Ocean One, un robot humanoïde dans les abysses
11 mars 2022
11 mars 2022
Lors de la première campagne de l’« Alfred-Merlin », nouveau navire du Département des recherches archéologiques sous-marines, l’engin expérimental s’est rodé sur plusieurs épaves en Méditerranée.
Il est exactement 16 h 08, ce 11 février 2022, quand le message, tant attendu, est enfin lancé dans le poste de commandement robotique de l’Alfred-Merlin, le navire du département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm), stationné au large de la Corse : « 490 mètres. On est au fond et en approche. » Lunettes 3D posées sur le nez, le dos légèrement courbé vers l’avant, le professeur Oussama Khatib, de l’université Stanford (Californie), s’efforce de distinguer quelque chose sur l’écran qui, face à lui, diffuse les images stéréoscopiques envoyées par les caméras équipant les deux yeux de son robot humanoïde, Ocean One. Seule la main droite du prototype est pour l’instant visible. Fermée, elle tient toujours solidement entre ses quatre doigts mécaniques le manche du grappin qui lui a été confié, un peu plus tôt, en surface.
La sonde indique 496 mètres de profondeur quand, enfin, l’épave du Francesco-Crispi dessine une silhouette sur le bleu sombre de l’arrière-plan. Se saisissant des deux bras à retour d’efforts dont il va se servir bientôt pour piloter, le roboticien prend le contrôle de la machine et la dirige vers l’énorme paquebot coulé par les Anglais, en avril 1943, par 507 mètres de fond, au large de Bastia, avec les 900 soldats italiens alors à son bord. Déjà, la coque rouillée aux plaies béantes du bâtiment martyrisé se rapproche, dévoilant, à travers la brume du zooplancton et les nuées de crevettes affolées par la lumière, cheminées, manches à air et passerelle. Le tout en trois dimensions et en donnant à l’œil la perception des profondeurs de ce paysage inouï, fait d’un enchevêtrement de ponts dévastés, de poutrelles d’acier, de cordages emmêlés et de sabords éventrés au milieu desquels glissent d’énormes cerniers et congres.
Virant sur la gauche, Ocean One longe le navire par bâbord, dévoilant des flancs couverts de milliers d’organismes encroûtants, d’éponges, de lichens et de buissons de coraux blancs… quand Oussama Khatib avise une rambarde à moitié effondrée face aux cabines des premières classes. Après avoir fait pivoter la tête du robot, il lui fait lever un bras, qui vient poser et ajuster le grappin sur la balustrade, créant des sensations de poids, de dureté et de rugosité, instantanément transmises, par-delà les 500 mètres de la colonne d’eau, jusqu’à ses commandes. « Open the hand ! Open the hand ! » (« ouvre la main ! »), commande-t-il.
Deux mètres de longueur pour un poids de deux cents kilos, une tête mobile et deux yeux caméras, deux bras à sept articulations prolongés de mains interchangeables à quatre ou cinq doigts, un corps couleur orange en forme de sarcophage équipé de huit hélices… revoilà Ocean One. Ou plus exactement, la version « K » de ce prototype d’humanoïde à même d’être contrôlé à distance pour des opérations d’archéologie en milieu sous-marin.
Le robot mi-homme mi-poisson a réussi une spectaculaire descente dans une fosse sous-marine, à 852 mètres au-dessous du niveau de la mer
Six ans après sa première mission, par 90 mètres de fond, sur le site de La Lune, une frégate coulée en 1664, du temps de Louis XIV, en rade de Toulon, le robot mi-homme mi-poisson imaginé par l’équipe d’Oussama Khatib, avec le soutien du Drassm et du Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (Lirmm, CNRS-université de Montpellier), a achevé le 17 février sa deuxième campagne d’essais en Méditerranée par une première mondiale : une spectaculaire descente dans une fosse sous-marine des environs de Cannes… à 852 mètres au-dessous du niveau de la mer !
