Après le pétrole et les diamants, la Russie s’attaque aux poissons africains
4 décembre 2025
4 décembre 2025
La Russie privée de nombreux ports et ressources de pêches occidentales s’intéresse de près aux mers africaines. Des partenariats sont noués, des accords conclus… promesses du meilleur pour Moscou, et du pire pour la biodiversité marine.
En 2024, trois navires russes ont quitté le port de l’enclave de Kaliningrad pour l’Afrique, dans le cadre de la « Grande Expédition Africaine ». Officiellement scientifique, le voyage avait pour mission de cartographier les stocks de poissons aux côtés de chercheurs africains.
De fait : l’Afrique de l’Ouest est devenue l’épicentre mondial de la pêche illégale, perdant jusqu’à 9,4 milliards de dollars par an en captures non déclarées ou non réglementées, selon des estimations de la Financial Transparency Coalition. Mais derrière les bénédictions, les fanfares et les photos officielles, c’est bien la stratégie d’influence et de captage des ressources de la Russie qui se déploie dans les mers d’Afrique.
Sous le coup de sanctions économiques sévères depuis l’invasion de l’Ukraine, Moscou s’emploie à forger de nouvelles alliances sur le continent aux 54 États : coopération et formation militaire, aides agricoles (céréales et engrais), offres d’armement, tout en s’appuyant sur des récits anti-coloniaux au détriment des pays occidentaux.
La Russie, qui s’est vue restreindre l’accès à certains ports européens (The Moscow Times) et américains (NOAA Fisheries) — Donald Trump a renouvelé l’interdiction d’importer des produits de la mer russes mise en place par son prédécesseur —, a également des vues sur les ressources halieutiques des pays africains.
« Comme nous l’avons vu avec l’or et d’autres minerais, les diamants, et dans une certaine mesure le pétrole et le gaz, la Russie voit une opportunité d’étendre sa pêche dans les zones économiques exclusives africaines », explique à Bloomberg Joseph Siegle, chercheur principal à l’Université du Maryland à College Park, spécialiste de l’influence russe en Afrique. « Elle augmente clairement son intérêt pour l’Afrique. »
La pêche, moins médiatisée que l’exploitation de l’or, du diamant ou du gaz, représente un enjeu stratégique : elle génère des milliards de dollars de devises pour Moscou, qui modernise sa flotte et cherche de nouveaux espaces où opérer. L’Afrique, dont les mers sont surpêchées mais peu surveillées, permet au Kremlin de sécuriser des ressources et offre un levier pour renforcer la présence russe et le relais politique dans des zones cruciales.
Deux des navires russes partis en 2024 de Kaliningrad ont donc sillonné les eaux de la Mauritanie, du Maroc, du Mozambique et du Sénégal, signant des accords ou entamant des négociations discrètes.
En Sierra Leone, la Russie a obtenu un accès à 40 000 tonnes de poisson par an et prévoit jusqu’à 20 navires, avec des investissements dans les ports et les infrastructures locales. Au Maroc, les scientifiques russes ont constaté des populations de maquereaux et sardines en bonne santé, ouvrant la voie à l’exploitation sur l’ensemble de la côte atlantique.
Face aux flottes européennes et chinoises, accusées de détruire les stocks et d’exclure les communautés locales — en juin, le Gabon a annoncé la rupture de son partenariat halieutique avec l’UE après 18 ans, en raison de son caractère « déséquilibré » (RFI) — Moscou se présente comme le partenaire fiable. « Nos entreprises de pêche sont intéressées par une coopération sur le continent africain et elles investissent », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, à Bloomberg. « Elles vont continuer à investir. »
Les chiffres sont prometteurs, note le média américain : le commerce mondial des produits de la mer est estimé à plus de 160 milliards de dollars et la consommation devrait bondir de 80 % d’ici le milieu du siècle en raison des marchés émergents et de l’Asie. Grâce à cette demande, les exportations russes de poisson devraient atteindre 6 milliards de dollars cette année, contribuant à compenser les restrictions des marchés occidentaux.
Mais la mer africaine n’est pas un terrain vierge, ou illimité. Plus de la moitié des stocks, du détroit de Gibraltar à l’embouchure du fleuve Congo, sont biologiquement insoutenables, selon les chiffres de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture. Chalutage destructeur, surpêche et extraction massive d’espèces jeunes menacent la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance de centaines de milliers de pêcheurs locaux.
L’arrivée de la flotte russe, dont une partie échappe aux contrôles internationaux, relance ces inquiétudes. « La flotte russe n’a jamais été particulièrement disciplinée là où qu’elle opère », affirme ainsi à Bloomberg Steve Trent, directeur général de l’Environmental Justice Foundation, une ONG qui œuvre à exposer les abus environnementaux et les violations des droits humains dans le secteur de la pêche. « Elle a tendance à travailler dans l’ombre, avec très peu de rapports sur ses activités. » Mais la tentation russe est trop forte pour beaucoup d’États africains.