A Roscoff, une plongée dans le microbiome de l’océan

A la Station de recherche et d’enseignement en biologie marine de Roscoff, dans le Finistère, la recherche explore l’univers foisonnant de la vie microbienne aquatique. Et s’efforce de prendre le pouls de l’océan afin de suivre son évolution.

Cet été-là, le naturaliste Henri de Lacaze-Duthiers sortit de son laboratoire de la Sorbonne et se rendit à Roscoff (Finistère), à quatorze heures de train à peine de Paris. Le professeur passa la belle saison 1868 dans un hôtel du petit port finistérien, avec ses filets, ses loupes et ses petits aquariums, bien décidé à observer les organismes marins dans leur milieu plutôt que sortis de bocaux de formol. Cent cinquante ans plus tard, l’esprit demeure : la Station de recherche et d’enseignement en biologie marine de Roscoff, un laboratoire du CNRS et de Sorbonne Université, continue d’étudier la vie dans la Manche qui jouxte ses murs.

Les macro-algues, qui pourraient bien contribuer à nourrir la planète demain, y sont à l’honneur. Chez les vertes, les chercheurs s’intéressent notamment aux ulves, connues pour leur productivité étonnante ; chez les rouges, ils se penchent sur la Gracilaria chilensis, une espèce à la reproduction sexuée à trois partenaires fort complexe et parfois centenaire. Ils travaillent aussi sur les œufs d’oursin pour leur division cellulaire, sur le développement embryonnaire d’un petit requin, la roussette, des ascidies – vertébrés juvéniles, invertébrés une fois adultes – et d’autres habitants de la mer.

Diversité vertigineuse

A la station biologique, désormais, la recherche explore une dimension supplémentaire : celle du microbiome aquatique, un univers foisonnant mais indécelable à l’œil nu. Comme les intestins ou la peau des humains, l’océan abrite une vie microbienne dense, peuplée de micro-organismes unicellulaires à la diversité vertigineuse : virus d’une taille inférieure à 0,02 micromètre, bactéries, phytoplancton, protistes. Chaque litre d’eau de mer en contient entre 10 et 100 milliards.

Pour en savoir plus, il faut des filets aux mailles très très fines (20 micromètres pour le phytoplancton, 200 pour le zooplancton), une bouteille d’échantillonnage Niskin, ainsi qu’un robuste navire océanographique, le Neomysis. A bord, dans la baie de Roscoff, Eric Thiébaut, professeur à Sorbonne Université, montre comment s’y prendre pour cet exercice répété deux fois par mois, par tous les temps, et qu’accompagnent des relevés hydrologiques systématiques. Température, pression atmosphérique, force du vent, salinité, oxygène, concentration de sels nutritifs, de chlorophylle A : dix-sept paramètres au total permettent de prendre le pouls de l’océan, de sa biomasse, de sa composition chimique, de mesurer à quel rythme son état se modifie.

« Depuis 1952, nous observons une augmentation moyenne de la température de l’eau de 0,15 °C par décennie ; ces dix dernières années, elle a plutôt atteint 0,6 à 0,7 °C, rapporte Eric Thiébault. Bien sûr que cela change la productivité en sels nutritifs et donc la dynamique des écosystèmes. » A ses yeux, une bonne série de données s’étend sur au moins trente ans. C’est un minimum pour évaluer les effets des perturbations multiples. D’autant que, dans l’Union européenne, les scientifiques sont censés répondre à la question de l’état écologique des zones côtières par rapport à des situations de référence qu’il reste à établir. « Ici, nous avons pu observer les effets du naufrage du pétrolier Amoco-Cadiz en 1978, se souvient Eric Thiébault. Après ça, une puce de mer avait disparu, alors qu’on en comptait plus de 30 000 au mètre carré sur l’estran l’année d’avant. Ce tout petit crustacé a mis quinze ans à recoloniser les sédiments. Mais depuis lors, son abondance est faible, fluctue et ce n’est plus la même espèce. »

L’eau qu’il remonte avec sa bouteille Niskin a une coloration verte. « Cela signifie qu’elle est chargée en phytoplancton, assure le professeur, qui précise : plus les organismes sont petits, plus ils sont abondants. » Fabrice Not, directeur de recherche au CNRS et au laboratoire Adaptation et diversité en milieu marin, récupère le liquide, le fait passer par deux disques de filtration, puis les glisse dans un tube qui sera conservé dans de l’azote liquide. « Je les plie à la bretonne, façon crêpe, c’est un casse-tête quand le vent se lève », commente-t-il, en maniant la pince à épiler. Roscoff participe à la standardisation de ce protocole de prélèvement au niveau européen, qui devrait l’être aussi avec l’Australie et les Etats-Unis.