Cette plongée historique, qui marque l’entrée de la robotique humanoïde dans des espaces abyssaux inaccessibles aux plongeurs humains, même équipés de caissons hyperbares – le record de résistance à la pression détenu par la Comex depuis 1992 est de 701 mètres –, avait été précédée de plusieurs autres, les 9 et 10 septembre 2021 et entre le 6 et le 16 février 2022, sur quelques-unes des plus belles épaves des eaux françaises. D’abord, aux environs de La Ciotat, sur un avion de chasse P-38 de l’US Air Force (38 mètres de profondeur) et le sous-marin français Protée (125 mètres). Ensuite, en Corse, face à Aléria et à Bastia, sur un navire romain du Ier ou du IIe siècle – baptisé par les chercheurs « épave Aléria 1 » (334 mètres) – et le Francesco-Crispi (507 mètres). Et enfin, non loin de Théoule-sur-Mer, sur un avion Beechcraft Baron F-GDPV (67 mètres).
Chaque étape de cette extraordinaire odyssée fut l’occasion non seulement de s’assurer de la capacité de l’engin sous-marin à naviguer à des profondeurs toujours plus importantes, mais également d’évaluer son aptitude à réaliser, à l’aide d’un seul bras ou de ses deux bras fonctionnant de manière coordonnée, certaines tâches simples dans des conditions réelles. L’objectif de l’équipe d’Ocean One K n’étant pas à ce stade de démontrer la supériorité de sa technologie par rapport à celles existantes, mais seulement de valider un concept, « celui d’une machine aux bras téléopérés à même d’intervenir, de manière polyvalente et sans risque d’endommagement du matériel archéologique, sur des sites de fouilles hors de portée de la plongée individuelle », explique l’ancien directeur du Drassm (2006-2021) et membre de l’Académie de marine Michel L’Hour, qui porte le projet depuis 2014, dans le cadre d’un programme de robotique lancé au moment de son arrivée.
Restitution au pilote placé en surface des sensations de poids, de dureté et de rugosité des pièces mécaniques gisant sur le fond ; récupération d’artefacts déposés en surface de la vase à l’aide de mains artificielles ; accroche par un grappin d’une mire de photogrammétrie sur une rambarde ; insertion et maniement d’une perche équipée d’une caméra à l’intérieur d’anfractuosités ; piégeage d’oursins dans une boîte à échantillons… Si toutes les épreuves n’ont pas toujours donné les résultats escomptés en raison de la luxation de l’épaule gauche et de la panne d’un propulseur dont fut victime Ocean One au pire moment, du moins le potentiel est-il là.
Et ce serait l’essentiel. « Ce programme exploratoire a toujours eu le but de préparer le terrain pour les générations futures, afin de leur éviter d’être un jour dépassées par la technologie comme ce fut le cas dans les années 1950, quand l’archéologie sous-marine naissante a complètement raté le tournant de la plongée individuelle », explique l’infatigable Michel L’Hour, dans le PC scientifique de l’Alfred-Merlin, tard le soir, au terme d’une longue journée de travail. Des siècles et des siècles de tempêtes, d’incidents, de guerres et d’actes de piraterie ont fait des mers et des océans d’immenses cimetières où gisent d’innombrables vaisseaux, précise-t-il.
Or, la préservation de ce patrimoine sous-marin des grandes profondeurs ne serait plus, depuis plusieurs années déjà, garantie par son « inaccessibilité ». La pêche au chalut, qui laboure les fonds jusqu’à 1 800 mètres, menace de destruction les épaves des grandes profondeurs. « Et cela avant même que les archéologues aient eu le temps de les recenser et de les étudier », assure Michel L’Hour. Que faire ? Une fouille sous-marine nécessitant l’envoi de plongeurs et ces derniers ne pouvant travailler au-delà des 60 premiers mètres de la colonne d’eau, une solution est de parier sur les progrès de la robotique.
