À 81 ans, Jeanne Socrates parcourt le monde à la voile
26 juillet 2024
26 juillet 2024
En 2019, Jeanne Socrates a réussi l’exploit de boucler un tour du monde à la voile en solitaire, sans escale ni assistance. Elle poursuit aujourd’hui son voyage, cultivant sa joie et sa passion pour la vie sauvage.
En guise d’écrin à notre rencontre avec Jeanne Socrates, on rêvait d’océan : de bouillons d’écume, de requins furtifs, d’étoiles se reflétant à l’infini sur les flots noirs, noyées dans le brasillement du plancton fluorescent. À la limite, on se serait satisfait d’un port, bercé par le cri des mouettes et le cliquetis des cordages contre les mâts. Seulement voilà : le jour de notre échange, la navigatrice se trouve à Whangarei, en Nouvelle-Zélande, d’où elle s’apprête à appareiller pour l’archipel polynésien des Tonga. Pour la rejoindre, deux options : 48 heures d’avion aller-retour — et 11 tonnes de CO2 dans l’atmosphère —, ou des mois de voilier. Retour à la réalité. On se contentera d’un appel vidéo, au seul moment de la journée où les dix heures de décalage horaire permettent de se retrouver : chez nous, le soleil se lève; de son côté du Pacifique, la nuit commence.
L’aventurière anglaise, qui fêtera en août son 82ᵉ anniversaire, navigue depuis plus de trente ans sur toutes les mers du globe. En 2019, à l’âge de 77 ans, elle est parvenue à boucler un tour du monde à la voile de 320 jours, en solitaire, sans assistance ni escale. Aucun marin n’avait jusqu’alors réussi cet exploit à un âge aussi avancé. Jeanne Socrates n’en était pas à son coup d’essai. Un précédent voyage, six ans plus tôt, avait déjà fait d’elle l’aînée de toutes les circumnavigatrices de l’histoire.
Elle apparaît à l’écran, en contre-plongée, un grand sourire facétieux arrimé au visage. Une crinière argentée encadre ses yeux vifs liserés de pattes d’oie. L’image est pixelisée. On distingue malgré tout, derrière elle, les contours du navire de 11 mètres avec lequel elle a bravé les mers du sud, leurs tempêtes glacées et leurs vagues dantesques : une cloison boisée, des hublots recouverts de toile bleue, quelques outils éparpillés sur la table à cartes. «Mon bateau, c’est ma moitié. Ma paire, mon compagnon, mon ami, mon aidant», commente-t-elle de sa voix tendre, sans cesse entrecoupée d’éclats de rires.
Comme nombre d’aînés fortunés, cette mère de deux grands enfants aurait pu rêver de couler ses vieux jours sur un paquebot de croisière. Au luxe de ces navires garnis de spas, de jacuzzis et de restaurants, elle a préféré l’inconfort des voiliers et leur chapelet de galères. Lors de son dernier passage du cap Horn — «l’Everest des marins», situé à la pointe sud de l’Amérique latine —, en 2019, sa voile principale s’est déchirée. Elle a dû la recoudre seule, perchée sur son mât, ballottée pendant des heures par une houle féroce. À plusieurs reprises, des vents déments ont failli retourner son bateau. Un jour, dans l’océan Austral, leur violence fut telle qu’elle s’est retrouvée «trempée des pieds à la tête» : «J’avais un trou dans ma cabine», raconte-t-elle d’un ton encore pétri d’angoisse.
Rien n’y a fait : Jeanne Socrates est restée sur les flots, vaillante et déterminée. Au fil du temps et des déboires, elle a appris à tout réparer à bord. «Ça vient doucement, au fur et à mesure que les choses cassent, sourit-elle. Tant qu’on a une voile, une ancre et un gouvernail, que l’on sait où l’on va et que l’on reste attentif, on peut naviguer. Le reste, c’est du bonus.»
Quitter l’océan et redevenir terrienne : voilà ce qui serait, pour elle, la vraie mission impossible. On lui demande pourquoi elle tient tant à rester en mer, malgré l’âge et les difficultés. «J’adore tout ce qui touche à la voile», résume-t-elle simplement. Vivre au gré du vent et des marées, sans personne à des milliers de kilomètres à la ronde; observer la pleine lune se refléter dans l’eau; saluer, au petit matin, les dauphins jouant au flanc du navire; boire un café face à l’horizon; la compagnie des albatros… «Ils viennent juste à côté du bateau et vous regardent dans les yeux. C’est merveilleux.»
Au large de l’Afrique du Sud, une baleine s’est un jour aventurée juste à côté de son navire alors qu’elle cuisinait une courge musquée; lors d’un passage de l’équateur, une autre est apparue devant elle, projetant dans l’atmosphère un nuage d’air chaud. «C’était spectaculaire!»
Rien ne prédestinait Jeanne Socrates à cette existence. La navigatrice est née en 1942, en pleine guerre mondiale, d’une mère adolescente et d’un père aviateur australien qu’elle n’a jamais connu. De ses 5 à ses 9 ans, elle a vécu dans un orphelinat de l’est de Londres. Autour d’elle, personne ne naviguait. Mais l’amour de l’eau et du sauvage était déjà quelque part, en germe.