L’analyse de l’ADN environnemental permet d’inventorier bactéries, virus, protistes, micro-algues, mais aussi d’essayer de comprendre leurs interactions. « Notre travail comporte un aspect fonctionnel qui consiste à mesurer l’activité des gènes en présence, explique le chercheur. Quels sont les processus liés à la photosynthèse, par exemple ? Quels gènes les bactéries mobilisent-elles en réaction à telle ou telle pollution ? Qui mange qui, et qui vit systématiquement ensemble ? » Il n’y a pas que le corail et sa micro-algue, une zooxanthelle, qui dépendent l’un de l’autre dans le monde marin. Fabrice Not s’intéresse particulièrement aux relations symbiotiques, encore assez mystérieuses. Son autre spécialité, c’est la diffusion de la science auprès du grand public, comme l’illustre le site ludique sur le plancton dont il est l’un des auteurs.

De retour au laboratoire, le chercheur observe au microscope une goutte de l’eau débarquée de Neonymis. « Regardez là : une diatomée avec un squelette externe en silice. En jaune marron, ce sont les chloroplastes qui réalisent la photosynthèse. Et là, un dinoflagellé. » Aux néophytes qui scrutent l’image, il précise : « Il y a quand même quelques centaines de millions d’années d’évolution entre les deux, davantage qu’entre nous et les champignons. » Néanmoins, les scientifiques manquent de données de référence pour 40 % de ce qu’ils observent avec leurs instruments.

Entre autres ressources exceptionnelles, la station biologique abrite la « Roscoff culture collection », l’un des plus grands ensembles du monde de micro-organismes marins vivants, qui compte 7 000 souches rassemblées depuis 1998. Elles servent à la recherche dans les laboratoires, les entreprises, à l’enseignement aussi, des thésards aux collégiens. Le coccolithophore est un sujet d’études prisé : avec son squelette externe en calcaire, cette micro-algue est mal armée pour affronter l’acidification des océans. « Nous répondons à environ 200 commandes par an concernant un millier de souches. Nous en prêtons gratuitement aux établissements publics un peu partout dans le monde, ou bien nous les échangeons aussi comme le font les musées d’art avec leurs œuvres », explique Priscillia Gourvil. Ingénieure en biologie, elle veille sur ce trésor pas vraiment spectaculaire : tout est stocké dans des armoires de cryoconservation, des congélateurs à moins 150 °C.

Un océan vivant

Dans la riche bibliothèque du site, Colomban de Vargas a installé sur la table un microscope numérique ultra-compact d’allure ludique. Ce drôle d’appareil constitue l’un des éléments du « kit d’océanographie frugal », robuste et bon marché, qu’il voudrait faire voyager à bord de navires de la marine nationale du côté de la Polynésie française. « La Terre est d’abord une soupe de microbes, affirme le directeur de recherche au CNRS, enthousiaste. C’est le microbiome qui lui a fourni son oxygène à l’origine et l’a rendue habitable. On s’est aperçu seulement dans les années 1980-1990 que la planète bleue est verte en réalité : l’eau est pleine de vie, l’océan est vivant et on ne sait pas avec qui on habite, c’est dingue non ? »

Le projet consiste à recruter six étudiants de master, promus officiers biodiversité, pour explorer le microbiome océanique durant une année de césure. Une fois bouclé le financement et rodé le matériel au cours de la mission Bougainville, Colomban de Vargas – qui fut lui-même l’un des pionniers des expéditions de la goélette scientifique Tara –, espère entraîner des milliers de voiliers et de cargos dans une opération de science participative géante. Une mobilisation générale nécessaire pour « connaître et comprendre la biodiversité, les fonctions et les mécanismes écologiques et évolutifs de cette majorité vivante qui régule le climat et la physiologie du système Terre ». Autrement dit, entreprendre « une des aventures scientifiques les plus excitantes du siècle ».

