un écotour que Coral Gardeners propose pour sensibiliser les touristes et financer son programme de restauration. Aux trois enfants âgés de 9 à 12 ans, elle explique que le corail existe depuis 500 millions d’années, qu’il a survécu à tous les grands épisodes d’extinction de l’histoire, et qu’un quart de la vie sous-marine a le récif pour habitat, alors que celui-ci recouvre seulement 1 % du fond des océans.
Salomé leur montre ensuite des morceaux de coraux morts après avoir blanchi. «Tout le monde a les yeux rivés sur les forêts qui brûlent et les glaciers qui fondent, mais le réchauffement climatique abîme aussi le monde sous-marin», dit-elle. Plus tard, la famille néo-zélandaise apprend avec une équipe de Coral Gardeners comment accrocher des morceaux de Pocillopora verrucosa sur une corde, dans la pépinière de Tiaia. Les enfants chaussés de palmes sont pleins d’attentions pour le corail. «Attention, tu vas lui faire mal !», avertit l’un d’entre eux. À bord du bateau, le «jardinier» Honoarii Tumg, 25 ans, sourit. Il mesure l’importance de sa mission et le progrès accompli. Il y a seulement quelques années, quand il était ado, à Temae – où se trouve, dit-on, le plus beau récif de Moorea –, lui-même croyait encore que le corail n’était qu’un caillou. Et le récif lui servait de plongeoir…