« Le but est de réussir à créer des machines capables d’adapter leurs efforts à la tâche de manipulation à accomplir, afin d’éviter qu’elles endommagent les objets. » Michel L’Hour, ancien directeur du Drassm
Tout le défi consiste à mettre au point des équipements « légers, utilisables par des néophytes » et à même de reproduire, dans les abysses, « les gestes et les ressentis » propres au travail d’archéologue, poursuit l’ancien patron du Drassm : « C’est-à-dire, réussir à créer des machines non pas seulement conçues pour exécuter sans discernement des ordres comme ces robots à bras hydrauliques dont dispose l’industrie pétrolière, mais aussi capables d’adapter leurs efforts à la tâche de manipulation à accomplir afin d’éviter, par exemple, qu’elles endommagent les objets en les arrachant trop brusquement de la vase. » En somme, conclut le marin, en une formule visionnaire de bâtisseur de cathédrale, « il faudrait inventer des avatars d’archéologues-plongeurs »…
C’est cette voie de recherche que prétend incarner Ocean One, autour duquel s’affairent, depuis 9 heures ce 9 février, deux étudiants de Stanford, Wesley Yuan Guo et Hadrien Piedra, et un groupe de roboticiens venus de Toscane. Membres de l’Institut italien de technologie et de l’université de Pise, ces derniers sont occupés à calibrer une main artificielle qu’ils ont fixée à l’extrémité du bras du robot. Carafes, tasses… divers ustensiles de cuisine, chipés au carré, sont présentés au prototype, dont certains, échappant à ses cinq doigts et à ses deux arcs palmaires réunis par vingt et une articulations, sautent, rebondissent et finissent par-dessus bord, au désespoir de Nicolas Stern, le cuistot.
Censé pouvoir, une fois actionné, s’adapter automatiquement à la forme des objets pour les saisir, cet étonnant dispositif rappelant La Chose, l’inquiétante créature de La Famille Addams, doit aider Ocean One à récupérer des artefacts sur les restes de l’« épave Aleria 1 » lors de la prochaine plongée. Cette dernière s’annonce spectaculaire. La responsable d’opération, Franca Cibecchini, du Drassm, n’a-t-elle pas indiqué, lors d’un briefing, que la cargaison de céramique et de verrerie de cette épave, découverte en 2012 par 334 mètres de fond aux environs d’Aléria, est dans un état de conservation « exceptionnel » ? « Si Ocean One parvenait à remonter ne serait-ce que la petite lampe à huile à deux becs et à réflecteur en triangle qui a été repérée sur les diagrammes photogrammétriques, il participerait à une jolie découverte », avait alors rêvé tout haut cette spécialiste du commerce antique méditerranéen… On n’en est pas encore là. Pour l’heure, l’équipage s’active pour mettre à l’eau les divers instruments. Et dans la timonerie, d’où l’on aperçoit, au loin, souffler une orque, le commandant Thibault Testud travaille à orienter la proue du navire vers la côte. Dans le ciel, un soleil radieux repousse l’horizon jusqu’aux cimes enneigées du massif corse.
Le Drassm a consacré ses moyens techniques les plus récents à cette campagne hors normes, maintes fois retardée, et qui a finalement dû être tronçonnée en deux. Outre son petit robot sous-marin (ROV) Hilarion, qui a été poussé jusqu’à ses ultimes limites en matière de résistance aux pressions des profondeurs, l’institution dépendant du ministère de la culture et de la communication a mobilisé l’Alfred-Merlin. Ce bâtiment entré en service en juillet 2021 est le seul de sa flotte de catégorie 1, c’est-à-dire à même de traverser l’océan pour rallier l’outre-mer. Le tout nouveau ROV ultraléger – Arthur, conçu par Vincent Creuze, enseignant-chercheur au Lirmm – dont il est équipé travaille jusqu’à 2 500 mètres, et a participé à l’ultime plongée par 852 mètres de fonds d’Ocean One. Le « garage » de ce dernier (une sorte d’ascenseur relié à la surface par des câbles électriques et des fibres optiques, dans lequel il descend et remonte grâce à un treuil placé sur le pont du navire) peut servir de relais pour l’alimentation en énergie et les communications d’autres robots. Trente-cinq mètres d’ombilicaux reliaient Ocean One à ce système durant les opérations.