Cent cinquante ans de sciences

A en croire les chercheurs de la Station biologique de Roscoff, le professeur Henri de Lacaze-Duthiers ne pouvait pas choisir de meilleur site pour fonder son « laboratoire pied dans l’eau »dans le Finistère, le 20 août 1872. Les flots de la baie sont riches de plus de 3 000 animaux différents et 700 macro-algues. Les températures, qui varient relativement peu, conviennent aux espèces affiliées aux mers tropicales qui les trouvent sans doute un peu fraîches en été, avec 17 °C de moyenne, mais supportables en hiver, pas moins de 8 °C ou 9 °C, tandis que les habitués des eaux froides s’y plaisent aussi.

« Pendant les marées de vive-eau, par fort coefficient, la mer se retire au plus bas en milieu de journée, c’est bien pratique pour aller récolter nos objets d’étude », témoigne la directrice des lieux, Catherine Boyen (directrice de recherche CNRS). La longévité du laboratoire de Roscoff, aujourd’hui rattaché au CNRS et à Sorbonne Université, tient aussi à la volonté, qui a perduré, d’en faire un lieu de recherche et d’enseignement ouvert à des chercheurs, des étudiants, des ingénieurs du monde entier. Comme le présente Catherine Boyen, le site est ainsi devenu « la plus grande station marine d’Europe, un minicampus de 300 personnes », tournée de surcroît vers les publics et les entreprises de la région et doté d’une résidence pour artistes, qui accueillit, entre autres, le peintre Mathurin Méheut.

Accueil de savants dès 1873

Dès l’origine, il fut décidé que les savants seraient reçus dans les meilleures conditions possibles. En 1873, six chambres leur sont offertes, tandis que sont mis à leur disposition vases de verre, petits aquariums, ustensiles nécessaires pour la pêche, et encore microscopes, scalpels, pinceaux, crayons, papier, etc. Selon l’ouvrage Au cœur des sciencesmarines (Locus Solus éditions, 175 pages, 25 euros), édité pour célébrer les 150 ans de la station biologique, richement illustré et coordonné notamment par Fabrice Not, directeur de recherche au CNRS et au laboratoire Adaptation et diversité en milieu marin, le succès fut immédiat. Des biologistes français et des scientifiques suisses, anglais et russes fréquentent déjà le centre à l’été 1875. Ils sont 28 en 1887, 47 en 1903. La station est, à cette époque, en sommeil en dehors de la belle saison, entre octobre et mars.

Un grand vivier attenant aux locaux est mis en service en 1881. Le site prend progressivement de l’ampleur, achète plusieurs maisons de granit, s’étend dans l’école primaire de garçons, construit des bassins et des salles de travail. Il s’équipe d’une machine à pétrole pour pomper de l’eau de mer en 1904. A la fin des années 1930, avec le soutien du gouvernement du Front populaire, un aquarium est construit pour le public.

Des arénicoles, qui vivent dans les zones de balancement des marées avec des moments de privation d’oxygène, aux vers, qui habitent les cheminées hydrothermales, ces petits animaux marins constituent un objet de recherche récurrent. L’un d’entre eux, le Symsagittifera roscoffensis – plat et vert, car il se développe en symbiose avec des algues –, porte d’ailleurs un nom dérivé du lieu, comme de nombreuses espèces qui y ont été découvertes.

Enfin, les auteurs consacrent un chapitre aux femmes pionnières qui ont mené leurs recherches à Roscoff. Spécialistes des algues ou de la physiologie des poissons, certaines ont dû signer leurs publications scientifiques du nom de leur époux. Ils rapportent que le futur Prix Nobel de médecine Jacques Monod rencontra celle qui serait son épouse au cours d’un stage à la Station biologique en 1929, l’archéologue Odette Bruhl, qui deviendrait conservatrice au Musée national des arts asiatiques Guimet.

Source: Le Monde