«J’ai toujours aimé nager. À 12 ans, j’ai appris à plonger par moi-même dans la piscine de mon école», raconte-t-elle. Pour se rendre en cours, elle devait traverser un grand parc. «Quand j’ai réalisé qu’il y avait des oiseaux, j’ai commencé à me cacher dans les buissons pour tenter de les voir. J’essayais ensuite de les identifier en regardant dans les livres.»
Adulte, Jeanne Socrates est devenue professeure de mathématiques. Elle n’a été initiée à la voile qu’à 48 ans, par hasard, lors d’un voyage scolaire avec ses élèves sur l’île de Wight, au sud de l’Angleterre. Le virus a pris. La passion du vent ne l’a plus jamais quittée.
Pendant des années, elle et son mari Georges ont enchaîné les stages. Leur objectif était de passer leur retraite sur l’eau, à explorer le monde. Rêve en partie concrétisé avec l’achat, en 1997, d’un premier bateau, Nereida — du nom des Néréides, des nymphes marines au service, dans la mythologie grecque, du dieu Poséidon. Les Canaries, la Nouvelle-Écosse, les Bermudes, Cuba, Porto Rico… Ensemble, ils ont vécu quatre belles années d’aventure. Mais en septembre 2001, Georges a commencé à souffrir du dos. Un cancer, auquel il a succombé en mars 2003. «Il n’a pas pu profiter longtemps du voilier», murmure Jeanne Socrates.
Silence pudique. Elle poursuit : «Après ça, que pouvais-je faire? Je ne voulais pas quitter le bateau, j’aimais trop ça. Et on se fait beaucoup d’amis en voilier. On rencontre toujours des gens accueillants et prêts à aider.» Alors âgée de 61 ans, la jeune veuve a décidé de tenter une première navigation en solitaire de l’île de Bonaire, au nord du Venezuela, jusqu’à Fort Lauderdale, en Floride. «Et puis, j’ai juste continué. Au fur et à mesure, les petits pas sont devenus de plus en plus grands. J’ai appris, j’ai pris confiance en moi, et soudainement, un jour, j’ai réalisé que je gérais.»
Première tentative de tour du monde en 2007. Manque de chance : à 60 miles (96 kilomètres) de l’arrivée, par une nuit sans vent, une panne d’autopilote a déréglé la trajectoire du Nereida tandis que Jeanne Socrates dormait. Le bateau s’est échoué sur une plage, au nord de la ville mexicaine d’Acapulco. La navigatrice s’est réveillée avec de l’eau et du sable plein sa cabine. «C’était horrible», se souvient-elle. De sa «coéquipière» flottante, elle n’a pu récupérer que quelques instruments, miraculeusement sauvés grâce à l’aide des habitants.
Le choc n’a pas coupé son élan. «J’ai vendu ma maison, et grâce à l’assurance du bateau, j’ai pu en acheter un deuxième, Nereida II. C’est sa grande sœur», sourit-elle. Jeanne Socrates vit à son bord depuis quinze ans, et espère y rester «aussi longtemps que possible». «Pourquoi devrais-je arrêter? Le plan, c’est de continuer à naviguer partout où ça me chante.»
Jeanne Socrates a la chance d’être en bonne santé. Elle l’entretient en s’astreignant, quand elle y pense, à faire quelques squats et abdos. Parfois, elle se force à courir sur le pont, «juste pour faire un peu d’exercice». Bien sûr, confie-t-elle, le temps l’a rendue moins preste. «Ce n’est pas grave. Il suffit de prendre son temps.» L’âge, pense-t-elle, «ce n’est qu’un chiffre : c’est l’attitude mentale qui compte».
La sienne n’a rien à envier à celle d’une jeune fille. Les années n’ont érodé ni sa curiosité, ni sa sociabilité, ni sa faculté d’émerveillement. Au cours d’un passage en Suède, la navigatrice a appris le b.a.-ba de la langue germanique; ses escales au Mexique ont fait d’elle une férue d’espagnol, qu’elle pratique en papotant, via sa radio VHF, avec les navigateurs chiliens, équatoriens et argentins qu’elle croise en haute mer.
«Je trouve toujours une raison de faire la fête, pétille-t-elle. Le passage d’un cap, d’un méridien, de l’équateur… C’est important de célébrer les choses.» Les chansons du groupe Abba et du jazzman anglais Acker Bilk font souvent vibrer la coque du navire. «J’ai un dancefloor ici — il est petit, mais je peux danser. Et j’ai un poteau auquel m’accrocher!» Elle rit. «J’adore la vie!» L’échange touche à sa fin. Le lendemain, elle doit se lever tôt pour récupérer des pièces de métal en ville. Après d’ultimes réparations, Nereida II et sa skippeuse devraient être prêtes pour le Pacifique. Leur épopée semble loin d’être finie.