L’engin peut aussi restituer à distance à son opérateur certaines sensations tactiles : poids, dureté et rugosité des objets
Tandis qu’à l’extérieur plongeurs et équipage de Zodiac se préparent au lancement d’Ocean One et du « garage », le travail a commencé dans le PC robotique. Installées côte à côte sur toute une longueur de la salle, huit personnes surveillent une quinzaine de moniteurs diffusant des colonnes de chiffres et les enregistrements des caméras du pont et des appareils en immersion. Lumière rouge tamisée, économie de mots… chacun reste concentré sur sa tâche. Piloté par Denis Degez, du Drassm, le ROV Hilarion, parti en reconnaissance, est déjà en approche.
A ces niveaux de profondeur, l’obscurité est totale. Et au début, seul le sillon du chalut qui a traversé l’épave et dispersé sa cargaison est visible sous le faisceau des phares. Quand soudain, comme sortie tout droit d’un rêve d’Atlantide et de cités perdues, la nef antique apparaît. Des dizaines, peut-être des centaines de lampes à huile, de céramiques fines, de pelves (sortes de mortiers) et d’amphores sont répandus sur le fond, formant des amoncellements couverts de poissons multicolores et de langoustines qui, brandissant des armées d’antennes et de pinces, adressent à la machine d’explicites menaces. Tourbillonnant au-dessus de la mêlée, de gros nuages de crevettes roses brouillent la vision de cet incroyable panorama…
Hélas, il faut s’arracher au spectacle. Car, Ocean One a entamé sa descente, suivi de près par le « garage ». Entièrement remanié pour lui permettre de résister aux pressions jusqu’à 1 000 mètres de profondeur, l’humanoïde est le dernier avatar du champ de la « compliant robotics » (ou « robotique élastique »). Il peut, sur la base des informations envoyées par des capteurs de force placés au niveau de ses articulations, planifier ses mouvements en recourant à des stratégies extraites de l’observation de l’organisme humain en action, explique, tout en se préparant, Oussama Khatib, natif de Syrie, qui fut aussi élève à l’école Supaéro de Toulouse. Résultat : la machine adapte automatiquement ses efforts et ses dépenses d’énergie à la tâche à accomplir, ce qui lui confère à la fois souplesse et dextérité. L’engin sait aussi coordonner les déplacements de ses bras et de son corps pour naviguer avec efficacité, et peut restituer à distance à son opérateur certaines sensations tactiles, comme celles créées dans les mains et le long des membres supérieurs par la manipulation d’un objet.
Une demi-heure après le début de la plongée, Vincent Creuze, qui coordonne l’opération, annonce l’arrivée sur site. Vue en trois dimensions, la scène est encore plus ahurissante. Le tournoiement des crevettes roses crée des traînées lumineuses qui parasitent l’image 3D occupée en son centre par la main aux cinq doigts écartés d’Ocean One, brillant de mille feux sur fond de défilement du sol et semblant vouloir repousser le chaos. Initialement, le plan prévoyait que le robot rallie une zone dégagée plus apte aux récupérations. Mais l’engin, dont l’un des huit propulseurs s’est brusquement arrêté, peine à compenser les mouvements qui le déportent systématiquement vers la droite. Renonçant à aller plus loin, Oussama Khatib décide de jouer son va-tout : il ordonne au robot de s’emparer d’une des pièces proches. En vain. Trop vite déportée par la poussée des moteurs déréglés, la main n’atteint pas la cible à temps : elle fouille au mauvais endroit et soulève des nuages de vase qui obscurcissent la vue des caméras. Une fois, deux fois… chaque tentative se solde par un échec. Enfin, au terme d’un bon quart d’heure de grattage de surface plus ou moins hasardeux, Ocean One parvient à empoigner une poterie.
Victoire ? Pas si vite ! Il faut encore déposer l’objet dans le panier d’Hilarion. Guidé par les images du « garage », qui observe la scène en surplomb, le ROV s’approche de l’humanoïde déséquilibré, au risque d’y emmêler ses ombilicaux, et se positionne sous le bras qui… lâche l’artefact ! De quoi s’agissait-il ? On ne le saura jamais. Stéphane Denis, le plongeur du Drassm, n’a rien trouvé dans la boîte à échantillons remontée. Jalouse et souveraine, la mer n’a pas voulu, ce jour-là, livrer aux hommes d’avenir les secrets des civilisations du passé…
Source: Le Monde